344 lucratives. Cette racaille se composait des « clients » de deux patrons puissants : Biron, « canaille courlandaise » qui, selon ses contemporains, n'était bon qu~à choisir les chiens de race, et une autre canaille, livoniennè celle-là, le comte Lôwenwolde, adjoint de Biron et son rival dans les faveurs d' Anna, promu « grand écuyer » (Oberstallmeister ), menteur, passionné de jeu et avide de pots-de-vin. Dans cette cour dissolue, trop fréquemment divertie par les fêtes brillantes qu'organisait un autre Lôwenwolde, grand maréchal de la cour ( Oberhofmarschal), encore plus malfaisant que son frère, cette meute se gavait et s'amusait à n'en pouvoir plus grâce à l'argent des « arriérés d'impôts », extorqué au peuple ... Le ·gouvernement n'avait plus aucune dignité. On fit périr les seigneurs russes les plus en vue, les Golitsyne et toute la tribu des Dolgorouki (...). La « Chancellerie des affaires intimes de sûreté », instituée en 1731, travaillait sans relâche et maintenait par les dénonciations et les tortures le respect dû au pouvoir établi et la sécurité de ce dernier. Le mouchardage était devenu l'activité la plus encouragée par l'Etat. Tous ceux qui semblaient dangereux ou gênants étaient extirpés de la société. Les évêques n'étaient pas épargnés et un prêtre avait même subi le supplice du pal. Les gens étaient déportés en masse et leur déportation était organisée avec une méticuleuse cruauté. Sous le règne d'Anna, plus de 20.000 personnes furent déportées, parmi lesquelles 5 .ooo disparurent sans laisser de trace 24 • La situation économique ne faisait que péricliter: · En 1732, alors qu'on prévoyait la rentrée de près de 2,5 millions de roubles de droits de douane et d'impôts indirects, on n'avait encaissé que 187.000 roubles (...). La capacité de payement du contribuable était épuisée (...). Mais les yeux de Biron étincelaient d'avidité quand il songeait à tant de millions encore impayés (...). Pour faire rentrer cet arriéré, on organisa contre le peuple une immense razzia. Des expéditions d'extorsion furent envoyées sur les lieux : les gouverneurs négligents furent mis aux fers, les propriétaires fonciers et leurs gérants mis en prison, où on les laissait crever de faim, les paysans furent battus de verges sans aucune pitié et l'on vendit tout ce qui pouvait être saisi chez eux. Ce fut une nouvelle invasion tatare, mais cette fois venue de la capitale russe. Le pays retentissait de gémissements et hurlements. Dans le peuple, on disait : « Biron et Munnich ont pris trop de puissance. C'est par leur faute que nous sommes en train de périr (...). Comme les tyrans, ils extorquent l'impôt des pauvres gens et utilisent ce revenu, trempé de larmes et de sang, pour s'empiffrer et s'enivrer. Ils traitent les paysans russes pire que des chiens ... » L'aventurier étranger avait transformé les soldats de la Garde, employés pour ces expéditions, en gendarmes et bourreaux du fisc. Les baïonnettes loyales de la Garde couvraient les atrocités commises par les intrus ·déchaînés par l'impuissance du peuple russe (ibid.). Le ton particulièrement acerbe du professeur Klioutchevski, inhabituel dans une chaire universitaire, montre combien la haine de l'Allemand, chauffée à blanc chez les Russes par « l'ère de Biron», était encore vivace cent cinquante ans plus tard chez cet intellectuel, fils d'un pope de campagne et dont l'enfance s'était _écoulée en 24. Klioutchevski : op. cit., t. II, pp. 312-13. BibliotecaGino Bianco L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE 1. - • contact direct avec le peuple. Le public moscovite, qui accourait en masse à ses conférences · publiques, était d'autant plus .réceptif à cette haine que le trôné de Nicolas Il était alors, lui. aussi, ento~é de trop nombreux Allemands. La mise en coupe réglée de 1~popajation. russe avaient entouré Biron d'une sombre auréole sanglante. La haine des Russes s'était concentrée sur ce parvenu ... . . ... dépeint tantôt comme un terrible et ténébreux scélérat de mélodrame, tantôt comme· :un ignorant sauvage et grossier (...). En réalité, c'était tout simplement un Allemand de belle prestance et de p,eu.. de dons qui avait fait quelques études à l'université de Kœnigsberg, où il avait d'ailleurs subi deux ,con,damnations poùr vol. Habitué à ne voir dans les homm~s que des instruments, il leur faisait bon visage tant ·qu~il avait besoin d'eux et s'en débarrassait dès qu'ils ~.corn.:: mençaient à le gêner. Il n'hésitait pas à envoyer ses rivaux à la potence 25 • r . ...;,.., . . . . . . .. . , .. ANNA meùrt en 1740 en laissant le trône à Ivan Antonovitch, fils nouveau-né d'Anna · Léopoldovna, nièce de Pierre le Grand, et du prince Anton Ulrich de Brunswick-Lunebourg. Biron est nommé régent avec les prérogatives de souverain autocrate, ce qui était un grossier défi lancé à l'honneur national russe. Klioutchevski résume ainsi la situation : Après dix années de domination sous l'impératrice Anna, les Allemands, qui avaient exaspéré les Russes en s'installant autour du trône comme des chats affamés autour d'un plat de viande, une fois rasassiés, se mirent à s'entre-déchirer 26 • La régence de Biron ne dura que trois semaines. Son rival, le maréchal Munnich, vieux collaborateur de Pierre le Grand, le fit arrêter et déporter en Sibérie. Anna Léopoldovna, mère de l' empereur nourrisson, fut déclarée régente. Munnich commença alors de gouverner l'Empire a.u nom de cette princesse inculte, farouche et mal dégrossie. Mais les intrigues de son rival Ostermann amenèrent très rapidement sa chute. Dès lors, selon l'expression du marquis de La Chétar.die, ambassadeur de France, Ostermann devint. le << tsar de toutes les Russies ». · ·· ) La régc:nteétait à couteaux tirés avec son mari le prince Anton Ulrich, promu généralissime, mais dont l'intelligence ne dépassait pas celle de son épouse. Celle-ci, qui avait pour favori · le comte allemand Lynar, rêva de devenir impératrice. · · La Garde, qui sort à peine du cauchemar de l' « ère de Biron », craint de retomber dans une « ère de Lynar ». Toute l'opposition nationale à 25. P. Milioukov, etc. : Histoire de Russie, t. II, pp. 455-56. 26. Klioutchevski : oP· cit., t. II, p. 279.
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