374 Crise de la liberté ERICH FROMM: La Peur de la liberté (titre anglais: Escape toFreedom ). Traduction de C. Janssens. Paris 1963, Buchet-Chastel éd., 237 pp. CETTETRADUCTIOdN'un ouvrage publié aux Etats-Unis en 1941 est la bienvenue. L'auteur est de formation socio-politique marxiste, de formation médico-psychologique freudienne. Il a su intelligemment concilier l'une et l'autre de manière à poser en termes non métaphysiques le problème de la liberté par rapport à l'individu et par rapport à la société dans le monde moderne. Sans gémir que «nous sommes condamnés à · être libres », il a bien vu que la liberté, au sens où elle implique initiative et responsabilité, n'était pas toujours éprouvée comme un bienfait ou comme une délivrance. D'où vient qu' « on se rue à la servitude » ? Il y a évidemment une crise de la liberté. Mais celle-ci, qui n'est pas seulement un phénomène contemporain (notre époque sera l'ère des tyrannies, prophétisait Elie Halévy avant l'avènement du stalinisme et de l'hitlérisme), a des racines anciennes et profondes. Si l'on remonte à la condition initiale de l'homme animal, qui s'est séparé de la nature et qui a pris peur devant lui-même, on peut assigner à la crise de la liberté des origines antédiluviennes. A la source de la civilisation il y a, en effet, la faiblesse anatomico-physiologique de notre espèce, faiblesse qui a dû être compensée par d'autres moyens (technique, etc.). A ce propos, E. Fromm aurait peut-être dû évoquer l'hypothèse de Bolk et insister sur la longue dépendance de cet animal qui atteint plus tardivement l'âge adulte que tous les autres. En se délivrant de la nature, l'homme s'abandonne à son semblable. Le problème de la liberté, qu'il a beaucoup de peine à résoudre, c'est celui de devenir adulte, individuellement autonome. C'est sans doute pourquoi une civilisation fondée sur un principe de liberté est plus fragile qu'aucune autre, bien qu'on connaisse des exemples de durée. Après une brève évocation préhistorique, c'est l'esprit de la Réforme qui est le point de départ véritable de la construction de l'auteur. Comme Marx en un certain sens, le psychanalyste sociologue considère le Moyen Age comme une sorte de paradis précapitaliste perdu, une époque d'heureux équilibre où !'hétéronomie, la contrainte extérieure sont spontanément acceptées, où la liberté pèse d'autant moins qu'elle est en fait plus réduite. Avec la Renaissance et la Réforme, la liberté se déchaîne et la contrainte s'intériorise. C'est aussi l'avènement de l'économie marchande et du fameux processus de· l'« aliénation» (que Marx entendait principiellement_-au sens où les marchandises sont aliénées, c'est-à-dire vendues, mais avec toutes les conséquences, morales plutôt que métaphysiques, qui en résultent). Il est bien connu _que les grands réformateurs Luther Bibliote.ca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL et Calvin ne sont rien moins que « libertaires ,, dans leur conception du rôle de la grâce. Le lien entre les conceptions théologiques et la nouvelle structure de l'économie, de quelque façon qu'on l'interprète, a été maintes fois signalé depuis · Marx, Weber, Tawney, etc. Mais il ne s'agit pas seulement de théologie. Les contemporains de Calvin croyant, comme l'infortuné Michel Servet,· que Genève était la « terre de la liberté», ont été cruellement déçus. On aurait aimé que Fromm puisse évoquer le beau· livre de Stefari Zweig : Castellion contre Calvin, dont les résonances sont singulièrement actuelles, mais il ne faut pas oublier la date de parution d' Escape to Freedom. Après ces considérations historiques, l'auteur étudie « les mécanismes d'évasion», et notamment l'« autoritarisme». Relevons ce passage: Le caractère autoritaire n'est jamais« révolutionnaire». Il est plus juste de le nommer «rebelle». Bien _desindividus et des mouvements politiques mystifient l'observateur superficiel par la transformation inexplicable de leurs sentiments républicains en autoritarisme. Psychologiquement, ces gens sont les rebelles typiques (pp. 135136). Distinction en principe juste. Il n'empêche que si l'on entend par « révolution» le changement violent du pouvoir, toute révolution connue à ce jour a donné naissance à un pouvoir plus fort que celui qui l'avait précédé. Cette constatation historico-sociologique ne détruit pas le fait que l'autoritarisme appellé comme complément le conformisme des automates. A partir du couple autoritarisme-conformisme, on retrouve sans peine le couple sadisme-masochisme. «Le sadique a besoin de son objet tout autant que le masochiste du sien » (p. 126). Pas plus que l'humeur masochiste, l'humeur sadique n'est donc celle d'une personnalité indépendante. Contrairement à Freud, Fromm tend à séparer le sadisme et le masochisme, en tant que traits de caractère, des perversions sexuelles correspondantes, et à interpréter ces dispositions indépendamment des appétits de destruction. Il semble cependant que, dans sa construction comme dans celle de Freud, le masochisme ait en dernière analyse le pas : le masochiste est un individu auquel pèse sa liberté, qui aspire à se transformer en chose. La pièce de résistance de l'ouvrage est une analyse du nazisme. L'auteur estime que l'analyse sociologique et l'analyse psychologique ne sauraient se porter préjudice l'une à l'autre, mais se complçtent mutuellement, précisément . parce qu'auc~e des deux ne saurait remplacer l'autre. Sur le plan sociologique, E. Fromm accepte des vues scientifiquement - non démagogiquement - marxistes: il recourt à la considération des classes sociales, mais, insistant sur les caractéris- . tiques propres à la classe moyenne, une deuxième fois ruinée par la crise de 1929 après l'avoir été par l'inflation, il s'abstient de faire d'Hitler et de so~ mouvement des pantins aux mains du grand capital. C'est ce qui lui permet de montrer coniment se ferme le cercl~ psycho_-social, e~
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