A. WAT Chaque âme avait les yeux sombres et caves, la face pâle et décharnée au point que c'est des os que la peau prenait forme. ...Leurs orbites semblaient des bagues au chaton vide : ceux qui sur le visage humain lisent OMO auraient chez eux fort bien reconnu l'M. Dante, Purgatoire, chant XXIII. L'UNE des tortures endurées à la Loubianka consiste en cette durée vide et infinie où pendant des mois il ne se passe rien, hormis · la misérable routine quotidienne, et où l'on ne peut se défendre du sentiment qu'il en sera ainsi au siècle des siècles. Dans la cellule n° 34, mes trois codétenus (dont l'un s'éloignait de jour en jour vers la folie) et moi, nous étions isolés du reste du monde, placés comme dans une boîte de conserve. Il résulte d'une telle situation un bouleversement de la sensation du temps. Le passé et le présent se mêlent et s'interpénètrent paradoxalement, comme dans le « nouveau roman » français, et avant toutes choses le temps subjectif diverge de celui du calendrier. C'est ainsi que je ne saurais dire quand eut lieu notre évacuation de Moscou : en juillet 1941, ou en août? De la guerre, nous étions informés depuis un certain temps. Par d'imperceptibles signes qui, ici, prenaient une figure et un poids aussi extraordinaires que dans les rêves. Ainsi l'on commença par barbouiller les fenêtres de teinture bleue ; on fit déménager les détenus dans diverses cellules auparavant spacieuses, et maintenant, comme au temps de léjov, surchargées de monde; dans les longs couloirs morts de la Loubianka jusqu'alors animés, de temps à autre, par le seul écho des pas et les signaux retentissants des gardiens, parfois par un cri venant du cabinet d'instruction, nous croisions maintenant, lorsqu'on nous conduisait la nuit à l'interrogatoire, des groupes gesticulants d'officiers du N.K.V.D.; la réduction du temps des interrogatoires, la distraction énervée des enquêteurs, tout cela témoignait suffisamment, étant donné la pauvreté de notre minuscule univers clos, de la dissolution de l'édifice de !'Ordre absolu. Ainsi, bien que je ne me souvienne pas de la date, tout le déroulement de cette journée d'évacuation est à jamais fixé dans ma mémoire. Je vois, comme à travers un verre grossissant, des visages inconnus et des silhouettes, et il me semble qu'après ces vingt années écoulées, je pourrais les reconnaître dans ·une foule. On nous chassa, nous et nos cc affaires », dans œ dédale de couloirs où, jusqu'à ce jour, deux ·sonniers n'auraient pas eu le droit de se voir, ces larges escaliers tournants, fermés du ea bas par un grillage -métallique depuis · v s'y était suicidé. Maintenant, les d'une même affaire s'y rencontraient, retrouvait son frère qu'il tenait pour a!eaionapas encore nous appeler, 323 nous faisant signe d'un clin d'œil étonné ou joyeux, d'un froncement de sourcils, d'un éclair dans le regard. Tout cela se passait dans un silence total que l' onit pouva véritablement entendre, non pas malgré, mais à cause du piétinement des centaines de pas. Et ce n'est qu'en regardant ceux des autres cellules que nous nous rendîmes compte de notre propre aspect : celui de vieux forçats en haillons. A travers la foule compacte se frayaient un chemin, l'un après l'autre - et cela sans peine aucune, car nous étions tout juste des ombres, - des officiers du N.K.V.D., des lieutenants, des généraux, et des filles jeunes, belles, soignées, élégantes à l'européenne, telles que je n'en ai jamais vu nulle part ailleurs en Russie. Etres d'un monde autre, élevé, inaccessible, parmi la foule des damnés. Chacun d'eux portait des brassées de dossiers, de hautes piles de documents, des fichiers. En bas, ils les jetaient dans des camions, pêle-mêle. Pêle-mêle! ces dossiers, les livres des deux cents millions de destins sur lesquels, par le moyen d'un ordre rigoureux, se tenait l'Empire de Staline... La fin d'un Empire, l'Apocalypse, - voilà ce que nous pensions, bouleversés par l'espoir et la terreur en regardant nos bourreaux détruire les fondements de leur puissance. Nous passâmes la nuit debout, dans de petits boxes dépourvus de bouches d'aération. J'y retrouvai tout de suite mon ami Broniewski, avec lequel j'avais été arrêté en janvier 1940. L'une de ces merveilleuses rencontres, dues au hasard, si fréquentes en U.R.S.S., et qui, dans le Docteur Jivago, irritent les critiques occidentaux. Nous étouffions dans ces boxes, mais ne le ressentions qu'à peine, tant notre exaltation était grande à la vue des signes de la chute de l'Empire. Le lendemain, sur un raccordement de chemin de fer, on nous entassa de la manière la plus étroite dans des wagons à bestiaux où, cependant, lors de la vérification quotidienne, deux chiens parvenaient à frayer un large passage aux offiders du N.K.V.D. Dans mon wagon se trouvaient en majorité des victimes de la première rafle effectuée après le début de la guerre, des noms sur les listes de proscription les plus diverses. La différence entre eux .et nous était, en quelque sorte, qualitative. Leurs visages d'hommes repus gardaient encore l'air à la fois martial et bouffi de notables soviétiques, contrastant avec leurs yeux de personnages traqués. Qui n'y avait-il pas ici ? Généraux, députés au Soviet suprême, glorieux héros de l'aviation ! Des académiciens, un groupe de biochimistes. Un groupe de juifs, directeurs des grands magasins de Moscou, incarcérés pour s'être livrés à la spéculation, tandis que leurs complices, de souche russe, occupant de hautes fonctions dans le Parti, restaient en liberté. Des Allemands émigrés de gauche, parmi lesquels le rédacteur du Sturm, Walden, que j'avais.connu
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