Le Contrat Social - anno VII - n. 6 - nov.-dic. 1963

. A. WAT que caractériser une prépondéranceide l'animalité. J'insiste : il s'agit là du type de physionomie, non seulement de la nouvelle intelligentsia soviétique, mais, souvent aussi, d'une manière moins perceptible, de l'ancienne, après tant de décennies d'une« existence» qui ne détermine pas seulement la « conscience » 2 • Chose compréhensible et digne d'indulgence, lorsqu'on se souvient qu'il suffisait de ne pas avoir l'habit réglementaire, _de ne pas présenter l'aspect, de ne pas faire la mimique voulus pour disparaître. (Et la nature est, comme on sait, d'une prodigieuse invention en matière de mimétisme.) Ce que je viens d'écrire est le résumé d'observations de plusieurs années, mais je pense que l'on aurait pu le déduire de la condition humaine en Russie soviétique, établir, en quelque sorte, un portrait-robot. Pas la moindre trace de tout cela chez Stiéklov: son profil d'aigle correspondait à son état d'étranger parmi nous. Mais ce qui m'a le plus frappé n'est pas tant le caractère étranger que l'humanité particulière de son visage. Très émacié, osseux, il était comme réduit à la forme la plus simple d'humanité, de celle qui gît au-dessous de chaque «existence», immuable en chacune de ses variétés. Maintenant que j'écris me revient la vision de Dante: « Chi nel viso degli uomini legge OMO - Bene avria quivi conosciuto l' emme. » Dans l'iconographie comme dans les concepts moyenâgeux, la lettre M représentait le schème essentiel de la face humaine. Ainsi l'allure de Stiéklov n'était ni soviétique ni russe, mais tout simplement humaine. L'instant de contemplation fut court, quoiqu'il ait été un de ces instants où, vraiment, on voit. Et que l'on n'oublie plus. Puis ce fut l'heure de l'accroupissement rituel dans la cour de la prison, et la bénédiction de l'eau des tonnelets. Puis la bousculade désordonnée à l'entrée d'une énorme cellule et la course vers les bons châlits. Les meilleurs, ainsi que leur voisinage immédiat, avaient déjà été occupés par trois ourki 3 , un chef hystérique et ses deux acolytes. Le premier, rendu furieux, grinçait des dents, grognait, crachait, roulait les yeux, se déculottait, et le flot de ses paroles était un chef-d'œuvre de la langue verte. Ils n'étaient que trois, mais la centaine de Soviétiques présents leur cédaient avec une frayeur et une répulsion à. peine dissimulées. · Dans cette salle, en deux semaines, j'en appris plus sur la vie soviétique qu'en dix mois de Loubianka. Nous avions réussi à rassembler dans un coin un petit club intellectuel: cinq Polonais ; un microbiologiste soviétique, dont l'unique crime était d'avoir ·pour violon d'Ingres la logistique, ce dont n'étaient au courant que 2. Selon l'axiome marxiste., • l'existence détermine 1 conscience,. 3. Argot des prisons : criminels de droit commun. Biblioteca Gino . 1anco 325 quatre ou cinq amis sûrs ; un académicien, l'unique spécialiste en Russie des avalanches de pierres qui dévastaient les villes de l'Asie centrale, et que l'on avait incarcéré à cause de son nom allemand, bien que son grand-père eût déjà été assimilé. C'est en tout cas ainsi qu'ils expliquaient leur présence parmi nous. Mais, passé quelques semaines, on me fit déménager dans une autre cellule. Je retrouvai là les deux jeunes ourki : le premier, ravissant comme les jeunes gens du Café de Flore ; le second, un rustaud analphabète, ayant pour quelque raison échoué dans une colonie pénitentiaire et qui avait pris goût aux ourki, à leur existence libre et fascinante. Sans son chef, qui se faisait appeler prince (il se prétendait un Obolenski), tous deux étaient doux, serviables, paisibles. Par les hautes fenêtres, le plus jeune jetait dans les cellules voisines des ficelles avec, entre autres, mes griffonnages : « Niet-li ou vass grajdanka Wat (N'y a-t-il pas parmi vous la citoyenne Wat) ? ,>Ille faisait avec une adresse de jongleur, établissant même des communications éloignées avec les étages inférieurs, et ce, jusqu'à ce que nous fussions découverts. Ici, on ne tolérait pas les fils téléphoniques particuliers, dont, par exemple, étaient couverts les murs de la prison de transit, à Kiev, qui abritait des dizaines de milliers d'enfants déchaînés. Il y avait là un vieux professeur de l'Université de Saratov - un historien dont le malheur était d'avoir un piano et une fillebelle, chez qui la jeunesse étudiante se réunissait, récitant du Maïakovski, jusqu'au jour où quelqu'un, un provocateur peutêtre, parla d'une « seconde » et pure révolution. Il y avait un Allemand de la Volga, un militant du Parti, qui, grâce à son arrestation prématurée, avait échappé à l'évacuation générale des Allemands de la Volga de leurs kolkhozes florissants, les seuls en U.R.S.S. à prospérer par eux-mêmes. Il me parla, entre autres choses, de l'attente de l'arrivée de Hitler, usant de la langue de Luther, car la colonie, installée en Russie depuis le temps de Catherine, apprenait la langue ancestrale dans la Bible de Luther. (N.B. - Hitler était alors, en 1941, espéré par toutes les minorités nationales, à l'exception des juifs.) Aussitôt après la déportation des Allemands, Saratov devint l'une des villes les plus affamées de l'U .R.S.S. Je retrouvai là également l'académicien, ·spécialiste des avalanches de pierres. Extrêmement bavard, il était réservé à l'extrême sur les sujets touchant à la politique ; en revanche, il nous détailla tout ce qu'il avait mangé de meilleur dans sa vie, à nous qui, tels l'Erysichthon du mythe, étions prêts à manger notre propré chair. Cela lui donnait sur nous une prééminence vile, qu'il exploita malgré l'antipathie qu'il éveillait par sa mesquinerie, qualité que l'on ne tolère pas dans les prisons. Il y avait enfin un Moscovite d'une trentaine d'années qui se présentait comme intendant du

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