Le Contrat Social - anno VII - n. 6 - nov.-dic. 1963

I revue kistorique et critique des /aits et des idées - bimestrielle - NOV.-DÉC. 1963 B. SOUVARINE ............ . GEORGES ADAMOVITCH .. ALEKSANDER WAT ....... . GRÉGOffiE ARONSON .... . Vol. VII, N° 6 Les imposteurs dans l'impasse Maïakovski La mort d'un vieux bolchévik Les francs-maçons et la révolution russe (II) L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE E. DELIMARS ............. . Le Kremlin et l'épouvantail allemand Le super-contrôle en U.R.S.S. H. SWEARER . ............. . PAGES INÉDITES A. DE TOCQUEVILLE ..... . Du gouvernement local en Angleterre DÉBATS ET RECHERCHES MARCEL BRÉSARD ....... . La « volonté générale » selon Simone Weil Sur le mystère Rousseau Rousseau et la démocratie LÉON EMERY ............. . THÉODORE RUYSSEN .... . QUELQUES LIVRES AIMÉ PA TRI : « Frappe, mais écoute » MICHEL COLLINET : Politique et stratégie Comptes rendus par YVES LÉVY, THÉODORE RUYSSEN, Luc GUÉRIN SÉBASTIEN LOSTE, MICHEL BERNSTEIN~ CHARLES MELCHIOR DE MOLÈNES • CHRONIQUE Réflexions sur la violence La trahison des clercs INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS · Biblioteca Gino Bianco •

\ Au • sommaire des derniers numéros du CONTRAT SOCIAL MARS-AVRIL 1.963 B. Souvari ne Partis frères et idées sœurs N. Valentinov De Boukharineau stalinisme Yves Lévy La matière et la forme Joseph Frank Une utopie russe : 1863-1963 E. Delimars La famille en U.R.S.S. Jeremy R. Azrael La coercitionaprès Staline Aimé Patri La moral.ede l'histoire * Le mystère Rousseau JUILLET-AOUT 1963 B. Souvarine MAI-JUIN 1963 B. Souvari ne Rappel au conformisme Léon Emery Esquissed'une sociologiede l'école K. Papaioannou L'accumulationtotalitaire E. Delimars Le Kremlin et le peuple russe Robert Conquest La « libéralisation » du régime soviétique André V. Babitch Corruptionde l'oligarchie en U.R.S.S. Serge Voronine Frayeursnocturnes Théodore Ruyssen Un grand livre sur la guerre et la paix SEPT.-OCT. 1963 La décompositiondu marxisme-léninisme B. Souvari ne Au-dessusde la mêlée Yves Lévy La tâche du Réformatef!r K. Papaioannou Classe et parti Harry G. Shaffer Révisionnismeet planification . R. V. Greenslade Khrouchtchev et les économistes Leopold Labedz Le chapitre des « réhabilitations » Lucien Laurat L'avenir du socialisme B. Souvari ne Les premiers pas de Lénine Grégoire Aronson Les francs-maçons et la révolutionrusse Léon Emery Racisme, démocratie et communisme Aleksander Wat Le « réalisme socialiste » Wolfgang Leonhard L'U.R.S.S.après Stalin_e Erich Balow Voyageen Allemagne.de l'Est , Martin Jéinicke Aspects du stalinisme allemand Chronique Faillitede l'agriculture communiste Ces numéros sont en vente à l'administration de la revue ... 199, boulevard Saint-Germain, Paris 78 Le numéro : 3 F ·Biblioteca Gin.a Bianco· ..

k COMlil f()(J.i rn11e l,istori4ue et criti1J11e Jn /11its et des ,ites NOV.-DÉC. 1963 · - VOL. VII. N° 6 SOMMAIRE Page B. Souvarine . . . . . . . . . . . . LES IMPOSTEURSDANS L'IMPASSE. . . . . . . . . 315 Georges Adamovitch . . . . . MAÏAKOVSKI. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 319 Aleksander Wat......... LA MORT D'UN VIEUX BOLCHÉVIK. . . . . . . 322 Grégoire Aronson . . . . . . . LES FRANCS-MAÇONS ET LA RÉVOLUTION RUSSE (Il) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 331 L'Expérience communiste E. Delimars . . . . . . . . . . . . . LE KREMLIN ET L'ÉPOUVANTAIL ALLEMAND. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 338 H. Swearer ... ·.. . . . . . . . . LE SUPER-CONTRÔLE EN U.R.S.S. . . . . . . . . . 349 Pages inédites A. de Tocqueville........ DU GOUVERNEMENT LOCAL EN ANGLETERRE. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 354 Débats et recherches Marcel Brésard. . . . . . . . . . LA « VOLONTÉ GÉNÉRALE» SELON SIMONE WEIL..................................... 358 Léon Emery. . . . . . . . . . . . . SUR LE .MYSTÈREROUSSEAU. . . . . . . . . . . . . . 362 Théodore Ruyssen . . . . . . . ROUSSEAU ET LA DÉMOCRATIE. . . . . . . . . . . 363 Quelques livres Aimé Patri . . . . . . . . . . . . . . « FRAPPE,MAIS ÉCOUTE» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 364 Michel Collinet . . . . . . . . . . POLITIQUE ET STRATÉGIE........................... 367 Yves Lévy. . . . . . . . . . . . . . . THE PURE THEORY OF POLIT/CS, de BERTRAND DE JOUVENEL . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 369 Théodore Ruyssen . . . . . . . BELLONE, OU LA PENTE DE LA GUERRE, de ROGER CAi LLOIS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 371 Luc Guérin . . . . . . . . . . . . . LA PEUR DE LA LIBERTÉ, d'ERICH FROMM . .. • . .. . . 374 Sébastien Loste . . . . . . . . . . LA POLITIQUE MONDIALE CONTEMPORAINE, de GUYWILL Y SCHM_ETLZ ........................ ·... . . . . 375 Michel Bernstein......... LE MOUVEMENT SYNDICAL EN FRANCE, 1871-1921, de ROBERT BRÉCY . .. . .. .. . . . . .. .. .. .. . . .. .. . .. .. .. 376 Ch. Mekhior de Molènes. DIALOGUE DES CONTINENTS : UN PROGRAMMEÉCONOMIQUE, de PIERRE URI ............. ; . .. .. .. . .. 377 Chronique RÉFLEXIONS SUR LA VIOLENCE . . . . . . . . • . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 379 La trahison des clercs . . ... . .. . ... . . . . ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 381 Livres reçus Biblioteca Gino Bianco

DIOGÈNE Revue Internationale des Sciences Humaines Rédacteur en chef : ROGERCAILLOIS N° 45 : Janvier-Mars 1964 SOMMAIRE La culture de l'Inde Sushi/ Kumar Saxena • . . . . . . . Les fondements de la musique hindoustant . KapilaMalik Vatsyayan . . . . . . La danse et· la sculpture dans l'art indien classique. M. M. Bhalla . • . . . . . . . . . . . . . L'Inde à la recherche d'un théâtre. SachchidanandaVatsyayan .'. . . Quelques aspects du roman indien contemporain. GeorgeKuttical Chacko . . . . . . La pensée indienne et l'éthique du .._ déyeloppement économique . . Réalités indiennes VishwanathPrasad Varma . . . . La politique et la pensée politique dans l'Inde moderne. Milton Singer . . . . . . . . . . . . . . . L'organisation sociale de la civilisation indienne. K. A. Milakanta Sastri. ..... ·.. Sur les rapports entre l'Inde moderne et l'Occident . .RÉDACTIONE.T ADMINISTRAT/ON: 6, rue Franklin, Paris-168 (TRO 82-21) . Revue trimestrielleparaissant en quatre langues : anglais, arabe, espagnol et français. L'édition française est publiée ·par la Librairie Gallimard, 5, rue Sébastien-Bottin, Paris-7e Lesabonnements sont souscritsauprès de. cette maison (CCP 169-33, Paris) Prix de vente au numéro ·: 5,50 F Tarif d'abonnement_: France : ~O F; Etranger : 25,50 F

rev11ehistorique et critique Je1 fait! et Jes idées Nov.-Déc. 1963 Vol. VII, N° 6 LES IMPOSTEURS DANS L'IMPASSE par B. Souvarine UNE PUBLICATION officiellede Pékin (il n'y en a pas d'autres en ce lieu), la Peking Review parue au . début de décembre, rapporte qu'au cours d'un dîner en février 1960, Khrouchtchev traita Mao de « vieille galoche usée, bonne seulement à être mise dans un coin pour se faire admirer». Cette révélation tardive, mais de source indiscutable, confirme la supposition deux fois émise ici que le communiste turc Nazim Hikmet ne faisait que traduire l'opinion des dirigeants soviétiques en disant de Mao et consorts : « Les Chinois sont des imbéciles. » Khrouchtchev s'y connaît en galoches, comme l'ont remarqué les d!légués aux Nations· Unies, et s'il a rangé Mao dans cette catégorie au début de 1960, c'est qu'il a dû former sa conviction au cours des années précédentes. On a donc lieu de penser, plus que jamais, que les entrevues d'août 1958 à Pékin, interprétées par la quasi-totalité des experts occidentaux comme acte de déférence accompli par Khrouchtchev chez Mao, ont été orageuses et pas pré~isément à l'avantage du foudre de guerre en papier. Avant de raconter l'histoire de la galoche, la presse chinoise avait qualifié Khrouchtchev de « bouffon lecteur de Bible et chanteur de psaumes », ainsi que d' « objet de risée » (N. Y. Times du 9 décembre). Les myriades d'idéogrammes dicté_s par Mao ont défini précédemment le Secrétaire des secrétaires comme menteur, dégénéré, renégat, félon, traître, vendu, profiteur, chauvin, raciste, aventurier, capitulard, scissionniste, etc., qui « se vautre dans la fange avec la clique renégate de Tito » et dont « toute l'eau de la Volga ne saurait laver la honte» (références dans nos articles précédents). Les Albanais ont fait écho à Pékin en stigmatisant ce « voyou » qui se livre à de l' « exhiBiblioteca Gino Bianco bitionnisme » et à du « libertinage » (ibid.) . Les amateurs de dépats idéologiques, fascinés par la différence entre l'orthodoxie et le révisionnisme, étant ainsi comblés, les vraies questions apparaissent sous une lumière plus vive. La discussion publique entre le bouffon et la galoche, quels que soient les prête-nom, est aussi un dialogue de sourds. « Il faut une coexistence pacifique », dit l'un. « Non, c'est la coexistence pacifique qu'il faut», répond l'autre.- « Ah ! vous êtes contre la coexistence pacifique », reprend le bouffon. « Parfaitement, nous sommes pour la coexistencepacifique »,rétorque la galoche. « Alors, vous ne ·voulezpas la coexistence pacifique », s'indigné le révisionnist~. « Oui, nous exigeons la coexistence pacifique», affirme l'orthodoxe. Et ainsi de suite (références dans nos précédents articles).·Khrouchtchev tire un avantage maximum des sottises de son antagoniste sur la guerre nucléaire en l'accusant d'envisager d'un cœur léger l'anéantissement de la civilisation et Mao s'évertue à faire oublier ses propos insanes en renchérissant su~.la coexistence pacifique dont ·il se prétend l'inventeur. La même comédie se joue quand le bouffon, récemment encore, déclare que « nous soutiendrons par tous les moyens la lutte des peuples contre l'impérialisme, le colonialisme et le néo-colonialisme »(journaux du 21 décembre), ce qu'il avait déjà seriné mille fois plutôt qu'une et qui ne·le désolidarise en rien de la galoche dont il tient le même langage et qui le copie en pratique. Quant à distinguer entre la parole et les actes, on ne voit toujours pas en quoi l'orthodoxie diffère du révisionnisme. De part et d'autre, les querelleurs prennent soin de vitupérer les capitalistes sans se priver de leur acheter des céréales et des machines, ni de leur demander des crédits. Si la

316 Chine communiste n'avait pas mis à mal son agriculture, on imagine de quels sanglants sarcasmes elle eût couvert l'Union soviétique devenue la plus grosse cliente des « impérialistes » après la dernière récolte. Un accord tacite dissuade de parler de corde dans la maison d'un pendu. De même, quand Tchou En-lai entreprend sa tournée publicitaire en Afrique, il se garde bien de préconiser la « guérilla » chère à Mao, d'offrir quelque appui chinois, fût-il verbal, au prolétariat dont la doctrine orthodoxe dogmatise le « rôle dirigeant » et qui devrait s'insurger contre les b?ur~eois ~t les féodaux : comme Khrouchtchev, il fait amiami avec les pouvoirs établis qui mettent hors la loi les partis communistes. L'orthodoxie s'en accommode à merveille, quitte à mettre au rancart ses thèses flamboyantes sur la « voie chinoise » proposée à l'avant-garde révolutionnaire pour accomplir un « bond en avant » dans la brousse africaine et instaurer des communes populaires assorties de hauts fourneaux nains dans la forêt équatoriale. On conçoit mal qu'il se risque à déconseiller à Nasser, à Ben Bella, à Moulay Hassan, d'accepter l'aide américaine (impérialiste et néo-colonialiste) et le concours soviétique (au service du néo-colonialisme impérialiste, selon le Quotidien du peuple du 21 octobre 1963). Si « les Chinois sont des imbéciles », comme le disait Nazim Hikmet parlant des communistes, ils ne le sont pas à ce point-là. On ne s'explique donc guère le pseudo-conflit idéologique si l'on fait abstraction dù conflit réel, désormais avoué en termes assez crus par les deux parties. Khrouchtchev ne cesse d'assurer avec aplomb que tout doit s'arranger pourvu que finisse la querelle en public, avouant ainsi implicitement que le marxisme-léninisme en question n'est que de la frime. Lors du 46e anniversaire du régime, il s'adresse aux capitalistes qui, suppose-t-il, souhaitent que le différend s'aggrave : « Nous ne vous donnerons pas ce plaisir, Messi~urs, vous serez déçus. Notre désaccord principal ·est avec les pays capitalistes, non avec la Cbhl~. (...) Nous faisons tout notre possible pour liquider nos divergences de vues et construire un camp socialiste monolithique » (8 novembre). Le Quotidien du peuple répond le 19 novembre par 18.000 idéogrammes en redoublant d'animosité envers la personne de Khrouchtchev, tournée en ridicule. La Pravda du 24 novembre presse néanmoins les Chinois d'accepter l'invite de Khrouchtchev dans « l'intérêt suprême » du commu- -ni_smet;. le 6 .décembre, renouvelle la proposition de « trêve de la polémique ouverte ». Pékin réagit le 10 décembre en dénonçant vertement « l'hypocrisie » de Khrouchtchev et en constatant que cent trois articles hostiles à l'attitude chinoise ont paru en. un mois dans la presse soviétique. Le sixième article-fleuve réfutant la lettre ouverte de Moscou datée du 14 juillet accentue le caractère personnel de l'affaire, tout en répétant les accusations de trahison : Khrouchtchev n'est qu\m << prestidigitateur » et ses porte-plume Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL ont osé décrire Mao comme une « divinité placée très au-dessus du peuple ». D'après le Truth ·. Daily de Hong Kong (13 décembre), Tchou En-lai aurait prédit la chute prochaine de Khrouchtchev ; . on ne ferait pas état ici de cette prédiction si Khrouchtchev lui-même ne répandait des rumeurs de ce genre. Au Caire, le 21 décembre, Tchou En-lai se montre optimiste : « ••• Ces discussions pourront être réglées sur la base des principes marxistes-léninistes. » Khrouchtchev était apparemment de cet avis quand, au début de novembre, causant avec des socialistes français en confidence, il se donnait jusqu'au mois de mai 1964 pour mettre un terme à la querelle : il n'a pas précisé le jour, ni l'heure. . Une fois de plus se pose l'énigme de la mansuétude relative dont le bouffon fait preuve envers la galoche : ce n'est pas ainsi que les communistes de l'école stalinienne se comportent normalement au cours d'une lutte de cette sorte. Même Tito, couvert de boue et d'ordure par Pékin et Tirana, ne réagit que mollement et prudemment en public, attitude sans nul doute concertée entre Moscou et Belgrade. Il y a là quelque chose sous roche. Faute de réponse certaine à ce point d'interrogation, on ne peut qu'émettre des hypothèses, la plus plausible étant qu'un combat singulier se livre sous le camouflage idéologique et que les adversaires tablent sur des données inconnues des profanes pour venir à bout l'un de l'autre. On ne risque pas de se tromper en pensant que Moscou a tenté de « noyauter » le cercle dirigeant chinois pour en éliminer les récalcitrants et s'y assurer une majorité docile : les bolch~viks et leurs épigones ne savent pas s'y prendre autrement. Doit-on remonter jusqu'à la liquidation de Kao Kang et de Jao Chou-chi, annoncée en avril 1955, mais dont la disparition fut antérieure ? La question reste enveloppée de ténèbres opaques. En tout cas, l'exclusion du maréchal Peng Teh-huai et de Tchang Wen-tsien en août 1959, motivée par leur opportunisme de droite et leur révisionnisme, semble bien relever du conflit Khrouchtchev-Mao. ·Le noyautage a échoué à Pékin, comme à Belgrade sous Staline, parce que Mao, ainsi que Tito, ont employé les méthodes policières de Moscou sans s'embarrasser de considérations « idéologiques ». Inversement, peut-on imaginer un noyautage chinois dans le cercle dirigeant du P.C. soviétique ? On demande à le voir pour le croire, mais cela n'écarte pas absolument une éventuelle coïncidence d'intérêts entre une tendance de la « direction collective » et les maîtres de la Chine : en ce cas, l'orthodoxie et le révisionnisme ne pèseraient pas lourd. La, conviction affichée par Khrouchtchev et par .les porte-parole de Mao quant à une heureuse issue, toujours ~fférée, de leur règlement de comptes, prouve bien que les mille accusations - meurtrières échangées entre cha~pions du marxisme-léninisme étaient fausses. Elle indique aussi l'arrière-pensée réciproque d'arrêter les frais èn sacrifiant qui le bouffon, qui la galoche, mais le

B SOUVARINE tout est d'y parvenir. A part cela, d'après la doctrine, ce sont les lois économiques, les progrès techniques et les masses laborieuses engagées dans la lutte des classes qui déterminent le .cours de l'histoire. Que sait-on des voies et moyens dont disposent les protagonistes pour sortir de l'impasse actuelle ? * )f )f ON NE SAIT RIEN des secrets de la Cité interdite. A raisonner sur les phénomènes visibles à l'œil nu, il n'y a pas lieu de spéculer sur une crise de la direction communiste par suite du divorce qui a mis fin à l'aide économique et technique de l'Union soviétique. Il a suffi au parti omnipotent de renoncer aux termitières, dites communes populaires, et de laisser en quelque mesure travailler les paysans pour que les populations chinoises aient de quoi subsister. Un progrès industriel autonome et assez lent se subordonne naturellement à celui de l'agriculture. La Chine, qu'aucun voisin ne menace, n'a pas besoin d'armements modernes. Elle pourra se passer longtemps, peut-être toujours, de bombes atomiques. Si des dissensions internes doivent se produire à Pékin, nul ne saurait présentement en discerner la cause déterminante. Non pas qu'on ignore l'âge de Mao, sa mégalomanie, son impopularité, non plus que les conséquences qui résulteraient de sa retraite. Khrouchtchev a peut-être là-dessus des connaissances spéciales, dont il s'abstient de nous faire part. S'il escompte un prochain effacement de son rival, l'avenir seul nous apprendra ce que valent ses espérances. La situation de Khrouchtchev au Kremlin ne prêterait point à commentaires perplexes si l'intéressé lui-même ne s'ingéniait à la faire passer pour douteuse. Il renforce ainsi la prédiction de Tchou En-lai et l'interprétation de divers signes dénotant des embarras dans la direction collective, monolithique et infaillible. Si l'on devait personnaliser les responsabilités au sommet de la hiérarchie soviétique, comme le font les commentateurs occidentaux, Khrouchtchev serait depuis longtemps déchu, peut-être un homme mort. Mais les échecs essuyés tant à l'intérieur qu'à l'extérieur ne sont pas imputables à lui seul : toute l'équipe dirigeante partage la satisfaction des réussites, réelles ou fictives, et la déception des revers. Les réformes dans le Parti et dans l'Etat, les mesures économiques, la libéralisation intellectuelle, la politique étrangère, autant d'initiatives élaborées en commun, quel que fût le rôle mal défini de Khrouchtchev. La mise en œuvre des décisions prises porte la marque inévitable d'un style personnel, mais lequel des survivants de l'époque stalinienne eftt été mieux qualifié comme leader de transition entre un passé horrible et un avenir meilleur, Staline ayant exterminé jusqu'au dernier les communistes qui méritaient encore ce nom ? Dans les rapports détériorés avec les partis «frères», Khrouchtchev Biblioteca Gino Bianco a probablement été peu diplomate, voire maladroit et brutal ; ses collègues ne lui en feront pourtant grief que si d'autres motifs interviennent, et en ce cas la solidarité d'hier ne lui épargnerait pas la disgrâce de demain, motivée par des considérations spécifiques. Cela vaut qu'on s'y arrête. Les Albanais ont déballé en février dernier une documentation prouvant que Khrouchtchev s'est tourné contre eux parce qu'ils refusaient de se prononcer contre les Chinois rétifs, non à cause des crimes qu'on leur reproche après coup. Lors d'une conférence tenue au Kremlin en janvier 1960, Khrouchtchev accusait encore les Yougoslaves d'envoyer des espions, des assassins, des terroristes en Albanie et ailleurs ; il fit volte-face quand les Albanais résistèrent à son arrogance, à ses menaces (N. Y. Times, 18 février 1963). On peut croir.! Zerit i Popullit lorsque ce journal des enragés du stalinisme accuse Khrouchtchev d'avoir manœuvré des Albanais à son service pour scinder leur parti et s'emparer de la direction (13 novembre). Il en appert que Khrouchtchev n'a pas su opérer contre Enver et Mao mieux que Staline contre Tito et que les déclamations doctrinaires n'éclairent nullement les luttes intestines. Or ses collègues ne lui en ont pas tenu rigueur, autant qu'on sache, comme s'ils endossaient ses actes et p1roles. Cela veut-il dire que personne auprès de lui ne s'inquiète de la rupture virtuelle avec la Chine, sinon avec la petite Albanie ? Le fait est que Khrouchtchev a jugé bon de paraître en difficulté sous ce rapport, en octobre et novembre, d~vant des socialistes français en visite. Divers récits de ces visiteurs concordent pour décrire une mise en scène des plus insolites au Kremlin où Khrouchtchev se campe entouré d'opposants qui guettent l'occasion de le jeter bas. Une telle infraction voulue au secret habituel répond évidemment à une intention, celle d'accréditer au-dehors la thèse des Polonais et des Yougoslaves selon laquelle la « détente » et la paix dépendent de la position éminente de Khrouchtchev, donc des concessions que les démocraties occidentales consentiraient à ses exigences. Reste à savoir s'il invente de toutes pièces ou s'il exagère démesurément, dans le sens qui lui convient, des indices susceptibles d'interprétations diverses. Quels indices ? Én novembre . 1962, l'inflation singlJ.}ièredu Secrétariat du Parti, passé brusquement de huit à douze membres, égalant ainsi en nombre le Présidium du Comité central. Six mois plus tard, le 21 juin 1963, Brejnev et Podgorny seront nommés, eux aussi, secrétaires du Parti : il semble, décidément, que Khrouchtchev ait besoin de renfort, ou le contraire. En tout cas, un Secrétariat permanent de quatorze membres, dont six appartiennent au Présidium, c'est là un sérieux démenti à l'anthropomorphisme qui, en Occident, érige Khrouchtchev en maître unique des destinées du communisme actuel, personnage qu'il faut bourrer de cadeaux bourgeois et princiers quand il voyage, pour se concilier ses bonnes grâces. Plus que jamais, la « direction

318 collective» s'avère comme une réalité avec laquelle les démocraties atlantiques doivent com~ter. Soulignons, en outre, que Chélépine, l'ancien secrétaire des Jeunesses communistes et ci-devant chef de la Police secrète, cumule à présent les charges et fonctions de secrétaire du C_omité central, de président du Comité de contrôle du Parti et de l'Etat, de vice-président du Conseil des ministres. Avancement vertigineux pour un homme relativement jeune, mais d'où il serait prématuré de rien conclure, sachant qu'à Moscou, plus encore qu'à Rome, le Capitole est proche de la roche Tarpéienne. Dans un autre ordreid'idées, on(ne peut s'empêcher de noter que, le 2 avril 1963, l' Unità communiste italienne avait remarqué à Moscou « un moment politique délicat (sic) et intéressant», à l'appui de quoi son fastidieux verbiage, dépourvu d'indications explicites, suscitait une vague de rumeurs contradictoires. En même temps, Paese Sera, autre feuille communiste, doutait que Khrouchtchev eût été mis en minorité au Présidium après un débat « d'une vigueur sans précédent ». Le peu qu'on sache à cet égard provient d'indiscrétions chuchotées dans les ambassades de pays satellites, par conséquent de milieux qui touchent aux cercles officiels. Le 8 avril suivant, la Pravda publiait sa kyrielle annuelle de slogans rituels pour le Ier Mai, qu'une « précision » bizarre allait compléter trois jours après dans le même journal par un long« salut fraternel» au socialisme yougoslave : une pareille lacune, réparée aussi ostensiblement, cela ne s'était jamais vu et cela prête à spéculer à l'infini sur les nuances d'opinion instables au Secrétariat ou au Présidium. Dix jours plus tard (21 avril), !'Observer rapportait de sources anonymes, sans doute diplomatiques, la prévision du « départ » de Khrouchtchev dans les deux ans à venir. Bientôt, Khrouchtchev en personne reconnaissait, le 24 avril, qu'à son âge un politicien surmené est en droit de penser à la retraite. Le 4 mai, on apprend par un bulletin de santé que Kozlov, Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL malade, ne: participe plus aux affaires jusqu'à nouvel avis : notre dernier article, Au-dessus de la mêlée, mentionnait la question indiscrète posée à Tirana au sujet de cette disparition inopinée. Une crise cardiaque ou une hémorragie cérébrale ne sont pas absolument à exclure, même en Russie soviétique, mais dans Problems of Communism ( de Washington, n° de juillet-août 1963) miss Priscilla Johnson avait appelé l'attention sur un passage du poème d'Evtouchenko, Les Héritiers de Staline, paru dans la Pravda le 21 octobre 1962, où l'on pouvait lire ces vers : « Ce n'est pas pour rien,· certes, que les héritiers de Staline ont leur part de crises cardiaques.» Or Kozlov avait eu déjà un avertissement physique de ce genre en 1960 et Evtouchenko, lors d'une conversation avec Wolfgang Leonhard publiée à Hambourg par Die Zeit le 8 février 1963, a gardé soigneusement le silence quand son interlocuteur lui eut demandé s'il faisait allusion au cœur de Kozlov, dans son inspiration vengeresse. A tort ou à raison, miss Priscilla Johnson qui revient d'un long séjour (plus de deux ans) en U.R.S.S., et y a fréquenté beaucoup d'écrivains et d'artistes, voit une relation de cause à effet entre les attaques politiques prononcées à Moscou l'hiver dernier contre les intellectuels soviétiques taxés d'hérésie et l' « attaque cardiaque» de Kozlov. La supposition n'a rien d'invraisemblable. Si ces divers indices, d'importance inégale comme de nature différente, ainsi que d'autres plus subtils, se confirment et se précisent, ils mériteront examen à loisir, ensemble ou séparément selon la tournure des choses. Pour l'heure, les deux principaux imposteurs qui paradent sur le devant de la scène internationale ont surabondamment démontré leur imposture respective, donc celle de leur idéologie et de leur régime, même s'ils trouvent un « compromis pourri », comme disait Lénine, pour sortir momentanément de cette impasse. B. Souv ARINE.

• ,. •• MAIAKOVSKI par Georges Adamovitch Il n'était plus possible de s'exprimer librement sur Vladimir Maïakovski en Russie soviétique sous Staline, depuis que le tyran inculte avait consacré la réputation du poète « cubo-futuriste », en échange de flatteries dictées par la discipline plus que par l'inspiration. En France, le nom et l'œuvre de Maïakovski ont été exploités par des parasites éhontés appartenant à la pègre littéraire qui se prétend « léniniste » après avoir chanté des louanges serviles à Staline pendant un tiers de siècle. Or c'est afficher un singulier cynisme que d'associer Lénine et Maïakovski dans un même souvenir. On a déjà ici réfuté cette imposture. Lénine ne pouvait supporter « le futurisme, le cubisme et autres ismes », disait-il à Clara Zetkin qui le rapporte dans ses Mémoires. · Selon Maxime Gorki, « il éprouvait de l'antipathie et de l'irritation à l'égard de Maïakovski» dont il réprouvait les cris, les contorsions verbales, « pénibles à lire». Dans la Pensée russe du 8 juin dernier, M. Boris Philippov, traitant du« réalisme socialiste», cite ces auteurs qualifiés et aussi Lounatcharski qui raconte que Lénine lui écrivit le 6 mai 1921 pour s'élever contre le tirage à 5.000 exemplaires d'une brochure de Maïakovski, « absurde, stupide, prétentieuse, qu'il aurait suffi de tirer à 1.500 exemplaires pour les bibliothèques et les excentriques» (cf. L'Héritage littéraire, t. 65, Moscou 1958). Cela dit, afin de rétablir la vérité, il faut ajouter que le compliment de Staline à l'adresse de Maïakovski était une souillure que le poète a lavée dans son sang par un suicide que l'on est en droit d'interpréter comme un sursaut de dignité, un dernier cri de révolte. Les pages de Georges Adamovitch qui suivent, sans parti pris d'aucune sorte, rendent justice au poète assassiné par le régime soviétique. L'ŒUVRE de Vla.dimir Maïakovski est, sans contredit possible, l'une de celles qui se détachent avec le plus d'éclat de l'ensemble des lettres russes du siècle. Que l'on aime ou non., qu'on admire le savoir-faire du poète jusque daris ses pièces de circonstance et de propagande ou qu'on y déplore la manifestation d'un certain esprit conformiste., nul ne peut rester indifférent à cette grandefigureet à cette grande voix. Trente-troisansaprès la brusquedisparition Biblioteca Gino Bianco du poète, on se demande encore : que vaut-elle en somme, cette œuvre, objet de controverses p 1ssionnées,et quelles sont ses chances de survie ? Maïakovski fit son apparition dans les cénacles littéraires de Saint-Pétersbourg et de Moscou peu avant la guerre de 1914. Le futurisme russe qui venait de naître n'avait rien d'un ensemble cohérent. Les thèses de l'italien Marinetti, généralement considéré comme promoteur du mouvement, étaient jugées quelque peu simplistes. Maïakovski faisait partie d'un groupe de jeunes poètes des plus avancés et qui avaient ajouté au titre commun de futuristes la particule de « cubo » pour souligner qu'ils se réclamaient aussi du cubisme français. Maïakovski était grand et beau, lançait ses vers avec une force extraordinaire, et par surcroît s'affublait d'une longue veste de coton jaune vif, le col largement ouvert. On souriait, on haussait les épaules, et pourtant, très vite, on dut se rendre compte que c'était là un être exceptionnel, un garçon comblé de dons. Toutefois, Maïakovski n'a jamais été le cerveau, ni moins encore l'âme de son groupe. Cette position privilégiée était l'apanage d'un jeune homme d'allure mystérieuse, ne desserraµt presque jamais les .dents, abîmé dans un rêve ou une méditation ininterrompue : Vélimir Khlebnikov, figure poignante et bizarre, disparue dans la tourmente révolutionnaire, poète doué d'un sens aigu du langage, inventeur de combinaisons verbales à résonances troublantes. Ses camarades l'entouraient d'une vénération d'autant plus surprenante qu'ils étaient par principe hostiles à toute autorité. Maïakovski lui-même s'effaçait devant lui, assuré qu'il était de se rattraper dans un autre domaine. Lui, Maïakovski, c'était le flambeau, la figure de proue du groupe, chargé pour ainsi dire des relations avec le public. Jusqu'à la révolution d'Octobre, son activité fiévreuse semblait suivre un cours somme toute

320 naturel. La curiosité des lecteurs s'estompait peu à peu. Maïakovski commençait à jouir d'une notoriété de bon aloi. On aurait dit qu'il regrettait les orageuses réunions d'autrefois, où le public surexcité l'injuriait et même envahissait l'estrade, comme cela se passa le jour où il lut un poème se terminant par l'évocation d' « un je ne sais·quoi de vil et de majestueux pareil à Léon Tolstoï », le tout accompagné d'une inimitable moue de mépris. Un malentendu se produisit dès le début de la révolution bolchévique. Maïakovski et ses amis se dirent que du moment que l'extrême gauche politique s'était emparée du pouvoir, eux, l'extrême gauche littéraire, avaient des droits à faire valoir. C'était mal connaître Lénine. Le moment venu, il rappela de façon péremptoire que le but de la révolution ne consistait nullement à créer de toutes pièces une civilisation nouvelle, mais au contraire de permettre aux déshérités d'autrefois de jouir des richesses accumulées au cours des siècles par le génie humain. Maïakovski savait bien que le nouveau régime n'avait point la mollesse de l'ancien et en tira les conséquences. Personnellement, je crois que son ralliement au bolchévisme a été tout à fait sincère et que c'est à tort qu'à l'époque on parla de son arrivisme éhonté. Mais il faisait penser à l'albatros baudelairien et se sentait mal à l'aise au milieu des besognes quotidiennes de ce communisme qui s'installait laborieusement sur les ruines du passé. Nous touchons là au drame même de Maïakovski. Jusqu'au jour de son suicide il a dû être intimement déchiré entre son besoin de grandes envolées libres, aux accents quelque peu anarchistes, et sa détermination de servir une cause qui, pratiquement, ne reconnaissait au poète qu'un rôle d'auxiliaire dans l'instauration du socialisme. D'autre part, les jalousies littéraires, les intrigues, les luttes sournoises dans· un monde où le talent ne comptait que dans la mesure de sa capacité d'adaptation, prirent peu à peu une acuité incroyable. Ce n'étaient qu'attaques et contreattaques, accusations diverses, reproches pleins de fiel. Les adversaires de Maïakovski lui rappelaient sa fameuse veste jaune, symbole des erreurs d'autrefois, lui déniaient le droit de se réclamer de la révolution prolétaire et devenaient d'autant plus acerbes que, le cas échéant, ils pouvaient se référer au jugement de Lénine. Car Lénine n'a pas été tendre envers Maïakov- . ski. Il a taxé de galimatias « archistupide » son long poème intitulé: I50.ooo.ooo. Il alla même jusqu'à déclarer qu'à son avis le communisme de Maïakovski n'était qu'un communisme de voyou. Une seule œuvrette du poète trouva grâce auprès de lui, celle où il est question du nombre excessif de conférences administratives. Lénine jugea cette émouvante piécette « utile », sans vouloir se prononcer sur sa valeur purement littéraire. Maïakovski est donc mort très· discuté. Certes, il jouissait de la faveur des jeunes, et notamment BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL des poètes de la nouvelle génération; tous plus ou moins ses disciples. Mais la critique lui restait · en partie hostile et on le disait très irrité, voire affecté, par les remontrances et les leçons de . morale communistes venant de gens qu'il savait prêts aux pires abandons et lâchetés. Soudain, se produisit un revirement quasi mira-· culeux. Staline fit savoir qu'à son avis Maïakovski était « le meilleur, le mieux doué des poètes de l'époque soviétique ». Immédiatement, sur l'heure même, les détracteurs les plus acharnés du poète se mirent à confesser leur erreur et à exalter l'œuvre méconnue. Désormais, aucun article sur Maïakovski ne pouvait être publié sans que soit citée en bonne place la géniale, la définitive formule stalinienne. La moindre réserve devenait crime de lèse-majesté. Cela dura une bonne trentaine d'années. Il n'est donc pas trop tôt pour tenter un jugement de recul qui ferait apparaître la grandeur de Maïakovski, mais aussi les faiblesses et les vices de son œuvre. Une certaine baisse de son rayonnement semble être amorcée en Russie, et non sans rapport avec la tendance à remettre en question tout ce qui a été exalté sous Staline. A en croire la revue sbviétique Octobre, tels jeunes poètes émettent des doutes sur l'importance de l' œuvre de leur aîné, d'autres déclarent reconnaître ses mérites sans pouvoir l'aimer. Il se pourrait donc bien que, dans les années qui viennent, l' œuvre de Maïakovski subisse une éclipse. Essayons de voir ce qu'il y aurait d'arbitraire là-dedans, mais aussi de juste et de fondé. Indéniablement, Maïakovski avait l'étoffe d'un très grand poète, et par surcroît d'un poète tragique, au sens le plus large du terme. Ses poèmes de jeunesse surtout, La Flûte, colonne vertébrale, Le Nuage en pantalons - autant de titres bizarres, résolument drôles, mal accordés à une inspiration toujours grave, - ses poèmes de jeunesse frappent par leurs accents durs, métalliques, douloureux, révoltés. Par un souffle prodigieux aussi, par un lyrisme sobre et viril, entre~êlé de sarcasmes. C'est cela qui rendait irrésistibles les premières· œuvres de Maïakovski, surtout quand il les disait lui-même, avec une force vengeresse qui semblait vouloir balayer toutes les turpitudes du monde. Et pourtant, très tôt déjà, on arrivait à se demander : pourquoi cette manie des locutions· improvisées au hasard, et loin d'être toujours heureuses ? Car Maïakovski, soulignons-le, ne cherchait ' nullement à « tordre le cou à l' éloquence·». Ses poèmes n'ont jamais été que des discours rimés, très éloignés de l'alchimie verbale d'un Khlebnikov. Son style tourmenté et baroque est donc marqué d'un maniérisme qui commence à dater. Il y a aussi les grossièretés à succès facile, les jurons, les injures répétées. Quel enfantillage que tout cela, dira-t-on un jour ... L'envers vaut l'endroit, les extrêmes se touchent, et le brutal, l'odieux n'est qu'une autre face du joli et du mièvre. La poésie ne se doit-elle pas de se tenir à l'écart de ces jeux puérils ? . •

• G. ADAMOVITCH Je ne cherche nullement à minimiser l'œuvre de Maïakovski. Bien au contraire, j'aimerais faire voir que, dans sa jeunesse surtout, il a su rester grand en dépit de ce qui aurait été fatal à tout autre poète. Car on ne saurait nier que ses premiers poèmes soient de grandes œuvres, ou du moins d'immenses promesses. Ces promesses ont-elles été pleinement tenues ? Làdessus je me range volontiers à l'avis de Pasternak, ami et admirateur de Maïakovski, qui parla avec amertume de ses deux suicides, l'un ayant précédé sa mort physique*. Certes, le savoir-faire, la maîtrise du poète s'étaient très développés avec le temps. Le côté mordant de son inspiration prit un relief extraordinaire : rythmes, rimes, assonances, telles épithètes cinglantes faisant penser à une flèche empoisonnée, l'inclinaison savante du vers, tout témoigne d'une éclatante maturité littéraire. Mais on étouffe dans ces longues diatribes, et le poète lui-même semble y manquer cruellement d'air. L'élan est pourtant resté le même que du temps de La Flûte et du Nuage, et l'on ne saurait même pas affirmer qu'il se brise. Non, il est sciemment dirigé vers un mur où il s'arrête au • Dans son Essai d'autobiographie, paru à Paris en 1958, Pasternak rejette« la moitié de Maïakovski» et s'en explique : « Exception faite du document immortel écrit à la veille de sa mort, A pleine voix, le Maïakovski de la dernière période, à partir de Mystère-Bouffe, m'est inaccessible. Je reste indifférent à ces modèles d'écriture maladroitement rimés, à ce vide alambiqué, à ces lieux communs et à ces vérités rebattues, exposés d'une manière si artificielle, si embrouillée et . avec si peu d'esprit. A mon point de vue, c'est là un Maïakovski nul, inexistant. » Comme Mystère-Bouffe, écrit en 1917, a vu le jour en 1918, cela signifie que Pasternak «rejetait» toute la période soviétique de Maïakovski, sauf le dernier poème. Il n'était pas seul à penser ainsi, et qui oserait récuser Pasternak en pareille matière, la qualité de son appréciation, la pureté de ses sentiments ? - N.d.l.R . Bibl".otecaGino Bianco 321 moment voulu. Aucune surprise n'est tolérée, aucun mystère n'est admis. Le poète sait d'avance ce qu'il se permettra de dire et ce qu'il ne dira pas. Seuls, çà et là, quelques sourds accents de révolte laissent deviner ce qu'aurait pu être une œuvre dont la flamme dévastatrice a été réduite et réglée jusqu'à être mise au service d'un ordre extérieur implacable. Littérature engagée ? Certes, et je m'en voudrais de discuter ici la nature et l'objet de cet engagement. Toutefois, force est de reconnaître que Maïakovski n'était pas fait pour ce genre de servitude et qu'il s'est engagé dans une impasse. L'œuvre ne manque certes pas d'aspects grandioses, mais elle évoque une débâcle. Qu'une débâcle de cette envergure doive être placée très au-dessus de petites réussites littéraires bien sages, qui donc voudrait le contester ? Maïakovski se suicida le 14 avril 1930, à l'âge de trente-sept ans, en laissant un mot où il disait n'avoir pas d'autre issue que la mort et demandait que l'on s'abstînt de commérages à ce sujet. « Car le défunt n'aimait pas ça du tout», ajoutait-il, fidèle jusqu'au dernier moment à son ironie de toujours. Sa volonté n'a pas été respectée. On a abondamment parlé de déception d'amour, de déboires littéraires, d'autres choses encore. Le fait est que son suicide frappa de stupeur tout le monde. N'était-ce pas lui, Maïakovski, qui avait affirmé dans un poème célèbre, dédié à la mémoire d'un autre suicidé, Serge Essénine, qu'un communiste ne pouvait et ne devait jamais se tuer ? Quoi, avait-il donc fléchi dans sa foi ? Nul ne saurait le dire. Je pense, pour ma part, que sa résolution de mourir était due à un désespoir de nature complexe, d'où la douloureuse certitude de s'être trahi en tant que poète n'a pas été totalement absente. GEORGES ADAMOVITCH.

LA MORT D'UN VIEUX BOLCHÉVIK Souvenirs sur Stiéklov par Aleksander Wat Iouri M. Stiéklov Iouri M. Stiéklov (r873-I94I), militant socialiste, puis communiste, écrivain, historien, directeur des Izvestia depuis la révolution d' Octobre jusqu'à r925, a été l'une des personnalités soviétiques ~esplu~ en !1ue, du vivant de Lénine. Tout jeune, il avait pris part au mouvement révolutionnaire dès I888 et contribué à fonder les premiers cercles social-démocrates à Odessa. Arrêté en r894 et déporté en Sibérie pour dix ans, il s'évada en r899 et réussit à émigrer en Europe occidentale. Sous le nom de N evzorov, il fut ainsi que Riazanov un des créateurs du groupe Borba qui collaborait à l'Iskra, avec Lénine et Plékhanov. Rentré en Russie lors de la révolution de r90 5, député au premier Soviet de Saint-Pétersbourg, arrêté comme tous les membres du Soviet à la dernière séance _dec~tte assemblée, libh:é q_uelquesmois plus ~ar~, il prit part aux publications bolchéviques, emigra de nouveau de I9Io à I9I 4 et, pendant . la révolution de Février en I9I7, devint membre du Comité exécutif du Soviet de Pétrograd en tant que socialiste « hors fractions ». Rallié au parti de Lénine après la révolution d' Octobre, il fut élu au Comité exécutif des Soviets et prit la direction des Izvestia. Après la mort de Lénine, à partir de r925, il passe à l'arrière-plan et sa biographie s'estompe. On sait seulement qu'il a dirigé la revue Construction soviétique en r928 et qu'à pcrtir de r929 il travaille comme vice-président au Ccmité de direction des Ecoles supérieures. Il disparaîtra Biblioteca Gino Bianco sous Staline comme la plupart des personnages mis en avant par le régimede Lénine. On ne savait rien de son sort tragique avant le témoignage de son compagnon d'infortune et de souffrance publié pour la première fois ici mbne. Sa . « réhabilitation » dérisoire, sous forme d'un article commémoratif de S. Stroumiline dans les Izvestia (27 aot2t r963), à l'occasion du 9oe anniversaire de sa naissance, date de six mois à peine. Il a . donc fallu dix ans écoulés depuis la mort de Staline pour que le «libéralisme» des dirigeants actuels de l' U.R.S.S. autorise d'imprimer le nom de Stiéklov dans le journal dont il avait été le premier_._directeur. Encore n'est-ce possible qu'à la condition de ne pas dire la vérité sur les circonstances où l'une des innombrables victimes du stalinisme est tombée en disgrâce pour périr dans les affres d'une agonie lamentable. _Stiéklo'!' était l'auteur d'ouvrages de valeur, mis au pilon par ordre de. Staline, mais qui sero1t1 pr~ba~lement réédités dans un proche avenir. Lt s principaux sont une biographie de Tchernychevski, en deux volumes ; une biographie de Bakounine, en qua_tr~volumes ; une étude sur les pionniers du socialisme, en deux volumes; une histoire de la première Internationale; des travaux sur Marx, sur Proudhon, sur la police politique en France. Il y a une édition anglaise de son livre sur la prl- . mière Internationale. En français, nous n'avens que sa brochure sur La Fraction social-démocrate dans la 3e Douma (Paris I9IJ). On lira page 330, co"!'_plémenàt la présente notice, l'article de S. Stroumtline. · B. S.

A. WAT Chaque âme avait les yeux sombres et caves, la face pâle et décharnée au point que c'est des os que la peau prenait forme. ...Leurs orbites semblaient des bagues au chaton vide : ceux qui sur le visage humain lisent OMO auraient chez eux fort bien reconnu l'M. Dante, Purgatoire, chant XXIII. L'UNE des tortures endurées à la Loubianka consiste en cette durée vide et infinie où pendant des mois il ne se passe rien, hormis · la misérable routine quotidienne, et où l'on ne peut se défendre du sentiment qu'il en sera ainsi au siècle des siècles. Dans la cellule n° 34, mes trois codétenus (dont l'un s'éloignait de jour en jour vers la folie) et moi, nous étions isolés du reste du monde, placés comme dans une boîte de conserve. Il résulte d'une telle situation un bouleversement de la sensation du temps. Le passé et le présent se mêlent et s'interpénètrent paradoxalement, comme dans le « nouveau roman » français, et avant toutes choses le temps subjectif diverge de celui du calendrier. C'est ainsi que je ne saurais dire quand eut lieu notre évacuation de Moscou : en juillet 1941, ou en août? De la guerre, nous étions informés depuis un certain temps. Par d'imperceptibles signes qui, ici, prenaient une figure et un poids aussi extraordinaires que dans les rêves. Ainsi l'on commença par barbouiller les fenêtres de teinture bleue ; on fit déménager les détenus dans diverses cellules auparavant spacieuses, et maintenant, comme au temps de léjov, surchargées de monde; dans les longs couloirs morts de la Loubianka jusqu'alors animés, de temps à autre, par le seul écho des pas et les signaux retentissants des gardiens, parfois par un cri venant du cabinet d'instruction, nous croisions maintenant, lorsqu'on nous conduisait la nuit à l'interrogatoire, des groupes gesticulants d'officiers du N.K.V.D.; la réduction du temps des interrogatoires, la distraction énervée des enquêteurs, tout cela témoignait suffisamment, étant donné la pauvreté de notre minuscule univers clos, de la dissolution de l'édifice de !'Ordre absolu. Ainsi, bien que je ne me souvienne pas de la date, tout le déroulement de cette journée d'évacuation est à jamais fixé dans ma mémoire. Je vois, comme à travers un verre grossissant, des visages inconnus et des silhouettes, et il me semble qu'après ces vingt années écoulées, je pourrais les reconnaître dans ·une foule. On nous chassa, nous et nos cc affaires », dans œ dédale de couloirs où, jusqu'à ce jour, deux ·sonniers n'auraient pas eu le droit de se voir, ces larges escaliers tournants, fermés du ea bas par un grillage -métallique depuis · v s'y était suicidé. Maintenant, les d'une même affaire s'y rencontraient, retrouvait son frère qu'il tenait pour a!eaionapas encore nous appeler, 323 nous faisant signe d'un clin d'œil étonné ou joyeux, d'un froncement de sourcils, d'un éclair dans le regard. Tout cela se passait dans un silence total que l' onit pouva véritablement entendre, non pas malgré, mais à cause du piétinement des centaines de pas. Et ce n'est qu'en regardant ceux des autres cellules que nous nous rendîmes compte de notre propre aspect : celui de vieux forçats en haillons. A travers la foule compacte se frayaient un chemin, l'un après l'autre - et cela sans peine aucune, car nous étions tout juste des ombres, - des officiers du N.K.V.D., des lieutenants, des généraux, et des filles jeunes, belles, soignées, élégantes à l'européenne, telles que je n'en ai jamais vu nulle part ailleurs en Russie. Etres d'un monde autre, élevé, inaccessible, parmi la foule des damnés. Chacun d'eux portait des brassées de dossiers, de hautes piles de documents, des fichiers. En bas, ils les jetaient dans des camions, pêle-mêle. Pêle-mêle! ces dossiers, les livres des deux cents millions de destins sur lesquels, par le moyen d'un ordre rigoureux, se tenait l'Empire de Staline... La fin d'un Empire, l'Apocalypse, - voilà ce que nous pensions, bouleversés par l'espoir et la terreur en regardant nos bourreaux détruire les fondements de leur puissance. Nous passâmes la nuit debout, dans de petits boxes dépourvus de bouches d'aération. J'y retrouvai tout de suite mon ami Broniewski, avec lequel j'avais été arrêté en janvier 1940. L'une de ces merveilleuses rencontres, dues au hasard, si fréquentes en U.R.S.S., et qui, dans le Docteur Jivago, irritent les critiques occidentaux. Nous étouffions dans ces boxes, mais ne le ressentions qu'à peine, tant notre exaltation était grande à la vue des signes de la chute de l'Empire. Le lendemain, sur un raccordement de chemin de fer, on nous entassa de la manière la plus étroite dans des wagons à bestiaux où, cependant, lors de la vérification quotidienne, deux chiens parvenaient à frayer un large passage aux offiders du N.K.V.D. Dans mon wagon se trouvaient en majorité des victimes de la première rafle effectuée après le début de la guerre, des noms sur les listes de proscription les plus diverses. La différence entre eux .et nous était, en quelque sorte, qualitative. Leurs visages d'hommes repus gardaient encore l'air à la fois martial et bouffi de notables soviétiques, contrastant avec leurs yeux de personnages traqués. Qui n'y avait-il pas ici ? Généraux, députés au Soviet suprême, glorieux héros de l'aviation ! Des académiciens, un groupe de biochimistes. Un groupe de juifs, directeurs des grands magasins de Moscou, incarcérés pour s'être livrés à la spéculation, tandis que leurs complices, de souche russe, occupant de hautes fonctions dans le Parti, restaient en liberté. Des Allemands émigrés de gauche, parmi lesquels le rédacteur du Sturm, Walden, que j'avais.connu

324 dans les années 20 à Berlin. Des officiers polonais, lituaniens, Ehrlich, le chef du Bund. On nous alimentait de pain noir et de harengs recouverts d'une croûte de sel, tout en ne nous distribuant qu'une très chiche ration d'eau, etc., choses connues et cent fois décrites. Le quatrième jour, on nous· fit descendre à Saratov. On nous poussa au pas de course jusqu'à la prison intérieure du N.K.V.D., distante de quelques kilomètres. La file des malheureux essoufflés s'étirait sur quelques bonnes centaines de mètres ; en queue venaient les femmes ; sur les côtés, les soldats, nerveux et harcelants, tandis que sur la route et dans les rues, de rares passants feignaient de ne pas nous voir. Les Polonais tâchaient de manœuvrer de façon à se retrouver ensemble. Broniewski et moi soutenions Ehrlich, qui semblait avoir comme une crise cardiaque. Mon ami Tadeusz Peiper, qui présentait déjà des signes de la manie de la persécution, me souffla: « J'ai vu ta femme. Réjouis-toi, vous allez être ensemble. » Je n'avais rien su de ma famille depuis mon arrestation, et j'étais plein des plus terribles frayeurs. Il ne m'en fallait pas davantage. Ma femme, si sensible et belle, dans une misère pareille... Et mon fils, qui sûrement avait déjà dépéri... Je m'efforçais de rester en arrière, de me rapprocher des femmes, pour leur poser cette question : « I est - li toutt Watowa, jéna polskovo pissatiélia (Y a-t-il ici une Madame Wat, la femme de l'écrivain polonais) ? ,> Alors que je manœuvrais de la ·sorte me parvinrent de loin des imprécations : « Staline ! », accompagnées d'épithètes qu'aucun de nous n'aurait, en ce temps, osé même évoquer en esprit. « Le vieux Stiéklov, me chuchota un voisin de rencontre, il a déjà crié ainsi dans le wagon. » La voix était sèche et stridente, mais non pas hystérique. Après quelques minutes, je me trouvai aux côtés de l'imprécateur. Il marchait d'un pas alerte, à longues enjambées, au bord même de la colonne. Le soldat, près de lui, ne disait rien ; il avait un visage apeuré, méchant, morne. Les détenus de la Loubianka éveillaient généralement chez les soldats et les gardiens, non pas du respect, mais une crainte particulière : ils savaient que, quelle que fût notre misère, nous formions une élite sur laquelle ils ne pouvaient prétendre à aucun droit. Dans ce cas précis, ils devaient tenir l'audacieux pour un fou, ce qui augmentait leur révérence, traditionnelle chez les Russes, pour les iourodivy, les innocents. Les malédictions, · les épithètes, les jurons de mon voisin d'un moment étaient monotones et vulgaires, mais son allure revêtait une distinction frappante. De Stiéklov, je ne savais pas grand-chose, sinon qu'il avait été l'un des premiers comp~- gnons de Lénine, directeur des Izvestia pendant de nombreuses années, auteur d'ouvrages sur Tchernychevski, Bakounine et Dobrolioubov. Quoique absorbé par mes soucis, je considérai ce dément (car c'est ce que, moi aussi, je pensai ~e lui., pour en avoir tant vu dans ·les prisons BibliotecaGino Bianco LB CONTRAT SOCIAL . · soviétiques). Mince, grand, légèrement voûté, le visage allongé, son port de tête me ~t aussitôt penser à quelque vieil Anglais sorti du collège d'Eton. Il était vêtu proprement, avec soin, et bien qu'il parût flotter dans son costume, il était en bonne condition physique, n'ayant pas ce teint terreux qui aurait fait croire que nous étions tous saupoudrés de cendre. Mais quelle que fût la différence entre lui et nous, les anciens, elle n'avait pas de commune mesure avec celle qui le séparait des derniers venus dans notre monde de prisonniers. Considérez les touristes soviétiques officiels, politiciens, responsables, écrivains ayant dépassé la trentaine. Gras ou maigres, agréables ou laids, " sympathiques ou non, les visages de ces membres de l'intelligentsia d'une certaine génération, ou bien des vydvijentsy 1 , qu'ils soient énergiques ou passifs, bienveillants ou sadiques, tous portent une marque commune que l'on ne saurait aisément exprimer d'un mot. Il ne s'agit sûrement pas là d'un masque, mais bien plutôt d'un esprit de dissimulation, au-delà duquel on peut imaginer plusieurs jeux de visages. Une manière de mort dans le regard, alors que les yeux inquiètent par leur vivacité. Une monstrueuse sûreté de soi et de son univers, qui, en un instant, pour notre malheur, peut se changer en un cri d'imploration ou de démence. Un enjouement ne parvenant pas à masquer étroitement un recul craintif. Une attention perpétuellement tendue, une vigilance de fuyard, obligé de voir ce qui se passe dans son dos. Plutôt une pesanteur qu'une lourdeur. Un sourire sympathique et affecté, toujours prêt à paraître, et une vanité de parvenu, de tchinovnik. Et, last but not least, spécialement chez les dignitaires du Parti, et d'une façon plus générale chez les responsables, même d'un rang inférieur, tout ce que les Russes qualifient à l'aide de ce terme intraduisible: pochlost, mélange particulier de grossièreté, d'ennui et de vulgarité. Il peut parfois manquer l'une ou l'autre de ces· composantes mais ta forme synthétique, la Gestalt, demeure. Naturellement, c'est du visage typiquement soviétique qu'il est ici question. Et c'est précisément cette empreinte spécifique qui prédominait chez les nouveaux venus. Ils présentaient toutes les variantes de la physionomie soviétique. Rien ·n'était demeuré en eux de l'harmonie et des tensions musicales, contrapuntiques, des physionomies des intellectuels de l'époque prérévolutionnaire. Ils n'avaient pas non plus la bonhomie blagueuse des visages du peuple· russe. . Une peau épaisse et une ossature lourde, un contraste plus frappant que la normale entre la . partie supérieure, parfois sympathique, et la partie inférieure, aux chairs molles. M2.is le plus particulier est dans leurs yeux, dans l'expression de leurs yeux, qui s'harmonisent précisément· avec la partie inférieure du visage, ce qui ne peut r! Vydv(jentsy: fonctionnaires responsables, sortis du rang.·

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