K. PAPAIOANNOU Une sociologie du solipsisme COMMEdans l'univers d'Occam, où une suspicion métaphysique plane en permanence sur la réalité des événements et des faits, de même dans l'univers léniniste de 1920-22 un doute radical est perpétuellement suspendu sur la véritable identité des classes et groupes qui manifestent la moindre «spontanéité», c'est-à-dire qui échappent au contrôle, à l'encadrement de l'« avant-garde ». Ayant catalogué la Russie paysanne comme « le pays le plus petit-bourgeois d'Europe », absurdité manifeste, Lénine avait tendance à considérer toute la population avec méfiance et suspicion. Plus son programme, de toute évidence utopique, se révélait irréalisable, plus il avait tendance à considérer la réalité comme une dangereuse déviation. Ouvriers et paysans n'étaient plus . des classes ayant une structure en soi et des buts pour soi, mais une apparence trouble et confuse, derrière laquelle se cachait le Malin, toujours prêt à reparaître à la surface. Dans la mesure où ils ·étaient tenus en main par l'Armée rouge, les soldats constituaient les «bataillons de fer du prolétariat ». Mais « les soldats démobilisés» n'étaient qu'« une force petite-bourgeoise, un élément anarchiste qui traduit ses revendications en fomentant des troubles » (XXXII, 295). Les paysans n'étaient plus des paysans, mais des « petits patrons » incarnant la forme la plus subtile de l' « ennemi de classe » : Il est mille fois plus facile de vaincre la grande bourgeoisie que de vaincre les millions et les millions de petits patrons; or ceux-ci, par leur activité quotidienne, . invisible, insaisissable, dissolvante, accomplissent ce qui est nécessaire à la bourgeoisie, restaurent la bourgeoisie. (...) Ils entourent de tous côtés le prolétariat d'une ambiance petite-bourgeoise, ils l'en pénètrent, ils l'en corrompent, ils suscitent constamment au sein du prolétariat les défauts propres à la petite bourgeoisie : manque de caractère, dispersion, individualisme, passage de l'enthousiasme à l'abattement (XXXI, 39). L'adversaire n'était plus le « capitalisme », les corps expéditionnaires, les gardes-blancs, mais la · réalité tout entière : « L'ennemi, c'est la grisaille quotidienne de l'économie dans un pays de petits agriculteurs, où la grosse industrie est ruinée et où l'élément petit-bourgeois qui nous entoure comme l'air, pénètre fortement dans les rangs du prolétariat 31 • » Si la réalité s'inscrivait en faux contre le « communisme de guerre », ce n'était pas parce que celui-ci était un rêve insensé confinant au délire, m~s parce que celle-là était «petite-bourgeoise». Dans l'imagination des idéologues, la dépréciation de la monnaie, la régression vers les formes primitives du troc, le paiement des salaires en nature, les « abominations de bachi-bouzouks »qui accompagnaient les réquisitions forcées du blé, prenaient l'allure triomphale d'une « consécration de la disparition du vieux système financier et commercial » 32 • 31. Lénine : Nouveaux temps, ancimnes erreurs, août 1921 ; in Œuvres complètes, XXXIII, p. 14. 32. Trotski, 1920. Cité par B. Souvarine : Staline, p. 258 Biblioteca Gino Bianco 283 Tout autre était la perspective des affamés qui se bousculaient devant les boutiques vides. Tandis que les dirigeants s'enivraient avec les thèmes wagnériens de la malédiction de l'or (avec lequel Lénine voulait construire des vespasiennes...), ils entendaient, eux, les plaintes des paysans qui poussaient l'« anarchisme» jusqu'à « considérer l'interdiction du commerce du blé comme une mesure vexatoire» (XXIX, 75) et néfaste. Or, le rétablissement de la liberté du commerce n'était pas, pour Lénine, une mesure économique, en fait l'unique moyen de sortir de la famine, mais un· mot d'ordre politique, « contre-révolutionnaire » : c'était « le programme économique de Koltchak, de Dénikine, de tous les gardesblancs » (XXIX, 372). Si les paysans l'avaient adopté, ce n'est pas parce qu'ils avaient fait la révolution pour avoir précisément la libre disposition de la terre et de ses fruits, mais parce que, « petit patron par sa nature même, le paysan est enclin au commerce libre, que nous considérons comme un crime » (XXXI, 476). Cela était écrit en décembre 1920, quelques mois avant l'introduction de la nep et l'adoption du « programme économique de Koltchak»... Les menchéviks demandaient-ils au gouvernement d'abandonner ses fictions et de « renoncer à la collecte du blé par la force » ? Ils ne faisaient « qu'exprimer les préjugés de la vieille démocratie petite-bourgeoise» (XXIX, 530). Tout ce qui ne cadrait pas avec l'orthodoxie du momeQt, ou la devançait de quelques semaines, la gestion ouvrière et la critique de la militarisation du travail aussi bien que la liberté du commerce, était taxé de « petit-bourgeois » et voué à l'anathème. C'est que rien de bon, rien de « véritablement prolétarien » ne pouvait émaner de cette « grisaille économique », de cette société « atomisée », de ces classes « déclassées » où chaque paysan était « à moitié travailleur, à moitié spéculateur » (XXIX, 371). Or, le prolétariat lui-même n'était pas à l'abri de cet hermaphrodisme sociologique. Encerclée par ces millions de moujiks métamorphosés en petits bourgeois et en « restaurateurs du capitalisme », la classe ouvrière ellemême pouvait à t<;>uitnstant perdre son identité et se laisser «corrompre» par l'ennemi, et cela d'autant plus facilement qu'elle était non seulement« particulièrement fatiguée, épuisée, excédée par trois ans et demi de misères sans précédent » (XXXII, 289), mais aussi « affaiblie et jusqu'à un certain point déclassée par la destruction de sa base vitale : la grande industrie mécanisée » (ibid., p. 490). En effet, pendant la courte période où l'expression «dictature du prolétariat » avait eu quelque sens, l'activité industrielle (« condition objective du socialisme») avait dû se réduire au cinquième de la normale et le prolétariat (condition subjective) avait perdu la moitié de ses effectifs (1920). Au moment précis où la phraséologie du régime devenait «prolétarienne » jusqu'au délire (dans Terrorisme et Communisme, page 269, Trotski accusait Fritz Adler d'avoir assas-
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