A. WAT être, maintenant elles n'étaient au plus qu'un signe figurant des lèvres ; la barbe était drue ; une maigreur extrême faisait saillir le nez avec une énergie brutale, sans toutefois que ce soit lui qui dominât dans ce visage, mais bien le lourd regard déjà mentionné. Le tout, avec les pommettes et le front, composait réellement le M de Dante. Tantôt il s'assombrissait, tantôt, dans les moments de silence, il redevenait d'une douceur remarquablement belle. Mais essentiellement, il faisait montre d'une agressivité méprisante et railleuse à l'égard de tout. Il avait des gestes impulsifs et durs, particulièrement dans les moments de colère auxquels, visiblement, il se laissait volontiers aller ; sachant néanmoins y mettre un frein en un instant et, d'une manière générale, sachant se discipliner ; affectant, pour varier, un calme de glace et une distance altière. Il était caractérisé par cette distinction aristocratique que j'ai observée chez les vieux menchéviks issus de bonnes familles, élevés avec soin dans leur Kinderstube. Répondant à ma question, il confirma tout le récit de l'intendant de théâtre à son sujet. Il y avait bien eu des préparatifs pour le « jubilé », et Staline avait veillé personnellement à la solennité de la cérémonie. Il avait bien été arrêté peu avant la date fixéepour celle-ci. Après une enquête à la Loubianlèa, ni trop prolongée ni trop sévère, plutôt de pure forme, on l'avait transféré à la prison centrale d'Omsk. Ce n'était même pas une « maison des morts » ; un tombeau, où l'on attend, solitaire, dans un isolement si complet que le monde ne peut jamais apprendre si le détenu est encore en vie. On informa d'ailleurs la famille de sa mort naturelle, ce que Stiéklov apprit en retrouvant, dans des convois, des connaissances dont la propre mort était elle aussi depuis longtemps officiellement annoncée. Mais la guerre détruisit également cet ordre de cimetière. Dès les premiers jours, une partie des détenus furent envoyés à Moscou, les uns à la Loubianka, les autres sans doute à Lefortovo, ou peut-être à Soukhanovki d'où personne ne revient jamais ; pour sa part, Stiéklov tomba, avec nous, de la Loubianka à Saratov. A Omsk, Stiéklov jouissait d'une faveur exceptionnelle : bien qu'il fût, comme tous, enterré vivant, on lui permettait de travailler dans sa cellule à un nouvel ouvrage sur Tchernychevski. Vraisemblablement, cela s'était produit sur l'initiative de Staline lui-même, qui ne cessait de s'intéresser à Tchernychevski. Chaque matin, le détenu recevait dans sa cellule un nombre compté de feuilles de papier qu'il rendait le soir à son geôlier. On lui fournissait de plus tous livres ou documents d'archives qu'il réclamait. « Le seul nom de Tchernychevski me soulève le cœur », s'exclama-t-il tout à coup. Mais de cette répulsion, ce qui est venu au jour demeurera le secret d'un manuscrit qui repose dans les Bibroteca Gino Bianco 327 archives du M.G.B., à côté de beaucoup d'autres la part la plus précieuse peut-être des lettres soviétiques. C'est de Staline que Stiéklov me parla surtout, mais les révélations qui, justement, m'intéressaient le plus, me mirent soudain dans un état d'épuisement voisin de la défaillance. Un bruit incessant dans mes oreilles étouffait la voix de mon interlocuteur ; je me sentais comme glisser de plus en plus loin de cette voix, sur une mer intérieure, et le pouvoir qu'a la mémoire de fixer les paroles et les faits devenait en moi si vacillant que leur souvenir n'est plus que lambeaux. Je faisais tous les efforts possibles, concentrant mon attention, me représentant sans cesse ce qu'avait d'extraordinaire cette occasion d'expliquer des phénomènes pour lesquels me manquaient alors jusqu'aux moindres lumières. Je retins que Stiéklovparlait beaucoup d'Enoukidzé, qu'il connaissait de près. C'était, affirmait-il, l'unique homme dont le mépris avait été longtemps supporté par la vindicte de Staline. La fille d'Enoukidzé était une bigote communiste du culte du Guide. (N. B. - Comme je m'en suis rendu compte à plusieurs reprises, ces possédées n'étaient gênées en rien par la laideur de leur idole. Au contraire, sa petite taille, sa grosse tête, son visage grêlé, sa brosse de cheveux roux, son front bas et ses yeux froids et « blancs » agissaient par leur simple contraste avec la puissance qu'il détenait.) La fille courut trouver Staline et accuser son père, vraisemblablement d'une boutade confidentielle sur le tyran plus venimeuse que les précédentes. cc Ce Smerdiakov, ce génie de sous-préfecture ( ouïezdny guéni), s'est monté un cirque dans sa maison, s'est entouré .des créatures les plus viles. Ce n'est pas une cour, ni une camarilla, mais une bande autour de son chef. Ses distractions, ses discussions à table devant une bouteille de vodka étaient d'une bassesse ( pochlost) sans mesure, d'une cruauté bouffonne. Après une dispute avec sa femme Alliloueva, il fit venir un garde et lui donna l'ordre de" dat chliopkou ", de lui loger une balle dans la tête. Lorsque l'autre revint, sa mission terminée, Staline fut pris. de désespoir et confia l'exécuteur aux mains d'autres sbires. » cc Sultan de Schéhérazade, roitelet de mythologie - lançait Stiéklov, - il s'imaginait sans doute que le bourreau irait la cacher dans le désert. » (Par la suite, j'ai entendu. ce récit avec des variantes, en U.R.S.S. et en Pologne. Du torrent de paroles de Stiéklov à propos de Staline, j'ai emporté l'impression qu'il ne souffrait pas de · ses seules expériences personnelles, mais que fréquemment il citait des rumeurs ayant cours dans des sphères plus ou moins élevées.) Il mentionna de nombreux héros de la révolution. A aucun d'entre eux, pour autant qu'il m'en souvienne, il n'épargna de cinglantes invectives, ni même des épithètes du genre de « canaille », « ordure », « fumier ». « Cette ordure
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