Le Contrat Social - anno VII - n. 6 - nov.-dic. 1963

M. BRÉSARD Dans l'exemple que nous proposons, celui des lettres, à travers la succession des générations il se forme comme une chaîne ininterrompue des meilleurs esprits de leur temps, qui se rejoignent dans la communion des belles choses. Une telle constance à travers les siècles fi.nit par avoir raison des ma,joritésma,ssives, mais éphémères, qui sont toujours prêtes à applaudir le premier histrion venu 1 • Cette décantation apportée par le temps n' évoquerait-elle pas, en fin de compte, ce que le commun des mortels appelle la tradition, sorte d'expérience cumulative des générations à travers les âges, fonds commun où nous puisons tous comme dans notre langue maternelle ? Les phénomènes .collectifs que recouvre le mot tradition ne risquent pas de nous tromper sur leur essence, s'ils sont correctement dénommés. et analysés ; _la tradition, bien entendu, a ses limites - il faudrait plutôt dire les traditions - et ce n'est pas en l'invoquant que Galilée a découvert que la terre .tourne autour du soleil. Là où la confusion apparaît, c'est lorsque des phénomènes de ·cette nature sont bàptisés « volonté générale » ou « conscience collective», c'est-à-dire placés dans l'antichambre du Saint des Saints, dans l'attente de l'hypostase. En un mot, ce qui n'est vrai qu'à l'échelle d'une civilisation qui se situe dans le temps, soit dans le domaine de la technique sous l'aiguillon de la nécessité, cc cette vraie patronne des intelligences » (Baudelaire), soit dans la perception des harmonies de la nature, des idées, des grands thèmes éternels de la destinée humaine, n'est -plus·qu'une idéologie sans consistance, sjpon un phantasme dans•le raccourci d'un présent coµpé de ses racines 2 • La définition de , la volonté générale donnée par Rousseau est tout à fait explicite dans sa déraison, et son sens a été parfaitement compris par_les fils spirituels de Rousseau (nous en demandons pardon à Simone Weil). 'Il faut toujours 'en_'reve~, .?., ~ë t~,cte,capit~ :' .. ' - .... t • .. .. • · · La· volonté èo'ilstante de· tous les ·membres de l'Etat ·est la volonté·généràle: c'est par elle qu'ils sont citoyens et· libres. Quand on propose une lc;>idans l'assemblée , 1. La vente des disques de Bach ne représente actuellement qu'une faible fraction du chiffre d'affaires de tel chanteur de·;chaime. Le drame actuel de la T.S.F. et de la télévision ne vient-il pas de cette crainte des responsables de ne pas fournir à la majorité la ration de mauvais goût qu'elle est censée réclamer ? Ces .responsables qui parlent sans -cesse de « culture de masse » finissent par se saouler de leur propre drogue et s'imaginent qu'avec le gros public, il faut toujours viser bas. 2. Un philosophe à la mode du jour devait développer, .il y a quelques années, cette formule : à la notion de pat~rnité, l'humanité était en train de substituer celle de fratermti. A la « dimension verticale» de- l'humanité (la Terre et les Morts, de Barrès, l'aphorisme d' A. Comte :__ « L'Humanité est faite d'un plus grand nombre de morts que de vivants»), . il fallai~ opposer. la « dll?1ension horizontale », p\us « _fra~er- . Delle •, ·dans le présent et dans l'espace. Jeux d esprit d un ·jongleur d'idées. L'humanité a plusieurs c dimensions », il · eat usez vain de les opposer. · Biblioteca Gino Bianco 359 du peuple., ce qu'on leur demande., ce n'est pas précisément s'ils approuvent la proposition., mais si elle est conforme à la volonté générale qui est la leur ; chacun en donnant son suffrage dit son avis là-dessus et du calcul des voix se tire la déclaration de la volonté générale. Quand donc l'avis contraire au mien l'emporte, çela ne prouve qu'une chose., sinon que je m'étais trompé et que ce que j'estimais être la volonté générale ne l'était pas ... Le droit à l'existence d'une minorité et les garanties qui doivent lui être ·reconnues sont classiquement présentés comme une des caractéristiques essentielles de la « vraie démocratie »; le texte que nous venons de lire tient ce droit pour inexistant; il est d'ailleurs incompatible avec le dogme de la volonté générale, cet Etre collectif auquel Rousseau se réfère implicitement, transcendé par tous les attributs de la personne humaine (dans ce qu'elle a de meilleur), volonté, autonomie, conscience morale, capacité de prévision et de réflexion, esprit « prospectif», mieux encore, infaillibilité, pérennité. C'est dans ce sens que l'un des plus illustres disciples de Rousseau, nous voulons parler de Robespierre, a pu dire sans trahir son maître : «... Quand le peuple souverain exerce le pouvoir, il n'y a qu'à s'incll.ner. Dans tout ce qu'il fait, tout est vertu et mérite, rien ne peut être ' . exces ou .crnne... » Durkheim commet le même contresens lorsqu'il écrit : ...Le croyant s'µicline devant Dieu parce que c'est de Dieu qu'il croit tenir l'être et particulièrement son ,être mental, son âme. Nous avons les mêmes raisons d'éprouver ce sentiment pour la collectivité (« La détermination du fait moral », Bulletin de la Société française de philosophie, avril-mai 1906). Dans un de ses derniers ouvrages, Durkheim devait tirer les dernières conséquences de sa doctrine en allant jusqu'à dire que Dieu n'était que « la Société transfigurée et pensée symboliquement». Il écrivait d'autre part : « La Société voit plus loin et mieux que les individus. » Comme le rappelait à l'époque un des contradicteurs de Durkheim, Gabriel de Tarde: M. Durkheim s'appuie sur un postulat énorme pour justifier sa chimérique conception; ce postulat, c'est que .le simple rapport de plusieurs êtres peut devenir lui-même un être nouveau, souvent supérieur aux autres. Il est curieux de voir des esprits qui se piquent d'être tous positifs, méthodiques, qui pourchassent partout l'ombre même du mysticisme., s'attacher à une si fantastique notion (La Sociologie élémentaire, p. 223). Revenons à Rousseau. Il continue sur sa lancée : Sans pouvoir obliger personne à croire à ces dogmes., le peuple peut bannir de l'Etat quiconque ne les croit ·pas ; il· peut le bannir., non comme impie., mais comme insociable, comme incapable d'aimer sincèrement les lois.,la justice et d'immoler au besoin sa vie à son devoir . Que si quelqu'un, après avoir reconnu publiquement ces mêmes dogmes, se conduit comme ne les croyant

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