Le Contrat Social - anno VII - n. 5 - set.-ott. 1963

282 « La production est toujours nécessaire, pas la démocratie. La démocratie de la production engendre une série d'idées radicalement fausses. » La plus « fausse » de ces idées était que les ouvriers pouvaient disposer d'eux-mêmes dans le domaine de la production. Ainsi, par exemple, !'Opposition ouvrière réclamait l'attribution de la souveraineté économique à un Congrès des producteurs de Russie qui donnerait corps et vie à l'idée des « producteurs associés » dont parle Marx tout au long de son œuvre. « Congrès des producteurs ! Qu'est-ce que cela signifie ? », s'exclame Lénine (p. 208). « J'ai du mal à trouver les mots pour qualifier cette ineptie » (p. 211 ). « Je demande: est-ce qu'ils plaisantent ? Peuton prendre au sérieux ces gens-là ? » (p. 213). Chliapnikov avait osé se référer à Engels : « C'est ridicule ; Engels parle de la société communiste où .il n'y aura plus de classes, mais seulement des producteurs », répond Lénine (p. 222) en feignant de croire que les classes dépériront toutes seules, sans l'intervention consciente et organisée des « producteurs associés ». Lancé << dans une conjoncture politique où la bureaucratie est devenue manifeste aux yeux des masses» (pp. 26-27: Lénine voulait dire par là qu'aux yeux des masses le parti se réduisait à un appareil bureaucratico-militaire en butte à l'hostilité ouverte de l'immense majorité des paysans et de la plus grande partie de la classe ouvrière), « le mot d'ordre fallacieux de démocratie de la production » était surtout un danger. « Ce terme prête à confusion. On peut le comprendre comme une négation de la dictature et de la direction unique » (p. 80). En effet, comment pourrait-on pratiquer à la fois la « démocratie de la production » et la dictature du parti unique ? Comment le parti pourrait-il continuer à refuser aux travailleurs leurs droits politiques et leur offrir en même temps le pouvoir économique dans les entreprises « nationalisées » ? Si nous disons que ce n'est pas le parti, mais les syndicats eux-mêmes, qui doivent diriger, cela aura une allure très démocratique et nous donnera peutêtre des voix, mais pas pour longtemps. Ce serait la fin de la dictature du prolétariat (p. 56). (...) Il ne sied nullement au prolétariat de se jeter dans les bras du syndicalisme, de parler de candidatures obligatoires au << Congrès des producteurs de Russie». C'est dangereux, cela sape le rôle dirigeant du parti. (...) S'engager dans cette voie, c'est en fait jeter le parti pardessus bord (p. 57). (...) Si c'est aux syndicats, c'està-dire aux neuf dixièmes des ouvriers sans parti, qu'est confiée la direction de l'industrie, à quoi sert alors le parti ? Poser la question de la gestion des usines en termes de «parti» et de «sans-parti» était une nouveauté dans l'histoire de la pensée marxiste : l'économie devenait de la sorte une espèce d'épiphénomène de la politique, au sens le plus étroit du terme. Aussi n'a-t-on pas manqué de reprocher à Lénine son « point de vue politique », son «attitude politique». Mais· cela· n'était guère de nature à l'inquiéter. « La politique, répond-il, ne peut manquerd'avoi.rla primauté sur l'économie. Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL Raisonnerautrement,c'est oublierl'a b c du ma,rxisme » (p. 82)... Ce renversement brutal des propositions les plus élémentaires de la doctrine servait en fait de couverture idéologique à une dénonciation · acharnée de tous ceux qui ne comprenaient pas « le fait que la démocratie formelle doit_être subor-. donnée à l'opportunité révolutionnaire » (p. 86). La classe - phénomène économique - devait se soumettre au parti, .détenteur exclusif de la vérité politique. En mars, 1921 Trotski disait: L'Opposition ouvrière a transformé en fétiches les principes démocratiques. Elle a mis le droit des travailleurs à élire leurs représentants au-dessus du parti, pour ainsi dire, comme si le parti n'avait pas le droit d'imposer sa dictature, même si cette dictature se heurtait temporairement aux tendances changeantes de la démocratie ouvrière. (...) Nous devons prendre conscience de la mission historique révolutionnaire du parti. Le parti est contraint de maintenir sa dictature, sans tenir compte des flottements provisoires dans la réac-· tion spontanée des masses, ni même des hésitations momentanées de la classe ouvrière. Cette prise de conscience constitue pour nous un ferment d'unité. La dictature ne repose pas à chaque moment sur le principe formel de la démocratie ouvrière (sic) . C'est au nom de cette alchimie pseudo-marxiste que !'Opposition ouvrière fut dénoncée comme un « danger politique direct pour la dictature du prolétariat» (p. 259) et déclarée illégale. Son tort était de «passer sous silence et éliminer entièrement le rôle dirigeant, éducateur et organisateur du parti à l'égard des syndicats du prolétariat » (p. 258). Attribuant au marxisme sa propre version de l' « opportunité révolutionnaire », Lénine écrit : Le marxisme enseigne que le parti de la classe ouvrière, c'est-à-dire le parti communiste, est le seul capable de grouper, d'éduquer et d'organiser l'avantgarde du prolétariat et de toutes les masses laborieuses - avant-garde qui est seule en mesure de s'opposer aux inévitables oscillations petites-bourgeoises de ces masses, 'aux inévitables traditions et récidives de l'étroitesse syndicaliste et des préjugés syndicalistes dans le prolétariat, et de diriger toutes les activités unifiées de l'ensemble du prolétariat, c'est-à-dire de diriger politiquement et, par son intermédiaire, guider toutes les classes laborieuses. Autrement, la dictature du prolétariat est impossible (p. 257). Or il était clair que, même tronqué et réduit à une simple technique justificative de l'« opportunité » révolutionnaire ou ·contre-révolutionnaire, le marxisme demeurait chargé de significations trop précises pour pouvoir servir de « point d'honneur idéologique». Le primat du parti, la monopolisation du pouvoir total, la subordination de la société civile à l'Etat bureaucratique et au « capitalisme d'Etat » entrent, chez Lénine, dans une vision plus vaste où la« méfiance à l'égard du prolétariat» que lui reprochaient Rosa Luxembourg et Alexandra Kollontaï, l'une au début, l'autre à la fin de sa carrière., se trouve élevée à la hauteur d'une règle sociologique . suprême.

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