3 72 Rendons d'emblée à Roger Caillois cette justice de reconnaître que, s'il n'a pas à proprement parler renouvelé la psychologie, ni la sociologie, de la guerre, il a du moins très heureusement enrichi l'histoire des idées relatives à cette forme, brutale entre toutes, de la lutte pour la vie. En 1772, paraissait à Paris, due· à la plume d'un missionnaire, le P. Amiot, la traduction de plusieurs traités chinois d'art militaire datant des ve et ive siècles antérieurs à l'ère chrétienne et écrits par d'authentiques généraux. Nous ne pouvons que renvoyer au résumé que l'auteur donne de ces traités (pp. 35-54) et aux abondants extraits qu'il en insère à la fin du volume (pp.237244). Ce qui ressort de ces textes, c'est avant tout l'extraordinaire esprit d'humanité dont témoignent les militaires qui ont rédigé ces propos. Tous d'ailleurs commencent par dénoncer la guerre comme une désastreuse calamité, mais la pratique de celle-ci, telle qu'ils la recommandent, est entourée de tant d'égards pour l'adversaire, de tant de ménagements pour les blessés, les prisonniers, les non-combattants, que la bataille apparaît moins comme un massacre que comme un tournoi, préludant ainsi à la « guerre courtoise » de la chevalerie et à la « guerre en dentelles » du xv111esiècle. Peut-être faut-il voir dans cette modération un écho de la sagesse confucéenne qui était précisément alors en plein épanouissement. Resterait à savoir si les mœurs guerrières, en Chine, étaient réellement conformes aux maximes rapportées par le P. Amiot; R. Caillois ne semble pas s'en être enquis. En revanche, éclairé par Marcel Granet, il remarque que la ruine de la féodalité chinoise n'a pas tardé à entraîner celle de l'ordre aristocratique et des valeurs courtoises. Ce ne sont plus des généraux philosophes, des mandarins lettrés qui mènent la guerre, mais des gens de métier : « La guerre change de nature ; elle devient implacable, féroce » (p. 33). Or, en cette même année 1772, paraissait un Essai général de tactique dont l'auteur était un militaire qui s'était illustré lors de la guerre de Sept Ans, le comte Hippolyte de Guibert, alors âgé de vingt-neuf ans*. Avant de le conduirr à l'Académie française, son livre avait suscité parmi ses pairs un énorme scandale. Guibert, qui avait fait l'expérience de la guerre courtoise et en reconnaissait même les mérites, avait, avec une extraordinaire lucidité, pressenti que ce mode cérémonieux de combat était désormais _périmé et que le guerrier de demain serait le « citoyen ». De son temps, « les intérêts du peuple et ceux du gouvernement sont très séparés ; le patriotisme n'est qu'un mot; les citoyens ne sont pas soldats ; les soldats ne sont pas citoyens ; les guerre~ ne sont pas les querelles de la nation, elles sont celles du ministère ou .du souverain ». Mais tout change si la guerre devient l'affaire • Le Contrat social (n° de nov. 1958) a publié une étude d'Yves Lévy sur· l'« Actualité de M. de Guibert•· Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL de la nation : « Qu'il existe un Etat libre (... ), un peuple qui se gouverne lui-même, la guerre. cessera d'être coûteuse parce que tous les citoyens s'armeront pour la défense commune, sans exiger de salaire. Un tel peuple mettra nécessairement à sa tête le plus éclairé et le plus digne. » Plus question désormais de guerre tempérée par des soucis d'humanité ; le patriotisme est un sentiment absolu qui ne souffre pas de compromis. « On est venu insulter ce peuple heureux et pacifique. Il se soulève, il quitte ses foyers. Il périra jusqu'au dernier, s'il le faut; mais il obtiendra satisfaction, il se vengera, il assurera, par l'éclat de cette vengeance, son repos futur. » A quoi tend, dans le livre de Roger Caillois, cette évocation de textes aujourd'hui bien:oubliés? " A montrer qu'à partir de la Révolution de 1789, l'évolution de la guerre va emprunter une« pente» nouvelle; il lui suffit donc d'esquisser brièvement les principales phases de l'histoire guerrière dans le passé : guerre primitive, souvent apparentée à la chasse, guerres féodales, coloniales, impériales. A toutes ces étapes, la guerre se présente comme « une lutte collective, concertée et méthodique (...), personne ne nommerait guerre une multitude de rixes indépendantes (p. 13) » ; ce qui implique, au centre de groupes sociaux permanents, l'existence de quelque pouvoir central suffisamment puissant pour pouvoir entraîner des masses d'hommes à des entreprises dangereuses et meurtrières. A toute guerre il faut un chef; d'où il apparaît que la guerre suppose dans les deux camps ad.. verses la domination d'une souveraineté : chef de clan, suzerain féodal, monarque, président élu, et l'on sait que nombre de sociologues considèrent l'Etat comme une émanation spontanée de la guerre. · Par une singulière ironie du sort, le général de Guibert ne devait pas vivre assez pour être le témoin du triomphe de ses conceptions. En 1789, il posa sa candidature pour représenter la noblesse dans la circons~ription de Bourges, mais ses pairs l'écartèrent avec indignation et c'est, assure-t-on, l'amertume de sa déception qui entraîna sa mort en 1790. Or, à peine devenu maître de ses destinées, le citoyen souverain allait se révéler citoyen-soldat. Tandis que la plupart des officiersnobles émigraient vers l'armée de Condé, l'élan tumultueux des volontaires de 92 infusait à celle de Louis XVI un sang nouveau et la bat~e de Valmy allait offrir au monde ce spectacJe inouï dont Gœthe n'a pas manqué de signaler la portée révolutionnaire : une armée républicaine, exaltée par les accents de la Marseillaise, refoulait d'une poussée irrésistible les bataillons formés à l'école de Frédéric II. Mais presque aussitôt allait se manifester l'étroite solidarité de la guerre et de la puissance publique : luttant contre une coalition de rois; la République défendait son existence même ; elle. devait, pour survivre, pousser aussi loin que ses adversaires l'effort de préparation aux
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