Le Contrat Social - anno VIII - n. 1 - gen.-feb. 1964

6 sophie ou les belles-lettres. Nous voyons ru.ns1 s'accuser une déviation, un gauchissement de l'appareil chargé de la sélection, et il paraît fatal que de plus en plus les sciences et la technique soient préférées à la culture désintéressée, désormais sans emploi et bientôt sans prestige. Ce n'est certes pas la marche au socialisme qui modifiera cette situation, tout le monde sachant bien qu'en matière de salaires ·et de privilèges matériels !'U.R.S.S. est le« paradis» des ingénieurs. Une ultime remarque s'impose. Nous voyons qu'en dernière analyse l'énorme pompe aspirante a pour fonction de faire monter vers les Facultés, les grandes Ecoles et tous les Instituts préposés à la recherche scientifique une part croissante de la jeunesse; nous comprenons aussi pourquoi l'on compte raisonnablement sur la quantité · pour que s'en dégage la qualité. Mille chercheurs appointés pour un seul inventeur, voilà peutêtr~ une proportion satisfaisante ; mais que deviendront ceux qui n'ont pas de chance ou pas de génie ? Ils seront naturellement refoulés vers des situations plus modestes où ils rencontreront le flot montant des ingénieurs et agents de maîtrise, de tous ceux aussi qui n'auront pu franchir la barrière des concours. Compte tenu des progrès de la mécanisation et de l'automation, des risques de chômage technologique, il est à craindre qu'on multiplie de la sorte le nombre des ratés, qui n'auront bientôt plus d'autre ressource peut-être que d'aller quémander un emploi chez les peuples sous-développés de la planète ... Augmenter ainsi l'armée des intellectuels mécontents ou déçus qui ont le sentiment d'avoir poursuivi des mirages, augmenter, ce qui est bien pis encore, le contingent des pseudo-intellectuels, dupes d'une science primaire et présomptueuse, c'est jouer avec le feu, c'est accroître le déséquilibre social, c'est entretenir une fièvre malsaine. A force de vouloir distribuer le savoir à tout le monde, on généralise le trouble des consciences et des pensées ; encore sera-ce bien plus grave lorsque les techniques abréviatives, à base de radio et de télévision, donneront à croire qu'on peut se passer, pour apprendre, du temps, de la méthode et même de l'effort. Nous LE RÉPÉTONS ; le fleuve ne remontera pas vers sa source ; il est tout aussi vain de lutter contre la démocratisation de l'enseignement que de dénoncer la mécanisation, le planisme industriel, la révolution agricole, l'omnipotence et l'omniscience de l'Etat. Nous pouvons même prévoir l'accélération des rythmes, le brassage des peuples, le bariolage des universités cosmopolites, la mise en question des cultures traditionnelles. Ce qui ne_laisse pas d'inquiéter très sérieusement, c'est le fait que lorsqu'on passe en revue, comme nous venons de le faire avec la plus grande modération, les inconBiblioteca Gino Bianco .. LE CONTRAT SOCIAL vénients d'une politique scolaire en train de rayonner sur le monde, les périls fomentés par la colossale machine, on s'aperçoit qu'ils se totalisent et convergent, qu'une sorte de gravi-· tation entraîne constamment les écoles dans le même sens. C'est la loi de là pesanteur, bien naturelle d'ailleurs dès l'instant que tout le monde est embarqué. Autrefois, les écoles avaient pour mission d'arracher quelques hommes aux servitudes de la vie matérielle et de les faire vivre, bien ou mal, dans la sphère des pensées idéales ; aujourd'hui, elles ne se proposent rien de moins qu'un dressage universel dont sortiraient l'égalité sociale, la plus grande richesse possible, le progrès indéfini, simultanément intellectuel et matériel. Ambition grandiose si l'on veut, mais qui s'insère avec une désolante facilité dans l'ensemble des phénomènes qui nous acheminent à vive allure vers la termitière, vers la société communiste homogène et d'abord, faute de pouvoir l'atteindre, vers les ·conflits internes grâce auxquels des fanatiques veulent la réaliser à tout prix. La conclusion est simple. On doit accepter de bon cœur ce qui est fatal et sera peut-être fécond, l'ordre dicté par la science et la machine, l' organisation économique la mieux faite pour combattre partout la misère et la faim, la puissance des Etats qui ont charge des activités collectives d'une infinie complexité. Tout cela fait que la démocratie libérale, celle des partis et des parlements, n'est plus qu'un souvenir historique. Mais tandis que nous revêtons ainsi des uniformes imposés par les disciplines de la vie moderne, nous devons appliquer tous nos soins à ménager les refuges qui sont ceux de l'essentielle liberté humaine, donc avant tout ceux de fa culture personnelle et de la vie intérieure. A cet égard, nous devons prendre conscience d'un fait accablant. En vertu de formules optimistes qui ont eu cours pendant des siècles et sont pieusement reprises à chaque instant, nous érigeons en article de foi la conviction que l'école est ém,ancipatrice et que nous lui devons l'affranchissement de notre personnalité. Il faut avoir le courage d'ouvrir aujourd'hui les yeux, de reconnaître que le problème a changé de sens ; prise entre la masse qu'elle veut modeler et l'Etat souverain dont elle vit, l'école penche de plus en plus dans le sens que nous venons de définir et l'on ne voit pas comment pourrait se modifier sa marche ; elle est une puissance de collectivisationinsidieuse des pensées, elle divulgue sans y prendre garde et généralement en toute bonne. foi le matérialisme historique au moins à l'état diffus, elle crée une sorte de perméabilité au communisme. Pour qu'elle consente à se corriger, il faudrait qu'elle prenne conscience de ses tares; cela paraît très peu probable, et ce n'est donc pas d'elle que viendront les remèdes. Qu'elle poursuive partout sa carrière selon la loi du progrès quantitatif, qu'elle dispense un savoir positif de. plus en plus copieux, qu'elle

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