332 I. V. Hessen fait, dans ses Mémoires, un exposé plus circonstancié en rappelant les entretiens qu'il eut, à l'époque, avec Milioukov : « Il semble bien que la franc-maçonnerie ait joué un certain rôle lors de la formation du Gouvernement provisoire. Ne sachant à quoi m'en tenir, je demandai à Milioukov d'où sortait Téréchtchenko, modeste fonctionnaire, connu seulement comme millionnaire, désigné de surcroît pour occuper le poste de ministre des Finances auquel se croyait destiné Chingarev, profondément mortifié qu'on lui ait rcréféré Téréchtchenko. Milioukov me répondit : ' Il fallait faire entrer au gouver- " nement une personnalité marquante de la Russie "du Sud." Cette même personnalité devait plus tard évincer Milioukov et s'installer à sa place au ministère des Affaires étrangères. A ce moment-là, Milioukov déclara: " Lors de la for- " mation du Gouvernement provisoire, j'ai perdu " 24 heures (alors que tout flambait sous nos "pieds) à défendre le prince Lvov contre la can- " didature de Rodzianko. Je crois maintenant "que j'ai commis une grande erreur. Rodzianko "eût mieux été à ce poste." J'étais d'accord làdessus, mais ni Milioukov ni moi ne soupçonnions que la candidature de Téréchtchenko comme celle de Lvov étaient motivées par leur affiliation à la maçonnerie 2 • » Dans le Gouvernement provisoire, un rôle d'importance exceptionnelle incomba tout d'abord au prince Lvov et ensuite à Kérenski. Nékrassov et quelques autres personnalités en étroite communion d'idées avec lui constituaient le noyau de ce gouvernement. Si, avant la révolution, les dirigeants maçonniques agissaient dans l'ombre, ils occupèrent après la révolution, sous d'autres étiquettes ou à titre personnel, le devant de la scène. Milioukov a fait une large place dans ses Mémoires, non sans amertume, à la tendance maçonnique dans le Gouvernement provisoire : « Quand se posa la question de mon départ, ce fut précisément Kérenski qui, au cours d'une réunion du Conseil des ministres, s'offrit le plaisir de me déclarer que " sept membres du gouver- " nement avaient décidé... de me faire passer au "ministère de l'instruction publique " [proposition inacceptable pour Milioukov]. Qui étaient ces " sept " ? Bien entendu, tout d'abord le triumvirat Kérenski, Nékrassov, Téréchtchenko. Ensuite, deux membres de la droite, Vladimir Lvov et Godniev. Qui étaient les deux autres ? A. I. Konovalov, ami intime et ami politique de Kérenski, et le prince?Lvov 3 • » f:Généralisant ce qu'il lui fut donné d'observer au gouvernement, Milioukov ajoute : « Je voudrais, une fois de plus, souligner les liens qui existaient entre Kérenski et Nékrassov et les deux ministres déjà nommés: Téréchtchenko et Konovalov. Tous· les quatre différaient 2. I.V. Hessen : En deux siècles, 1937, pp. 216-17. 3. P. N. Milio~kov : Mémoires, t. 111 pp. 329-30, Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL par leur caractère, leur passé et leur action politique; mais leurs opinions avancées n'étaient pas seules à les unir. Ils étaient liés par des af- . finités non seulement politiques, mais en quelque sorte morales. Des engagements réciproques, ayant une seule et même origine, les attachaient · les uns aux autres. De là, on peut comprendre la nature des liens qui unissaient le groupe central, le quatorvirat 4 • » · Aux remarques de Milioukov quant aux affinités morales et politiques des personnalités qui formaient l'élite maçonnique, ajoutons les réflexions de Pierre Kropotkine sur la France de 1789 dans La Grande Révolution: « Qu'est-ce qui em- ~ pêcha la lutte de revêtir dès le début de la révolution un tel acharnement ? Il est très probable que les liens intimes et fraternels, noués avant la révolution dans les loges de Paris et de province, entre les personnalités les plus importantes de l'époque, contribuèrent à cette unité d'action (...). Presque tous les révolutionnaires en vue appartenaient à la franc-maçonnerie, dont Philippe d'Orléans devait rester le grand-maître jusqu'au 13 mai 1793. Robespierre, Mirabeau, Lavoisier faisaient partie de la loge des Illuminés fondée par Weisshaucht (...). Les préparatifs avaient à coup sûr fait naître entre ces hommes d'action des relations personnelles et habitué les uns et les autres à s'estimer. [ Cela leur permit] d'agir quatre années durant, dans une certaine mesure à l'unisson, contre le despotisme royal » ( •••) 5 • Nous l'avons dit, Milioukov ne tenait pas à appeler chat un chat et les maçons des maçons. Il s'est contenté de faire des allusions transparentes qui suffisent à donner une idée du rôle joué par les maçons dans la révolution de Février. Dans cette période historique, des liens unissaient les francs-maçons russes aux francs-maçons français.. La France a été le berceau de la francmaçonnerie russe. Rares sont les documents permettant de l'établir. Cependant, cette influence réciproque des maçons russes et français ressort de façon indiscutable des allusions du même Milioukov aux accords passés entre Kérenski et Albert Thomas, accords portant sur la coalition gouvernementale aussi bien que sur la politique extérieure 6 • Laissons là l'activité clandestine des maçons dans la rëvolution démocratique. A l'époque, les hommes politiques investis des plus hautes responsabilités étaient le prince Lvov, Kérenski, Nékrassov, Konovalov, Avxentiev, Tchkhéïdzé, etc. Or comment se fait-il qu'après la cruelle .défaitesubie par la démocratie, les maçons n'aient pas jugé utile de donner leur interprétation des événements et d'expliquer ce qui, formellement · 4. Ibid., t. II, pp. 332-33. 5. P. Kropotkine : La Grande Révolution, pp. S37-9& 6. P. N. Milioukov : ap. cit., t. I, p. 312. ·
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