B. DELIMARS la conscience dans des circonstances déterminées 8 • » Même chez les populations européennes de vieille civilisation traditionnelle, on peut facilement observer la résurgence de ces réactions ancestrales inconscientes dès que le cours de l'existence quotidienne est rompu. Chez les Soviétiques, même les dirigeants et les membres de la nouvelle intelligentsia, issus directement du peuple et comme lui chargés inconsciemment d'un « mélange informe d'idées, conceptions, représentations mystiques, sentiments et états d'esprit hétéroclites » 4 , offrent souvent dans leur compor"'.' tement des manifestations, parfois d'une intensité surprenante, de cet héritage intact de la mentalité ancestrale. Nikita Khrouchtchev, échantillon typique de cette nouvelle intelligen/sia, en a fourni lui-même une parfaite illustration. Siégeant à l'Assemblée générale de l'O.N.U., il fut pris d'un accès de rage en écoutant un discours hostile à l'U.R.S.S. : arrachant un soulier de son pied, il s'en servit pour frapper sur son pupitre et menacer l'orateur. Depuis toujours les paysans russes et ukrainiens ont l'habitude de se déchausser en rentrant chez eux et de mettre leurs chaussures à sécher devant le four de l'unique pièce de leur isba ou de leur khata. A la moindre querelle familiale, ces chaussures servent immanquablement de projectiles, le bris de vaisselle, trop onéreux, étant réservé au tout dernier stade de la violence ou de l'ivresse. Si cet esclandre stupéfiant a indigné tous les gens civilisés, en U.R.S.S., on a loué Khrouchtchev · « d'avoir ainsi montré au monde capitaliste de quel bois on se chauffe chez nous ». La possibilité qu'une mentalité d'un autre âge se substitue soudain à celle que l'on s'attend à trouver· chez des individus qui semblent relativement civilisés ne doit jamais être perdue de vue quand o~ étudie les problèmes et les difficultés soviétiques. On ne peut ignorer le poids de l'héritage ancestral sur la mentalité et le comportement des gouvernants et des gouvernés.. Dans le cas de la haine du Russe pour l'Allemand, cette analyse est indispensable. Du x111e siècle à nos jours, il n'y a eu que peu d'années pendant lesquelles le peuple russe n'a eu aucune raison de ressentiments envers les Allemands. Jusqu'à la seconde moitié du xvie siècle, les Russes confondaient sous la même appellation de niemtsy 5 (Allemands) les Hollandais, les Suédois, les Anglais, les Ecossais, les Danois et les Allemands eux-mêmes. Tous les méfaits commis ·par ces étrangers d'Europe occidentale sont donc demeurés dans la mémoire. du peuple comme les 3. Dr R. Allendy, dans le recueil :· Médecine officielle et médJcines hérétiques, p. 228, Paris 1951. 4. Cf. notre article : « La lutte antireligieuse en U.R.S.S.», in Contrat social, mai-juin 1962. 5. Terme qui vient de niémof: muet, celui qui ne peut pas s'exprimer en russe. · Biblioteca Gino Bianco 339 méfaits des Allemands, ce qui n'a guère amélioré la renommée de ces derniers. Le début du Drang nach Osten, cette poussée vers l'Est des seigneurs et moines allemands, remonte au xe siècle. Mais l'expansion allemande ne se heurta aux ancêtres des Russes que dans les premières années du x111e siècle avec une nouvelle croisade pour la conversion des païens des pays baltes, la fondation en 1200 de la ville de Riga par l'évêque Albert von Buxhœvden et la création, deux ans plus tard, de l'Ordre des porteglaive. A dater de ce moment, la collision était inévitable entre Allemands et Russes, les princes de Polotsk, Pskov et Novgorod se considérant depuis longtemps comme les souverains légitimes (quoique souvent à titre purement nominaux) des peuples baltes. La lutte acharnée contre les Porte-Glaive et leurs successeurs, les chevaliers de !'Ordre teutonique et de l'Ordre livonien, dura sans relâche pendant plus de trois siècles. En 1224, au cours du long siège de Youriev (le Dorpat des Allemands, aujourd'hui Tartu), un conseil de guerre tenu par les chefs des assiégeants formula, sans doute pour la première fois, le principe de la terreur allemande : « Jusqu'à présent, après la prise d'une ville fortifiée, on laissait à ses habitants la vie et la liberté. De ce fait, les autres gens du pays n'avaient aucune peur. Il est indispensable de lancer un assaut contre Youriev et, la ville prise, il faut punir très cruellement tous ses habitants, afin que leur sort serve d'exemple à ceux des autres villes. » Cette proposition fut adoptée à l'unanimité. Après la prise de Youriev, la garnison et tous les habitants furent passés au fil de l'épée ou pendus. Pour que personne n'échappe au massacre, les Allemands établirent un barrage autour de la ville. Ils ne laissèrent la vie qu'à un seul serviteur russe, auquel on donna un cheval pour qu'il aille raconter à Novgorod le sort de Youriev 6 • Quatre siècles plus tard, l'historien russe V. N. Tatichtchev (1686-1750) a pu donner une version de ce désastre, établie d'après la tradition orale et les légendes, encore vivaces de son temps dins le peuple de Russie 7 • La brillante victoire que le jeune Alexandre (1220-1263), alors prince de Novgorod, remporta par surprise avec une poig11éede guerriers, le I 5 juillet 1240, sur une force importante de croisés suédois débarqués sur la rive sud de la Néva, impressiona profondément les Russes, peu habitués au succès dans leur lutte contre les envahisseurs occidentaux. Les pertes des Suédois conduits par Burger, blessé au visage par Alexandre .lui-même, furent très lourdes, alors que les Russes n'eurent que vingt tués. Cette victoire entoura le prince Alexandre d'une auréole de légende et son succès fut attribué par le peuple à une intervention divine. Le clergé orthodoxe 6. S. M. Soloviev : Histoire de la Russie depuis les origines, livre .1, pp. 641-42, Moscou, réédition de 1959. 7. V. N. Tatichtchev : Histoire russe depuis les origines, t. 1111 p. 431 •
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