K. PAPAIOANNOU ce que vous produisez, connaissez-vous la liaison entre votre production et le marché russe et international ? (XXVII, 308). Naturellement, les ouvriers ne connaissaient pas le rapport de leur production (qui périclitait faute de stocks et de transports) avec le marché russe (qui était en train de disparaître) - encore moins avec le marché international, complètement inexistant à l'époque 21 • L'« incompétence» devenait le mot-clé du nouveau régime. Tout au long de L'Etat et la Révolution, Lénine répète inlassablement que la · gestion intégrale de l'Etat et de l'économie par les masses était devenue possible parce que le capitalisme avait «réduit » les «fonctions administratives » à de si simples opérations de recensement, d'enregistrement et de délivrance de reçus qu'elles seront parfaitement à la portée de quiconque sait lire et écrire et connaît les quatre règles d'arithmétique» (XXV, 455, 460, 489, 511). Quelques mois après (mai 1918), il constatait : Aujourd'hui, il n'est que des aveugles pour ne pas voir que nous avons nationalisé, confisqué, cassé et démoli plus que nous n'avons réussi à compter. Or on peut confisquer sans être compétent en matière de recensement et de répartition rationnelle de ce qui a été confisqué, tandis qu'on ne peut socialiser à défaut de cette compétence (XXVII, 348-349). Ce n'était plus la Commune de Paris qui devait servir d'exemple. Ce dont il s'agissait désormais, c'était de« se mettre à l'école du capitalisme d'Etat allemand» (XXVII, 355), d'amener les masses à <~ obéir sans réserve à la volonté unique des dirigeants du travail » (ibid., 279), d'imposer aux entreprises «un pouvoir fort et sans merci », un régime de « dictature personnelle » assurant la « soumission de la volonté des milliers à celle d'un seul » (ibid., 285). Capitalisme d'Etat et gestion ouvrière · SEULSles «hystériques de gauche », ces « communistes de malheur », se rappelèrent alors les promesses de 1917. Boukharine et Obolenski allèrent jusqu'à accuser Lénine d'abandonner le socialisme au profit du capitalisme d'Etat ; en bons marxistes, ils ajoutaient même que dans le cas où les masses perdraient la dictature économique, leur dictature politique ne manquerait pas de disparaître également : La forme du gouvernement évoluera alors vers la centralisation bureaucratique, la domination de toutes sortes de commissaires, la perte de l'indépendance pour les soviets locaux et en pratique l'abandon du gouvernement par le bas 22 • 21. Il est frappant de constater que Hegel employait exactement le même argument (dans la Philosophie du Droit, § 236) pour exiger la subordination de la société civile à l'Etat bureaucratique ... 22. Cité par L. Shapiro : Les Bolchéviks et l'opposition, 1957, p. 124. Cf. aussi Lénine : XXVII, p. 364. Biblioteca Gino Bianco 279 «Voilà qui semble bien fait pour nous remplir d'effroi», rétorquait Lénine en se moquant de l'« infantilisme de gauche» (XXVII, 349): «le capitalisme d'Etat serait un pas en avant, (...) un immense succès par rapport à l'état actuel des choses». Quant au « contrôle ouvrier», que les bolchéviks préconisaient entre mars et novembre 1917, il n'avait été, ainsi que Lénine devait l'expliquer plus tard, au VIe Congrès des soviets, en novembre 1919, qu'un mot d'ordre « pédagogique », destiné à «renforcer la confiance ouvrière ». Lénine reconnut lui-même que les bolchéviks savaient parfaitement, dès cette époque, que seul le chaos pouvait en résulter (XXX, 367)... Pour pallier ce « capitalisme d'Etat, on avait mis au point un système de direction collégiale où la responsabilité se répartissait sur un certain nombre de codirecteurs dont l'un était un spécialiste «bourgeois» (non communiste) et les autres des membres du parti. Les doctrinaires du « communisme de guerre» considéraient ce système comme« le principe le plus démocratique d'organisation, la marque spécifique du prolétariat, celle qui le distingue de toutes les autres classes » 23 • Lénine et Trotski en avaient une conception beaucoup plus nuancée. «La direction collégiale est indispensable, avec la participation des syndicats, disait Lénine en décembre 1918. Les collèges sont nécessaires, mais les directions collégiales ne doivent pas devenir un obstacle au travail pratique » (XXVIII, 394). Un an plus tard, il se prononça ouvertement pour la direction unipersonnelle: Troisième argument: la compétence. Croyez-vous qu'on puisse administrer sans compétence, sans connaissances approfondies, sans science administrative ? Ce serait ridicule. (...) La direction collégiale est inadmissible du fait que nous avons peu de gens expérimentés (XXXVI, 536-537). «Nous devons nous débarrasser des vieux préjugés », disait-il. Il ne s'agissait plus des «préjugés infâmes et absurdes » qu'il dénonçait autrefois, mais de l'idée - universellement admise jusqu'à cette date - que la «dictature du prolétariat » signifiait aussi, signifiait surtout, le selfgovernment des ouvriers dans les usines, ce que niait Lénine : La domination de la classe ouvrière ·est dans la Constitution, dans le régime de propriété et dans le fait que c'est nous qui mettons les choses en train; mais l'administration, c'est autre chose, c'est une question de savoir-faire, d'habileté (ibid.). Ce fut là la première réapparition du cc substitutisme » que Trotski reprochait dans sa jeunesse à la conception léniniste du parti - conception dans laquelle « le parti se substitue à la classe ». Mais ni Lénine, ni Staline, ni aucun autre chef bolchévik n'était allé aussi loin dans la voie du « substitutisme » que le Trotski des années 19201921. 23. L. Kritsman : L' Epoque hérolque de la grande révolution russe, 1924 (trad. allemande, 1929, p. 85).
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