• M. JANICKE Tels écrivains, usant de comparaisons et d'allusions poétiques voilées, se sont aventurés jusqu'à la limite de la tolérance officielle, peut-être mên1e au-delà. Parmi eux, le jeune poète lyrique Günter Kunert qui, comme Kahlau, ayant protesté contre la politique culturelle du régime en 1956, avait été obligé de faire son « autocritique ». Dans Interfragmentarium, poème qui avait pour sous-titre «Sur l'œuvre de Franz K.», allusion transparente à Kafka, interdit jusqu'à ces derniers temps 8 , il semble avoir de loin dépassé les bornes : Le dormeur sort de son lit Encore fatigué ; furtivement, Il regarde autour de lui pour voir Si quelque chose de son rêve ne traîne pas encore [dans la chambre. Comment le miroir voit-il aujourd'hui Celui qui vient de se lever ? A-t-il Déjà des soupçons ? D'un fil qui pend du plafond (Qui sait quelle sorte de fil ?) Descend une araignée (qui sait de quel genre ?) Vers lui, assis à la table, afin d'entendre Ce qu'il est en train de penser. Silence. Silence de casemate. Silence de cave creusée [dans le roc. Quelquefois brisé par un bruit : assourdi, Piétinant au-dessus du plafond., le long des marches, Arpentant escaliers et étages, A grands pas à travers chambres et couloirs Ce pouvoir qui a bien des noms, Trop de noms ... Le poème parut dans la revue littéraire Sinn und Form (n° 3, 1962), laquelle, en compagnie de Neue Deutsche Literatur, s'était souvent attiré les foudres du Parti pour son attitude non conformiste. En mai 1962, les autorités du Parti décidèrent de passer à l'action et d'imposer des changements dans l'équipe de Sinn und Form. Bodo Uhse, « vrai fidèle du Parti », fut adjoint au rédacteur en chef Peter Huchel, qui offrit · sa démission pour protester contre pareille ingérence. Les clauses extrêmement généreuses du contrat signé par Huchel quelques années auparavant lui permirent cependant de continuer à rédiger la revue comme il l'entendait jusqu'à la fin de l'année; selon les nombreux censeurs qui l'accablèrent au VIe Congrès, il en profita «pour montrer, avant de quitter son poste, quelle espèce d'homme il était». Cette accusation se fondait surtout sur le dernier numéro de Sinn und Form, rédigé personnellement par Huchel (n° 5-6, 1962), qui s'ouvrait sur un discours de Brecht s'en prenant «aux mesures extrêmement sévères prises par les Etats fascistes contre la Raison », thème qui, en l'occurrence, ne pouvait que s'appliquer aux conditions régnant alors en Allemagne orientale. Le reste du numéro d'adieu de Huchel ne· respectait pas davantage les tabous 8. Au cours de l'année dernière, quelques ouvrages sur Kafka ont cependant été publiés en Allemagne orientale. BibHoteca Gino Bianco 299 littéraires du Parti. Bien qu'en définitive la p~blication de Sinn und Form n'ait pas été interdite comme on s'y attendait, il était évident que l'orthodoxie du Parti avait l'intention d'en faire un «exemple». La tendance à de nouvelles contraintes imposées à la liberté intellectuelle est encore mieux illustrée par le sort réservé à la pièce de Peter Hacks, Die Sorgen um die Macht (Les Soucis du pouvoir). Ce jeune dramaturge, qui passa de l'Ouest à l'Est en 1955, s'identifie dans tous ses écrits aux objectifs essentiels du S.E.D., tout en se faisant l'écho de certaines critiques exprimées par les membres du Parti eux-mêmes. A l'instar d'autres censeurs qui, il y a quelques années, faisaient encore fréquemment appel aux argumen~s de, l'Occident, i! utilise la méthode qui consiste a opposer l'image du communisme idéal offerte par la propagande commnniste depuis le XXII° Congrès du P.C. de l'Union soviétique aux conditions de la misère « socialiste» existante. Le passage le plus sujet à controverse de Die Sorgen um die Macht est le monologue de la camarade Emma Holdefleiss : Camarades, si vous voulez vous représenter le com- [munisme., Tournez les yeux vers ce qui Existe actuellement, et prene.t le contraire ; Car la route ressemble peu à la destination. Prenez autant de joies que vous connaissez maintenant de peines., Prenez autant d'abondance qu'il existe maintenant de privations., Et ainsi., avec les tons gris du présent., Peignez pour vous-mêmes le tableau aux couleurs vives de l'avenir 9 • Depuis 1959, Hacks et ses nombreux protégés avaient tenté à plusieurs reprises de monter Die Sorgen um die Macht, mais le Parti était intervenu chaque fois, après quelque hésitation, pour faire avorter le projet. Après que de nombreuses retouches eurent été consenties par l'auteur, la pièce fut enfin jouée le 2 octobre 1962 au Deutsches Theater de Berlin-Est, où Racks était metteur en scène et dont le directeur, Wolfgang Langhoff, avait déjà nn dossier chargé pour déviations de la «ligne». La première réaction du Parti fut relativement modérée. Le Neues Deutschland prit l'initiative de publier nn débat ·sur la pièce, des commentaires favorables y voisinant avec des critiques. En tenant compte de celles-ci, le p~ssage cité plus haut fut édulcoré lors des représentations ultérieures. Hacks fut néanmoins violemment pris à partie au VIe Congrès et, peu après (au début de mars 1963), il perdait sa situation au Deutsches. Theater. Quelques semaines plus tard, Wolfgang Langhoff était à son tour révoqué. A la fin de mars, le Politburo tint avec des artistes et des écrivains une conférence de deux jours : la nouvelle ligne culturelle du Parti fut 9. Cf. H. Kersten : u Die Sorgen um die Macht », in SBZArchiv, n° 1-2, 1962.
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