Le Contrat Social - anno VII - n. 5 - set.-ott. 1963

306 marché du travail, et par suite la division de la société en classes. Cela revient à dire que ses problèmes sont encore ceux de la société marchande du type simple., tandis que l'on retrouvera dans la doctrine de Locke, théoricien de la révolution de 1688, ceux qui relèvent proprement du nouvel état de choses.. Entre son examen des doctrines de Hobbes et celui des doctrines de Locke, M. Macpherson a placé une étude des conceptions moins connues des « Niveleurs » ( Levellers) et de Harrington, l'auteur d'Oceana. Les théoriciens des Niveleurs de l'époque cromwellienne, et quelques-uns de leurs précurseurs, font curieusement émerger la notion de la propriété privée en admettant comme principe de base que chacun est le propriétaire naturel de lui-même, c'est-à-dire de ses propres capacités et des fruits de celles-ci. Tel est le fon_dementde la liberté et de l'égalité naturelle, source de la reconnaissance des droits politiques. M. Macpherson estime que les Niveleurs sont grossièrement inconséquents avec eux-mêmes lorsqu'ils admettent que domestiques et mendiants soient exclus du bénéfice de ces droits. Mais leur position est significative. On voit que ces égalitaires ne sont nullement des communistes et l'on mesure l'importance du principe qu'ils posent en vue de la justification d'un marché de la force de travail: le propriétaire de soi-même est maître de se vendre, fût-ce à titre temporaire. Plus généralement, liberté, c'est la même chose que propriété. On est très près de l'analyse marxiste, si l'on est très éloigné de la revendication correspondante. En un sens, l'exclusion des domestiques et des mendiants se concevrait, à condition d'admettre que ces gens, en acceptant une perpétuelle dépendance à l'égard d'autrui, ont abdiqué leur liberté, c'est-à-dire leur propriété. Une inconséquence demeure: c'est que, si l'on est vraiment propriétaire de soi-même, on doit avoir la permission de faire de soi-même tout ce que l'on veut. M. Macpherson n'a pas jugé utile de dégager à ce propos la conception juridique plus usuelle selon laquelle la propr~été étant un droit réel, à savoir le droit d'une personne sur une chose, elle ne saurait concerner la personne propre plutôt que celle d'autrui. L'antinomie qui mène les Niveleurs à l'inconséquence repose probablement dans la notion d'un droit de propriété exercé sur soi-même. Harrington, l'auteur de l'utopie romancée intitulée Oceana, est peut-être encore moins connu sur le continent que les théoriciens niveleurs, bien que Louis Reybaud lui ait consacré une partie de l'appendice de ses Etudes sur les Réformateurs (t. II, 2e édit., 1898). A la recherche d'un régime politique stable, il dégage le principe prémarxiste d'une relation entre le type de gouvernement et le mode de distribution de la propriété. Son concept de l'équilibre de la propriété ( balance of proper_ty) revient à soutenir que l'instabilité politique tient à la rupture de cet équilibre entre le grand nombre et le petit nombre, le peuple et la noblesse. Il est plus près \ d'une analyse directe des données historiques de Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL son temps que Hobbes et les Levellers. M. Macpherson discute le point de savoir s'il faut voir en lui un témoin de la transition du féodalisme ·. au capitalisme (Tawney et Trevor-Roper ont soutenu à ce sujet des thèses opposées). Ses.· applications du principe de l'équilibre, qui ne vont aucunement dans le sens du communisme de son illustre prédécesseur dans le genre de l'utopie romancée, Thomas Morus, sont certaine- _ment ambiguës. On ne voit pas clairement si la gentry, au détriment de laquelle il déplore que l'équilibre ait été rompu, se confond ou non avec la noblesse. Harrington n'est pas une tête philosophique aussi forte que Hobbes, mais il est digne d'une considération tout au moins historique. D'une manière intéressante, M. Macpherson note l'influence que le réaliste Machiavel a pu exercer sur ce rêveur. On en vient enfin à John Locke, qui demeure pour la plupart des Anglo-Saxons le théoricien politique d'élection, celui qui aurait formulé le plus clairement les principes du libéralisme démocratique. En relevant ses ambiguïtés et ses variations doctrinales (car le théoricien de 1660 n'est pas tout à fait le même que celui de 1689), l'auteur a certainement eu pour but de réagir contre des préjugés simplificateurs. Il nous semble cependant que les grandes lignes de la doctrine exprimée dans le second traité politique au moins demeurent claires en tant qu'expression de la théorie des whigs, et dans leur opposition aux vues de Hobbes: la famille et la propriété étant antérieures · à l'institution du pouvoir politique, Sa Majesté n'a le droit de lever ni impôts ni troupes sans le consentement de ses sujets, formulé par leurs représentants. C'est le fondement du libéralisme parlementaire avec la caution la plus réaliste et la plus bourgeoise que l'on puisse rêver, malgré le recours à l'Etat de nature. On peut naturellement discuter le caractère proprement démocratique de ce libéralisme politique approprié au libéralisme économique. M. Macpherson a raison de souligner que Locke ne reconnaît pas de capacité politique aux simples travailleurs et réserve le monopole du contrôle du pouvoir aux seuls propriétaires. C'est en un sens le retour à l'idée antique selon laquelle la responsabilité politique doit croître en raison directe de l'intérêt privé que chacun peut avoir à une bonne administration de la chose publique. Sur ce point, Locke est moins loin d'Aristote que ne le suppose M. Macpherson page 246. Car il n'est pas évident que le Stagirite ait attribué finalement la condition de l'esclave à rien d'autre qu'aux circonstances qui condamnaient certains plutôt que d'autres à ce rôle, puisque de toute façon il fallait qu'il y en eût. D'autre part, lorsque Locke soutient que « no body has an absolute arbitrary power over himself or over any other » (cité page 219), cela prouve qu'au moins dans ce texte il se fait de la propriété conçue comme droit réel une conception plus . claire que celle des Levellers, qu'il ne confond pas chose et personne. Les contradictions internes que l'on peut relever dans la notion d'un droit autorisant l'accu-·

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