326 Théâtre de l'Armée rouge, personnage non dépourvu d'un certain charme, mais également répugnant, d'un cynisme absolu ; comme le disaient mes codétenus : un sous-produit des komsomols de Moscou. Un mélange d'esprit, de connaissances cueillies çà et là et d'une incroyable inculture. Par contre, il connaissait Moscou comme sa poche, ses bouges, ses intrigues, les mœurs des plus hautes sphères, les faits et les personnalités. Il aimait briller au moyen d'aphorismes du genre: « Chez nous, on peut avoir n'importe quelle femme pour un demi-litre de vodka.» Tant qu'il est question des occupants de la cellule, il serait malséant d'oublier les punaises. Gavées de notre sang - pourtant si peu nutritif, - elles étaient grosses, exceptionnellement inertes, lugubres, et en apparence immortelles. Car -si, chaque soir, nous brûlions avec acharnement leurs nids aux lampes à acétylène distribuées dans les cellules, c'était pour voir, à l'aube suivante, leurs rangs, probablement tout aussi nombreux, s'élever lentement le long des murs et s'arrêter toujours à la même hauteur, ne dépassant jamais une ligne invisible, tabou des punaises dans le monde soviétique des interdits. L' Apocalypse, ici aus·si, nous retrouva. Comme je l'ai dit ailleurs, la nuit, nous étions réveillés par un grondement sonore, un rire aux roulades mesurées, rire vulgaire, railleur, évoquant de manière frappante celui de Méphisto dans quelque opéra de province. Ce n'est pas tout de suite que nous devinâmes que c'était une embarcation, croisant sur la Volga, qui émettait des signaux d'alarme. Une alerte aérienne au-dessus de la Volga ! Après quelques mois de guerre à peine ! J'avais la révélation de la réalité diabolique de la chose. L'intendant de théâtre parla beaucoup de Stiéklov. Il était un ami intime de son fils. On avait organisé pour Stiéklov un « jubilé », à l'occasion du cinquantenaire de son activité révolutionnaire, avec toute la pompe soviétique, et le patronage de Staline lui-même qui, . depuis longtemps, avait un faible pour lui : Stiéklov savait l'amuser par des anecdotes parfois si téméraires que les courtisans tremblaient de frayeur. Presque à la veille du « jubilé » furent arrêtés le héros, sa femme et son fils. Mais la femme et le fils rentrèrent relativement vite à Moscou, et même - chose inimaginable - dans une partie de leur appartement, et, de plus, on leur rendit le plus gros d'une précieuse collection de timbres ayant un jour appartenu au tsar et à laquelle Stiéklov tenait comme à la prunelle de ses yeux. Après un court laps de temps, la famille fut officiellement informée que Stiéklov était mort en prison d'une crise cardiaque. Personne, de la famille ou des amis, n'en douta. Cela se passait juste avant le début de la _guerre. Nous crevions de faim, ce qui signifie que les uns crevaient et que les autres se boursouflaient. Nous, les prisonniers, n'étions pas seuls à être affamés ; en nous menant à la promenade dans les Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL escaliers de fer, les gardiens cherchaient des yeux et s'efforçaient de ramasser dans la poussière, sans se faire remarquer, les miettes de pain semées par le vaguemestre. Un beau jour, à notre grande joie, apparurent dans l'eau chaude des morceaux de tomates vertes. Cela dura quelques jours, une semaine peut-être. Aussitôt après se déclara dans toute la prison une épidémie de dysenterie. Dans notre cellule, je fu~le premier à en être atteint. Après une semaine de fièvre, dépassant parfois 40 degrés, et toutes les souffrances qui en découlaient, on me transféra à l'hôpital, installé dans une autre prison, énorme, de l'autre côté de la Volga. Dans un compartiment de deux personnes du« panier à salade» (tchornyvorone), je me trouvai en tête à tête avec Stiéklov. Puis pendant deux, trois heures peut-être, nous demeurâmes dans un couloir, sans surveillance, et c'est là que s'engagea une conversation qui se poursuivit sans un instant de répit. C'est plutôt lui qui parlait, et moi, de temps à autre, je glissais une question. Je me rendais compte que c'était une occasion unique d'apprendre des vérités sur les problèmes qui me tourmentaient. C'est ainsi que, malgré ma fièvre, je concentrai mon attention pour ne rien laisser échapper, ne rien oublier. Tous deux, nous avions une forte fièvre, mais elle n'était pas étourdissante, au contraire : elle aiguisait l'agressivité de l'intelligence, et simultanément le pouvoir de l'attention. Cependant, il m'arrivait de succomber à une telle fatigue que des fragments entiers de la conversation sombraient dans la distraction et l'à-côté de la mémoire, et en définitive, d'une somme touffue d'informations, de cette « confession du cœur ardent » d'un vieux bolchévik, il ne demeura que peu de chose. · C'est ce «peu de chose» que je soumets maintenant à un contrôle rigoureux pour ne pas attribuer à un défunt des éléments provenant de tant d'autres de mes expériences. Je me souviens à peine de quelques phrases sous leur forme littérale ; quant aux autres, je les rapporte, me semble-t-il, fidèlement dans leur esprit, telles que la mémoire me les présente, portées par les intonations vivantes de la voix de Stiéklov. Dans le couloir, il faisait clair ; le matin était ensoleillé, la lumière automnale, douce, et je pus cette fois considérer mon interlocuteur longuement et avec précision. Il me ,produisit une nouvelle impression : celle d'un noble polonais, d'un intellectuel des temps du positivisme. Une tête allongée, étroite, à l'ossature noble ; un visage sec, aux rides harmonieuses et malgré tout d'une apparence lisse, et un pli énergique au-dessus des lèvres ; de grands yeux, sans éclat, qui parfois s'enflammaient, mais toujours sans éclat ; des pupilles pénétrantes qui, souvent, se contractaient avec mépris ; les paupières se baissaient, mais elles étaient fines comme une pellicule et le regard se posait avec poids sur l'interlocuteur, sur les objets; les lèvres avaient dû être pleines, douces, féminines peut..;
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