Le Contrat Social - anno VII - n. 6 - nov.-dic. 1963

' 2. f)ELIMARS La levée des barrières qui s'opposaient naguère en Moscovie à l'invasion pacifique du pays par · les Allemands ne fut point la principale contribution de Pierre le Grand au développement de l'aversion craintive du Russe pour l'Allemand. Son principal apport fut ... •.. sa manie de se mêler des affaires d'Allemagne. Il avait disséminé ses nièces aux quatre coins du monde germanique, mariant l'une au duc de Courlande, l'autre au duc de Mecklembourg. Ainsi s'était-il trouvé impliqué dans les intrigues des cours et les mesquins intérêts dynastiques s'étendant, telle une immense toile d'araignée, sur cette grande nation cultivée 21 • De plus, il avait marié sa fille Anna au duc Karl Friedrich de Holstein-Gottorp. Ces mariages ont pesé très lourdement sur la destinée du peuple russe et sur les rapports russo-allemands. Par sa loi du 5 février 1722, Pierre avait aboli les deux anciens modes d'accession au trône pratiqués en Moscovie : par testament du prédécesseur ou par élection du Sobor (Assemblée de la terre russe). Dorénavant, le tsar seul devait désigner son successeur. Fort de son droit divin et ne reconnaissant aucune autorité autre que sa propre volonté, Pierre se trouva complètement isolé. Ses collaborateurs immédiats, nantis des plus hauts postes et comblés d'honneurs, n'étaient en fait que des valets qu'il traitait souvent à coups de bâton. Aucune personnalité de son entourage n'était digne de lui succéder, car, comme tant d'autres dictateurs, il ne supportait pas la contradiction et ne pouvait tolérer auprès de lui des gens de valeur. Tombé malade, il hésita jusqu'au ·dernier moment dans le choix de son successeur. Sur son lit de mort, ayant déjà perdu la parole, il essaya d'écrire: « Laissez tout à ••• », mais n'eut pas la force d'achever. LA MORT de Pierre, survenue le 28 janvier (8 février) 1725, ouvrit une longue période de révolutions de palais qui ne prit fin qu'au début du XIX8 siècle. Les collaborateurs les plus proches de l'autocrate disparu, soucieux de sauvegarder leurs privilèges, et la Garde, habilement. maniée par eux, avaient tranché le problème de la succession en plaçant sur le trône Catherine, veuve de Pierre, « simple paysanne livonienne, douée d'un esprit naturellement vif et d'un tact sûr, mais complètement ignorante des affaires de l'Etat. Prise comme concubine par Pierre dans le sérail de Menchikov, elle était devenue pour le tsar une épouse fort commode au cours de ses campagnes, grâce à sa nature peu exigeante, à son endurance et à sa gaieté 22 • » La Garde l'adorait p~ur ces mêmes qualités. 21. Klioutchevski : OfJ. dt., t. IV, p. 243. 22. P. Milioukov., Ch. Seignobos et L. Biseomaoo : Histoirede Russie., t. II., p. 442., Paris 1933. Biblioteca Gino Bianco Sous le règne de cette impératrice-fantoche (1725-1727) et de son successeur, le jeune Pierre II (1727-1730), le pouvoir réel resta entre les mains des collaborateurs immédiats de Pierre 1er. Pendant ces cinq années, remplies d'intrigues et de luttes intestines acharnées dans ce panier de crabes, le clan allemand se maintint intact, à l'exception du duc de Holstein-Gottorp, invité d'abord, en 1727, à regagner son duché allemand où ses ambitions russes furent brisées l'année suivante par le décès de sa femme Anna, fille de Pierre. Autre personnage du clan allemand, Heinrich Johann Friedrich Ostermann avait continué pendant cette période son ascension et joua un rôle de tout premier plan. Fils d'un pasteur westphalien, dans sa prime jeunesse valet de chambre · d'un vice-amiral hollandais, il était arrivé à Moscou en 1704, à l'âge de dix-huit ans, pour entrer dans le service diplomatique, où il fit rapidement une brillante carrière. Négociateur du traité de Nystad en 1721, nommé en 1723 vice-président du collège des Affaires étrangères, et en 1725 vice-chancelier d'Empire, il se tenait toujours à l'écart: Ce grand diplomate aux manières de laquais, qui dans un cas imprévu ne trouvait jamais sur le coup ce qu'il fallait dire, passait de ce fait pour impénétrable: S'il était forcé de se prononcer, on le voyait immédiatement saisi de nausée ou d'un accès de goutte, ou bien il entamait un discours tellement énigmatique qu'il ne se comprenait point lui-même. C'était une âme timide, mais traîtresse et intrigante (...). La Cour ne pouvait rien faire sans lui et, pour gonfler encore son importance, il omettait souvent d'assister aux réunions du cabinet sous prétexte d'une de ses maladies diplomatiques. Les autres membres levaient alors la séance et venaient lui faire leur cour pour dissiper l'humeur chagrine de ce Méphisto, de ce cadeau de la Westphalie au gouvernement russe. Méprisé par eux en tant qu'étranger, il était craint comme intrigant et haï comme rival 23 • Quand Anna Ivanovna, duchesse douairière de Courlande et nièce de Pierre le Grand, fut invitée par la camarilla de la cour à succéder à Pierre Il sous certaines conditions, c'est Ostermann qui fut l'artisan principal de la journée du 25 février 1730 : la nouvelle impératrice, à peine arrivée dans la capitale, déchira les « articles » restrictifs signés par elle à Mitau et commença· de régner en autocrate absolue, « selon son bon plaisir». Le professeur V. O. Klioutchevski, le plus éminent .historien russe de la fin du XIX8 siècle, décrivait en ces termes aux étudiants de l'Université de Moscou le régime établi par Anna : Elle se méfiait des Russes et avait confié sa sauvegarde à une foule d'étrangers, amenés par elle de Mitau ou venus de divers trous perdus d'Allemagne. Les Allemands saupoudrèrent la Russie, pareils aux balayures qui tombent d'un sac percé. Ils emplirent la Cour, investirent le trône et s'emparèrent de toutes les places 23. Klioutchevski : op. cit.., t. IV., pp. 267-69.

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