• A. WAT cieux : je devais rentrer parce que lui,. le vieux Stiéldov, me confiait une mission à remplir. Et à nouveau, un moment plus tard : « Lorsque vous rentrerez en Pologne, racontez comment est mort le vieux Stiéklov. » Ce furent les dernières paroles que j'entendis de lui ce jour-là: on venait nous chercher. On nous sépara, mais il n'y avait entre nous qu'un mur, et le gardien à la porte. Dès avant l'aube je perçus sa voix sèche : « Boga radi (Pour l'amour de Dieu).» Sans doute demandait-il quelque chose. Et, par intervalles : cc Staline... Staline... », mais il disait cela sans colère. Sa voix avait faibli, était tombée; une voix de vieil-. lard, des mots effacés. Au nom de Staline, la vieille femme responsable de la salle se signait à la dérobée. Par deux fois, je réussis à venir à sa porte, profitant de la complaisance du gardien, qui seulement me prévint : cc Govorit, toutt nié raztiéchaïetsa (Il est interdit de parler). » La première fois, une après-midi, quatre ou cinq jours après notre arrivée, je pus juste lui adresser un signe d'amitié, de dévouement. En réponse, Stiéklov fit un beau geste, portant ses mains à son cœur. Et de nouveau: cc Lorsque vous rentrerez en Pologne, racontez comment est mort le vieux Nahamkès-Stiéklov ... » Mais cela sonnait comme un instrument brisé. La deuxième fois, le même jour, tard dans la soirée. Sa mâchoire inférieure pendait, il paraissait maintenant si privé de son corps qu'il me rappela la momie de Ramsès; il avait les yeux mi-clos, enfoncés dans le visage, et râlait péniblement. Un crâne de cadavre, déjà, mais encore humain. Malgré cela, il était curieusement beau : OMO. C'est ainsi qu'il entra dans ma mémoire pour tout le reste de ma vie. Les circontances de mon existence se sont trouvées telles que je n'exécute le testament de Stiéklov qu'après vingt ans passés. Auparavant, j'ai raconté la mort du vieux bolchévik Nahamkès-Stiéklov à ceux qui voulaient écouter. Maintenant, je puis rendre hommage à cette victime du communisme, une parmi des dizaines de millions, qui dans ses derniers jours s'est présentée à moi sous la forme d'un homme doué de beauté. Il avait beaucoup péché, mais il eut le bonheur et le courage de se racheter par sa protestation finale et sa souffrance virile. _ Plusieurs jours àprès, dans une salle voisine, mourut Walden, victime, comme il disait, de ses amis allemands, les réfugiés communistes. Pour ma part, je réintégrai bientôt ma cellule, non sans avoir été convenablement alimenté. Notre médecin-chef réussissait des miracles en obtenant, dans une ville affamée, une nourriture aussi extraordinaire que· du riz, du poisson, des carottes. Il prodiguait des soins particuliers au chef de la communauté juive de Riga, Doubine, qui, pour ne pas être impur, ne mangeait rien BibHoteca Gino Bianco 329 depuis son incarcération, sinon les rations de pain noir, et se trouvait maintenant allongé près de moi, transparent comme un parchemin, le bras cassé pour avoir résisté à une tentative d'alimentation forcée. Je lui dis que le Talmud, dans des situations où la vie est en jeu, permet d'enfreindre les interdictions de la Loi. cc Il le permet, mais ne le recommande pas », me répondit-il avec simplicité_. J'ai ici l'occasion d'évoquer en quelques mots le service de santé en U.R.S.S. Comment se fait-il qu'au milieu de l'abâtardissement général, la majorité des médecins, tout au moins ceux, nombreux, auxquels j'ai eu affaire, vieux ou jeunes, voire membres du Parti, voire attachés aux prisons, perpétuaient les traditions de charité de la médecine russe ? Ainsi, le stalinisme luimême n'a pas réussi à extirper là-bas toutes les traditions nobles ? Souvent, les médecins soviétiques m'ont nourri de leurs propres rations, déjà maigres. Combien de fois ne m'ont-ils pas sauvé la vie ! A la fin de novembre 1941, je fus libéré. Je remercie de mon salut autant le hasard que l'intendant de théâtre. Il s'avéra qu'à ma sortie je pesais moins de 45 kilos, contre 80 à mon habitude. J'ignorais tout de l'amnistie décrétée en faveur des Polonais, laquelle était en vigueur depuis trois bons mois. Une nuit, je fus convoqué à un interrogatoire; l'affaire se présentait de façon menaçante: j'aurais déclaré que cc Staline valait Hitler et réciproquement ». Cela signifiait que l'intendant, qui connaissait le yiddish, avait écouté ma conversation avec l'Allemand de la Volga, un communiste-hitlérien. D'ailleurs, que le cc mouton » fût cet Allemand, nous le savions dans la cellule: le vieil ingénieur allemand dont il s'occupait avec toute la tendresse d'un fils lui devait d'avoir été torturé avec une cruauté particulière. En dressant le procès-verbal, l'enquêteur, un capitaine du N.K.V.D., apprit avec étonnement que j'étais citoyen polonais. cc Prouve-le. - Comment pourrais-je le prouver, étant donné que tous mes papiers sont en votre possession ? - Nous vérifierons.» Je me rendis compte par la suite que mon dossier avait été relégué quelque part, et moi, tout bonnement oublié. Peu après, deux officiers polonais et moi, nous nous trouvâmes chez le coiffeur ; avec une rage animale, on nous rasa encore une fois le crâne, et, à la nuit tombée, on nous lâcha, munis de quelques roubles et de pain, sur la grand-route. Dans Saratov, plongée dans l'ombre et déserte, nous nous traînâmes tous trois jusqu'à la gare. Moi, squelette dans un sac de peau, mes deux camarades, l'un boursouflé, l'autre squelettique comme moi, tous trois épuisés et libres. Mais la joie devant l'Apocalypse et l'espoir du salut soutenaient et accéléraient nos pas. Si ces mots parviennent à mes camarades de cette pérégrination nocturne, qu'ils me fassent écho..•
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