Le Contrat Social - anno VII - n. 6 - nov.-dic. 1963

QUELQUES LIVRES combats. Car c'est une loi inéluctable de la guerre, que chacune des parties · doit s'inspirer des exemples de l'autre pour tenter de la surmonter; il faudr~ ~ chacune plus de canons, de chevaux, de mumttons, et surtout plus de chair à canon, plus d'effectifs. A l'appel de« la patrie en danger», la Convention décrète la levée en masse. En un sens, elle s'appuie ainsi sur le civisme du peuple, mais pour que celui-ci persiste sans défaillances il faut qu'elle soit aussi forte au-dedans qu'audacieuse au-dehors, qu'elle réduise au besoin par l'épouvante toute velléité de résistance. Pour assurer le succès de cette politique de puissance, des milliers de têtes sont tombées. Qu'on nous permette d'insérer ici une remarque· personnelle. Il s'est trouvé que, durant vingt ans, la France a été menée p?r des gouvernements particulièrement forts, car le Directoire luimême a été un régime de force : il a mené la guerre étrangère avec une vigueur inflexible et maté l'insurrection bretonne et vendéenne. On ne sait que trop comment le Consulat et l'Empire ont prolongé et accentué l'expansion de la Mar.htpoliûk, y entraînant l'Europe presque entière et débordant même un instant jusque dans le Proche-Orient. Il faut bien reconnaître que ces guerres n'ont été possibles que grâce au consentement du peuple ; la conscription a joué à plein effet, les « réfractaires » n'ont jamais été très nombreux et les armées impériales ont pris des proportions sans précédent : en Russie, Napoléon traînait 600.0~0 soldats après lui; certaines batailles, Wagram, Eylau, la Moskova, Leipzig, ont été d'épouvantables massacres. Ainsi se dessine la « pente » qui va précipiter l'humanité vers la guerre totale. De celle-ci, Roger Caillois présente un tableau exact et vigoureux : extension des conflits à la terre presque entière, abandon radical de la distinction classique des combattants et des noncombattants, les civils étant plus exposés aux bombardements que les militaires, mépris cynique des règles de la guerre courtoise, accroissement monstrueux des forces de destruction, etc. On est surpris cependant que l'auteur n'ait pas marqué quelques étapes dans la dégradation de la guerre classique, plus ou moins limitée par des cc usages » humanitaires ou même par des conventions juridiques. Des guerres révolutior:- naires à la première guerre mondiale, bien des choses ont modifié les conditions de la rivalité entre Etats. Si R. Caillois signale brièvement le gonflement de la puissance guerrière dû aux progrès de la technique et de l'industrie, il ne dit mot de la colonisation dont l'influence fut, en l'espèce, capitale. De 1815 à 1914, il n'y eut après tout, en Europe occidentale, que deux guerres vraiment importantes, l'austro-allemande et la franco-allemande, toutes deux relativement brèves et où la défaite des vaincus n'alla pas jusqu'à l'épuisement. Mais, pendant ce temps, les EtatsUnis étendaient leur souveraineté jusqu'aux Bibroteca Gino B·ianco 373 rives du Pacifique, la France conquérait un vaste empire colonial, la Grande- Bretagne consolidait sa prédominance dans le Proche-Orient et l' Allemagne prenait pied en Afrique; à la Chine, ces dernières puissances imposaient d'humiliantes concessions; en Asie, la Russie, déjà maîtresse de la Sibérie jusqu'au Pacifique, s'emparait du Turkestan et prolongeait le Transcaucasien jusqu'à Samarcande. De nos jours, seuls ont subsisté l'empire des Yankees et celui des Russes, sans doute par suite de leur continuité territoriale ; l'Allemagne a perdu ses colonies avec la première guerre mondiale et les empires coloniaux britannique, français et hollandais ont éclaté sous la poussée des nationalismes de l'Asie méridionale et de l'Afrique tout entière. Mais, dépendants ou affranchis, tous les pays colonisés gardaient l'empreinte définitive de la civilisation occidentale, partout s'étaient imposées la même science, la même technique, souvent les mêmes idéologies, ouvrant ainsi à la guerre totale un terrain illimité. Aujourd'hui, par suite de l'effacement relatif du Commonwealth et de la France, R. Caillois sait bien que « le privilège d'une politique souveraine est réservé aux deux seules nations qui jouissent pratiquement chacune de l'étendue et des ressources d'un continent » (p. 22), EtatsUnis et U.R.S.S. Ces deux colosses disposent de l'arme atomique dans des proportions que non seulement les experts des autres pays, mais peut-être ceux du Pentagone et de Moscou, ignorent ; et cette incertitude même pourrait constituer une sérieuse chance de paix. Toutefois, conclut notre auteur, « il reste douteux que la tentation de recourir à l'arme atomique ne finisse pas par l'emporter» (p. 231). Contre cette effroyable perspective, R. Caillois n'entrevoit qu'un recours possible : << l'éducation de l'homme». Solution si modeste, si vague, que l'auteur ne la suggère sans doute que pour ne pas laisser transparaître le pessimisme qui le hante. Page 234, il termine sur ces mots : « Il s'agit de gagner de vitesse la guerre absolue. » Quelle éducation y pourrait suffire ? Au total, en dépit de certaines lacunes et de l'imprécision de la conclusion, Bellone, ou la pente de la guerre est un livre très attachant qui donne à réfléchir ·et se lit avec agrément. On y appréciera entre autres les portraits qu'esquisse l'auteur des « prophètes de la guerre» : Proudhon, Ruskin, Dostoïevski, Quinton, Jünger. On lui saura gré aussi d'avoir consacré quelques pages sympathiques (pp. 123-135) au beau livre de Jaurès : L' Armée nouvelle, où le chef socialiste préconisait le rapprochement intime de l'armée et du peuple dont les milices suisses lui offraient le modèle. Illusion d'un esprit généreux dont il serait indécent de sourire, car cette illusion, Jaurès l'a payée de sa vie. THÉODORE RUYSSEN.

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