• G. ADAMOVITCH Je ne cherche nullement à minimiser l'œuvre de Maïakovski. Bien au contraire, j'aimerais faire voir que, dans sa jeunesse surtout, il a su rester grand en dépit de ce qui aurait été fatal à tout autre poète. Car on ne saurait nier que ses premiers poèmes soient de grandes œuvres, ou du moins d'immenses promesses. Ces promesses ont-elles été pleinement tenues ? Làdessus je me range volontiers à l'avis de Pasternak, ami et admirateur de Maïakovski, qui parla avec amertume de ses deux suicides, l'un ayant précédé sa mort physique*. Certes, le savoir-faire, la maîtrise du poète s'étaient très développés avec le temps. Le côté mordant de son inspiration prit un relief extraordinaire : rythmes, rimes, assonances, telles épithètes cinglantes faisant penser à une flèche empoisonnée, l'inclinaison savante du vers, tout témoigne d'une éclatante maturité littéraire. Mais on étouffe dans ces longues diatribes, et le poète lui-même semble y manquer cruellement d'air. L'élan est pourtant resté le même que du temps de La Flûte et du Nuage, et l'on ne saurait même pas affirmer qu'il se brise. Non, il est sciemment dirigé vers un mur où il s'arrête au • Dans son Essai d'autobiographie, paru à Paris en 1958, Pasternak rejette« la moitié de Maïakovski» et s'en explique : « Exception faite du document immortel écrit à la veille de sa mort, A pleine voix, le Maïakovski de la dernière période, à partir de Mystère-Bouffe, m'est inaccessible. Je reste indifférent à ces modèles d'écriture maladroitement rimés, à ce vide alambiqué, à ces lieux communs et à ces vérités rebattues, exposés d'une manière si artificielle, si embrouillée et . avec si peu d'esprit. A mon point de vue, c'est là un Maïakovski nul, inexistant. » Comme Mystère-Bouffe, écrit en 1917, a vu le jour en 1918, cela signifie que Pasternak «rejetait» toute la période soviétique de Maïakovski, sauf le dernier poème. Il n'était pas seul à penser ainsi, et qui oserait récuser Pasternak en pareille matière, la qualité de son appréciation, la pureté de ses sentiments ? - N.d.l.R . Bibl".otecaGino Bianco 321 moment voulu. Aucune surprise n'est tolérée, aucun mystère n'est admis. Le poète sait d'avance ce qu'il se permettra de dire et ce qu'il ne dira pas. Seuls, çà et là, quelques sourds accents de révolte laissent deviner ce qu'aurait pu être une œuvre dont la flamme dévastatrice a été réduite et réglée jusqu'à être mise au service d'un ordre extérieur implacable. Littérature engagée ? Certes, et je m'en voudrais de discuter ici la nature et l'objet de cet engagement. Toutefois, force est de reconnaître que Maïakovski n'était pas fait pour ce genre de servitude et qu'il s'est engagé dans une impasse. L'œuvre ne manque certes pas d'aspects grandioses, mais elle évoque une débâcle. Qu'une débâcle de cette envergure doive être placée très au-dessus de petites réussites littéraires bien sages, qui donc voudrait le contester ? Maïakovski se suicida le 14 avril 1930, à l'âge de trente-sept ans, en laissant un mot où il disait n'avoir pas d'autre issue que la mort et demandait que l'on s'abstînt de commérages à ce sujet. « Car le défunt n'aimait pas ça du tout», ajoutait-il, fidèle jusqu'au dernier moment à son ironie de toujours. Sa volonté n'a pas été respectée. On a abondamment parlé de déception d'amour, de déboires littéraires, d'autres choses encore. Le fait est que son suicide frappa de stupeur tout le monde. N'était-ce pas lui, Maïakovski, qui avait affirmé dans un poème célèbre, dédié à la mémoire d'un autre suicidé, Serge Essénine, qu'un communiste ne pouvait et ne devait jamais se tuer ? Quoi, avait-il donc fléchi dans sa foi ? Nul ne saurait le dire. Je pense, pour ma part, que sa résolution de mourir était due à un désespoir de nature complexe, d'où la douloureuse certitude de s'être trahi en tant que poète n'a pas été totalement absente. GEORGES ADAMOVITCH.
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