Le Contrat Social - anno VII - n. 6 - nov.-dic. 1963

342 Cette attitude de l'armée russe envers les Allemands et leurs successeurs, auxquels elle devait pourtant sa transformation en une armée moderne, se perpétuera avec des hauts et des bas, mais sans interruption aucune, dans les siècles suivants. tJ.Désormais, la pénétration des Allemands dans la société russe ne fit que se développer. Ils changeaient souvent de prénom, quelquefoismême de nom de faroU]e, et leur russification complète· était très rapide 16 • Dans le Livre de velours, registre de la_noblesse établi sous la régence de la princesse Sophie (1682-1689), dans lequel figurent 930 famines de haute lignée, 25% des noms sont d'ori~e ouest-européenne 16 • Dès cette époque, l'aversion à l'égard de l'A.Ii.emand tint une place prépondérante dans la xénophobie des Russes. Elle trouva une expression éloquente sous la plume du moine Krijanitch : Notre peuple slave est victime d'une véritable damnation (...). Les Allemands épuisent le pays par leur exploitation (...). Le commerce est entièrement entre leurs mains et dans l'armée ils occupent les postes supérieurs. (...) Les Allemands, entrés dans les services russes, ne peuvent qu'y causer des malheurs : Basmanov, favori du faux Dimitri, était un Allemand; Cheïne, qui causa la perte de l'armée russe qu'il commandait devant Smolensk, était aussi un Allemand. (...) Ils nous apportent des nouveautés empoisonnées.( ...) Ils propagent des hérésies. (...) Ils nous enseignent pêlemêle des sciences bonnes et des sciences infernales ... [Les Russes] doivent apprendre auprès des Occidentaux, dont la civilisation a de beaucoup dépassé la leur, non seulement les sciences, mais aussi la morale. Il faut traduire leurs livres, faire venir leurs artisans, mais en même temps il faut se garder d'eux comme d'ennemis diaboliques 17 • PIERRE LE GRAND,décidé à moderniser la Russie à tout prix, n'avait que faire de pareils conseils de prudence. Hôte assidu de la Nemietska,ia Sloboda dès sa prime jeunesse, c'est parmi les joyeux compagnons de ses jeunes années qu'il trouva des auxiliaires précieux pour sa brutale réorganisation sur le modèle européen. Sous son règne (1682-1725), toutes les restrictions imposées aux étrangers en Moscovie disparurent. On ne les a revues dans ce pays que sous le- gouvernement communiste. Pressé de former une armée moderne, il accé- ·. léra, dès 1695, le recrutement des volontaires et enrôla des recrues que les propriétaires fonciers devaient choisir parmi leurs serfs. Les propriétaires en profitaient pour se débarrasser des plus mauvais éléments et il n'est pas étonnant que les nouveaux régiments,, formés à la hâte et encore plus hâtivement instruits par leurs cadres 15. Histoi.re de Moscou, t. I, pp. 490-91, Moscou 1952. 16. V. O. Klioutchevski: Cours d'ht"stoi.rerusse, t. II, p. 219, Moscou 1937. 17. Soloviev : op. cit., livre VII, pp. 159-61: Biblioteca Gino Bianco L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE étrangers, « n'étaient qu'un ramassis de soldats· des plus minables, pris dans la populace la plus miséreuse» 18 • C'est avec de telles troupes que Pierre s'attaqua aux Suédois en 1700 et mit, en août, le siège devant Narva, où il piétina sans résultat .pendant deux mois. Le 28 novembre, le jeune tsar « apprend soudain que Charles XII arrive et que dans vingt-quatre heures il sera devant Narva. Son désarroi est tel qu'il déserte le camp et laisse des ordres contradictoires au général étranger De Croi qui vient d'arriver et qui n'a pas eu le temps de se familiariser avec les troupes, dépourvues de tout (...). A peine arrivé, Charles XII profite d'une tempête de neige pour lancer ses forces contre le camp de Pierre. En une demi-heure, la bataille est gagnée : tous les soldats de Pierre, à l'exception de deux régiments de la Garde, prirent la fuite.( ...) Ce jour-là, Charles XII avait lancé, contre 40.000 Russes, 3.500 fantassins et 3.130 cavaliers suédois. Vingt mille Russes subirent leur choc, les autres n'étaient pas arrivés à temps sur le champ de bataille 19 • » Les soldats de Pierre, méfiants envers les étrangers, se demandaient déjà pendant le siège qui traînait en longueur si leurs chefs allemands avaient vraiment le désir de combattre leurs coreligionnaires ou compatriotes. Maltraités par leurs officiers étrangers, affamés, à moitié gelés, aveuglés par la neige, ils eurent au moment de l'attaque soudaine des Suédois une réaction naturelle du Russe. Le cri : «Les Allemands nous ont trahis! » fusa dans les rangs, entraînant une fuite panique. Le pont sur la Narova s'étant effondré, beaucoup se noyèrent. Toute discipline avait disparu et les soldats russes commencèrent à assommer les Allemands qui tentaient de les retenir. Le commandant en chef des Russes, De Croi, s'écria, désespéré:« Que le diable lui-même se batte avec de tels soldats! » et se rendit avec les autres officiers étrangers. Cette reddition justifia aux yeux de l'armée et du peuple russe la version de la trahison des chefs allemands. Légende qui s'enracina dans l'âme populaire: toute défaite subie par les armes russes fut immanquablement attribuée à la trahison du commandement allemand. Or, sous Pierre le Grand et sous tous ses successeurs, il y eut toujours parmi les titulaires des hauts postes militaires ou gouvernementaux une proportion exagérée d'étrangers, en immense · majorité Allemands, peu ou pas du tout russifiés. Le grand état-major comptait, en 1712, quatorze ·étrangers sur trente et un généraux. Dans les neuf collèges (ministères) créés par Pierre en 1718, aux présidents russes, peu expérimentés, avaient été adjoints des vice-présidents allemands, secondés par de nombreux fonctionnaires recrutés en Allemagne 20 • 18. Klioutchevski : op. cit., t. V, pp. 66-67. 19. Soloviev : op. cit., livre VII, pp. 622-23. 20. Klioutchevski : op. cit., t. IV, pp. 177 et 181.

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