284 siné le premier 1lll1llstre autrichien « dans un restaurant bourgeois»...), le « déclassement du prolétariat>>devint l'argument de choix dans la lutte du parti contre la gestion ouvrière et le rétablissement de la démocratie soviétique. Ayant cessé de représenter le prolétariat, le parti se mit à nier avec obstination l'existence même de la classe à laquelle il se substituait d'office. En I 92 I, Lénine disait : Par suite des lamentables conditions de notre réalité, les prolétaires sont obligés de recourir à un gagnepain non prolétarien, à des procédés petits-bourgeois de spéculation; ils sont obligés de voler ou bien d'exécuter des travaux privés à l'usine socialiste pour se procurer des articles à échanger contre des denrées agricoles. (...) Le prolétaire est obligé d'intervenir dans la sphère économique en qualité de spéculateur ou de petit producteur (XXXII, 439). En procédant ainsi, expliquait Boukharine en 1920, les ouvriers « se déclassent d'eux-mêmes>> et se transforment en « petits bourgeois >>: « seuls les plus mauvais éléments de la classe ouvrière sont restés dans les usines » 33 , les meilleurs ayant été. absorbés par le parti qui représentait désormais la « vraie » classe ouvrière. Mais c'est Lénine qui a donné la ·formule la plus extrême au solipsisme bolchévique : Très souvent, quand on dit « ouvriers », on pense que cela signifie prolétariat des usines. Pas du tout. Chez nous, depuis la guerre, des gens. qui n'avaient rien de prolétaire (sic) sont venus aux fabriques et aux usines; ils y sont venus pour s'embusquer. [C'étaient donc des « embusqués » qui avaient fait la révolution d'Octobre ...] Et aujourd'hui, les conditions sociales et économiques sont-elles, chez nous, de nature à pousser de vrais prolétaires (sic) dans les fabriques et les usines ? Non. C'est faux. C'est juste d'après Marx. Mais Marx ne parlait pas de la Russie : il parlait du capitalisme dans son ensemble, à dater du xve siècle. Ç'a été jusre pendant six cents ans, mais c'est faux pour la Russie d'aujourd'hui (sic). Bien souvent, ceux 33. Article dans Die Rote Fahne, Vienne, 29 juin 1920. .,. Biblioteca Gino Bianca~--.:.._____:: LE CONTRAT SOCIAL qui viennent à l'usine ne sont pas des prolétaires, mais toutes sortes d'éléments de rencontre 34 • Le marxisme constituait la « seule science véritable », mais ses critères étaient inapplicables au régime dont il était l'idéologie officielle... Face aux ouvriers frappés d'irréalité, « affaiblis par le déclassement et susceptibles de flottements men- · chévistes et anarchistes », c'est-à-dire nostalgiques des promesses de 1917, le parti représentait la seule « force réelle du prolétariat » 36 • Ainsi Rome n'était plus dans Rome, le « vrai » prolétariat avait disparu des usines, les ouvriers réels n'étaient pas de « vrais prolétaires» : ceux-ci s'étaient réfugiés dans le parti, où les ouvriers réels étaient en minorité. Lorsque Lénine écrivait ces phrases hallucinantes, le nombre total de bolchéviks travaillant effectivement dans l'industrie n'était que de 90.000, soit I 8 % des effectifs du parti : pour les trois quarts, celui-ci était un parti de fonctionnaires pour qui, comme dirait Marx, le maintien de la dictature était « une question de couteau et de fourchette». La sociologie léniniste leur offrait le « point d'honneur idéologique » qui permettrait au parti de demeurer sourd aux protestations de la majorité, et finalemen! d'écraser _larévolte des classes qui l'avaient porte au pouvoir. Ay~t commencé par refuser au prolétariat la « conscience de classe », la spontanéité révolutionnaire, la sensibilité morale, puis la capacité d'auto-administration dans les syndicats, l'Etat et l'économie, le parti contestait maintenant la réalité même de la classe dont il tirait sa légitimité. Préparée par la mystique de l'avant-garde consacrée par la « déréalisation » de la classe et l'exaltation solipsiste de l'élite, la voie était désormais ouverte au totalitarisme. KOSTAS PAPAIOANNOU. 34. Lénine : Rapport au XJe Congrès, mars 1922 ; in Œuvres c~mplètes, XXXIII, p. 305. 35. Lénine : Nouveaux temps, anciennes erreurs, aoftt 1921 ; XXXIII. p. 17. ,
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