320 naturel. La curiosité des lecteurs s'estompait peu à peu. Maïakovski commençait à jouir d'une notoriété de bon aloi. On aurait dit qu'il regrettait les orageuses réunions d'autrefois, où le public surexcité l'injuriait et même envahissait l'estrade, comme cela se passa le jour où il lut un poème se terminant par l'évocation d' « un je ne sais·quoi de vil et de majestueux pareil à Léon Tolstoï », le tout accompagné d'une inimitable moue de mépris. Un malentendu se produisit dès le début de la révolution bolchévique. Maïakovski et ses amis se dirent que du moment que l'extrême gauche politique s'était emparée du pouvoir, eux, l'extrême gauche littéraire, avaient des droits à faire valoir. C'était mal connaître Lénine. Le moment venu, il rappela de façon péremptoire que le but de la révolution ne consistait nullement à créer de toutes pièces une civilisation nouvelle, mais au contraire de permettre aux déshérités d'autrefois de jouir des richesses accumulées au cours des siècles par le génie humain. Maïakovski savait bien que le nouveau régime n'avait point la mollesse de l'ancien et en tira les conséquences. Personnellement, je crois que son ralliement au bolchévisme a été tout à fait sincère et que c'est à tort qu'à l'époque on parla de son arrivisme éhonté. Mais il faisait penser à l'albatros baudelairien et se sentait mal à l'aise au milieu des besognes quotidiennes de ce communisme qui s'installait laborieusement sur les ruines du passé. Nous touchons là au drame même de Maïakovski. Jusqu'au jour de son suicide il a dû être intimement déchiré entre son besoin de grandes envolées libres, aux accents quelque peu anarchistes, et sa détermination de servir une cause qui, pratiquement, ne reconnaissait au poète qu'un rôle d'auxiliaire dans l'instauration du socialisme. D'autre part, les jalousies littéraires, les intrigues, les luttes sournoises dans· un monde où le talent ne comptait que dans la mesure de sa capacité d'adaptation, prirent peu à peu une acuité incroyable. Ce n'étaient qu'attaques et contreattaques, accusations diverses, reproches pleins de fiel. Les adversaires de Maïakovski lui rappelaient sa fameuse veste jaune, symbole des erreurs d'autrefois, lui déniaient le droit de se réclamer de la révolution prolétaire et devenaient d'autant plus acerbes que, le cas échéant, ils pouvaient se référer au jugement de Lénine. Car Lénine n'a pas été tendre envers Maïakov- . ski. Il a taxé de galimatias « archistupide » son long poème intitulé: I50.ooo.ooo. Il alla même jusqu'à déclarer qu'à son avis le communisme de Maïakovski n'était qu'un communisme de voyou. Une seule œuvrette du poète trouva grâce auprès de lui, celle où il est question du nombre excessif de conférences administratives. Lénine jugea cette émouvante piécette « utile », sans vouloir se prononcer sur sa valeur purement littéraire. Maïakovski est donc mort très· discuté. Certes, il jouissait de la faveur des jeunes, et notamment BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL des poètes de la nouvelle génération; tous plus ou moins ses disciples. Mais la critique lui restait · en partie hostile et on le disait très irrité, voire affecté, par les remontrances et les leçons de . morale communistes venant de gens qu'il savait prêts aux pires abandons et lâchetés. Soudain, se produisit un revirement quasi mira-· culeux. Staline fit savoir qu'à son avis Maïakovski était « le meilleur, le mieux doué des poètes de l'époque soviétique ». Immédiatement, sur l'heure même, les détracteurs les plus acharnés du poète se mirent à confesser leur erreur et à exalter l'œuvre méconnue. Désormais, aucun article sur Maïakovski ne pouvait être publié sans que soit citée en bonne place la géniale, la définitive formule stalinienne. La moindre réserve devenait crime de lèse-majesté. Cela dura une bonne trentaine d'années. Il n'est donc pas trop tôt pour tenter un jugement de recul qui ferait apparaître la grandeur de Maïakovski, mais aussi les faiblesses et les vices de son œuvre. Une certaine baisse de son rayonnement semble être amorcée en Russie, et non sans rapport avec la tendance à remettre en question tout ce qui a été exalté sous Staline. A en croire la revue sbviétique Octobre, tels jeunes poètes émettent des doutes sur l'importance de l' œuvre de leur aîné, d'autres déclarent reconnaître ses mérites sans pouvoir l'aimer. Il se pourrait donc bien que, dans les années qui viennent, l' œuvre de Maïakovski subisse une éclipse. Essayons de voir ce qu'il y aurait d'arbitraire là-dedans, mais aussi de juste et de fondé. Indéniablement, Maïakovski avait l'étoffe d'un très grand poète, et par surcroît d'un poète tragique, au sens le plus large du terme. Ses poèmes de jeunesse surtout, La Flûte, colonne vertébrale, Le Nuage en pantalons - autant de titres bizarres, résolument drôles, mal accordés à une inspiration toujours grave, - ses poèmes de jeunesse frappent par leurs accents durs, métalliques, douloureux, révoltés. Par un souffle prodigieux aussi, par un lyrisme sobre et viril, entre~êlé de sarcasmes. C'est cela qui rendait irrésistibles les premières· œuvres de Maïakovski, surtout quand il les disait lui-même, avec une force vengeresse qui semblait vouloir balayer toutes les turpitudes du monde. Et pourtant, très tôt déjà, on arrivait à se demander : pourquoi cette manie des locutions· improvisées au hasard, et loin d'être toujours heureuses ? Car Maïakovski, soulignons-le, ne cherchait ' nullement à « tordre le cou à l' éloquence·». Ses poèmes n'ont jamais été que des discours rimés, très éloignés de l'alchimie verbale d'un Khlebnikov. Son style tourmenté et baroque est donc marqué d'un maniérisme qui commence à dater. Il y a aussi les grossièretés à succès facile, les jurons, les injures répétées. Quel enfantillage que tout cela, dira-t-on un jour ... L'envers vaut l'endroit, les extrêmes se touchent, et le brutal, l'odieux n'est qu'une autre face du joli et du mièvre. La poésie ne se doit-elle pas de se tenir à l'écart de ces jeux puérils ? . •
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