Le Contrat Social - anno VII - n. 6 - nov.-dic. 1963

328 de Trotski ... », « ce fumier de Vorochilov... », « cette canaille d'Ordjonikidzé ... ». A la vérité, j'étais, de par mes observations antérieures (qui se confirmèrent par la suite), déjà au fait du processus étonnamment rapide de dégradation morale des « vieux bolchéviks », et des communistes en général, qui furent autrefois des révoltés si héroïques. Par exemple, le «mouton » de ma dernière cellule à la Loubianka était un vieux bolchévik, vice-ministre de !'Electrification de la R.S.F.S.R. Pourquoi, à cause de quoi ? Du thé et des cigarettes que lui offrait le juge d'instruction ? Par servilité animale ? Poussé par le besoin d'un cœur dépravé par le monde stalinien ? Par une dialectique de la transformation du révolutionnaire viril en valet de bourreau? J'ai demandé à Stiéklov, comme à tous les autres, comn1ent il s'expliquait une dégénérescence de la révolution aussi entière, complète et vile. « Allmacht des Staates (Toute-puissance de l'Etat).» J'avais maintes fois déjà entendu une réponse analogue : la presque totalité des intellectuels soviétiques se convertissaient dans leur prison à telle ou telle autre forme d'anarchisme. Je dis à Stiéklov, comme aux autres, que cela n'expliquait rien, que plus d'une fois, et dans plus d'un pays, s'était manifestée la toute-puissance de l'Etat: sous Philippe II, sous Louis XIV, sous Napoléon, sous Nicolas Ier, sans parler des empires de l' Antiquité ni de l'Asie. Et il n'y eut rien là, tout de même, de commun avec l'Empire de Staline. Toujours m'a frappé l'incapacité des sujets soviétiques à comprendre comment on avait pu en arriver là, que,« parti de l'idéal de la liberté la plus absolue, on en était arrivé à la servitude la plus absolue » (selon les paroles de Chigalev dans Les Possédés). Même Dostoïevski, le· prophète, ne désigne que le point de départ et le point d'arrivée, sans un mot sur le trajet. Or ce trajet, le voici, il est là, dans l'univers du secret. De tous les personnages du monde soviétique, ainsi que je l'ai rappelé ailleurs, mes compagnons de cachot à Alma Ata, en 1943, l'élite du haut banditisme, me semblent les plus perspicaces, les moins mystifiés, dévoyés, par un quart de siècle d'idéologie. J'interrogeai donc Stiéklov sur les procès de Moscou. Comme tout le monde, j'étais depuis longtemps tourmenté par l'énigme de l'autoaccusation. Je ne connaissais pas encore, évidemment, le roman de Kœstler, mais si nous l'avions lu, à la Loubianka, il aurait été l'objet de joyeux sarcasmes. Nous ne savions que trop bien la manière d'extorquer des aveux. Et quels aveux... J'ai regardé de près quatre hommes torturés. Deux jeunes nationalistes ukrainiens, dans une prison de Lvov: ils ne pouvaient nier, de fait, avoir tué un nombre non négligeable de membres du N.K.V.D. et de soldats, notamment lors de leur arrestation. Puis à la Loubianka, Teitz, qui, dans les années précédant immédiatement l'avènement d'Hitler, dirigeait à Berlin l'Agence commerciale pour l'Europe centrale Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL (et tout à la fois une subversion subtilement ramifiée), mais qui fut rappelé en 1933, en premier lieu à l'Institut Marx-Engels. Il revenait (plus précisément, il était transporté) de chez Béria, les fesses, les cuisses et les jambes ensanglantées. Deux fois déjà il avait signé des aveux, se désignant comme espion de la Gestapo ainsi que comme saboteur actif, mais par deux fois il s'était rétracté et il avait, pour finir, l'intention de nier devant le collège du Tribunal militaire. Il ne voulait reconnaître finalement que le sabotage. Etant donné que, dans les hauts lieux du système répressif, la « légalité socialiste » exigeait des aveux ayant une structure interne logique, il me demanda à moi, en tant qu'homme de lettres, de l'aider à mettre au point un scénario d'actes de sabotage. Il se trouva également, dans ma cellule, à Saratov, un vieil ingénieur, un Allemand que le chômage avait conduit en 1930 en Russie. Impitoyablement torturé, il s'obstinait à ne pas avouer un seul crime. Etait-ce son luthéranisme rigoureux qui le retenait de mentir ? C'est là que je me suis convaincu qu'en définitive il est parfois possible de ne pas être brisé, même par les tortures. Même par les menaces de représailles contre la famille : Teitz avait une femme, qu'il aimait. Je demandai à Stiéklov si les aveux, lors des procès de Moscou, avaient été extorqués par la torture: «Pourquoi des tortures ? s'exclama-t-il. Tous, nous avions eu les mains plongées dans le sang, dans la m... ! Tous, tous sans exception !Depuis le début ! Et jusqu'aux coudes !» De ces mots, je me suis, je crois, souvenu littéralement, tel fut alors le frisson qui me parcourut. A ce moment, sa haine pour son propre passé était parvenue à un point de rupture, son visage était convulsivement déchiré; bras et mains égarés, il se créait en essence à l'image d'un personnage de Dostoïevski : «Barnave, répondant à des questions sur certaines tueries dans les prisons, répondit : " Ce sang versé était-il si pur ? " Notre sang serait-il plus pur que celui que nous avons versé, sans pitié ni hésitation ? Qui d'entre nous étaitil besoin de torturer ? Chacun avait devant les yeux de son âme la longue liste de ses crimes et de ses bassesses. Alors, reconnaître ceci ou cela, pourquoi pas ? Cela n'avait déjà plus la moindre importance. D'ailleurs, ce n'étaient déjà plus que des chiffes humaines. » Ainsi parlait Stiéklov, et moi, je témoignais en mon âme, pensant à un catholique croyant qui aurait perdu le dernier espoir de salut. «Lorsque vous rentrerez en Pologne, dit-il, racontez comment est mort le vieux Stiéklov. » Ce. à quoi je répondis: « Je n'y retournerai jamais. » Il fut pris aussitôt de colère. « Vous rentrerez, absolument. » J'éprouvai alors l'impression d'avoir devant moi un vieil égocentriste capri-

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