K. PAPAIOANNOU parti est en minorité et ne constitue pour le moment qu'une faible minorité dans la plupart des soviets » (XXIV, 12-13). Tout devait être ramené à la lutte pour la conquête de la majorité dans les soviets. Dans ses Lettres sur la tactique, on lit : Je me suis entièrement prémuni contre toute tentative de jouer à la « prise du pouvoir » par un gouvernement ouvrier, contre toute aventure blanquiste, car j'ai formellement invoqué l'exemple de la Commune de Paris. Or, on le sait, et Marx l'a démontré minutieusement en 1871 et Engels en 1891, cette expérience a absolument exclu le blanquisme, elle a assuré la domination directe, immédiate, inconditionnée de la majo- . rité et l'activité des masses uniquement dans la mesure où cette majorité elle-même s'affirme de façon consciente. J'ai tout ramené d'une façon parfaitement explicite à la lutte pour la prépondérance au sein des soviets. (...) Des ignorants ou des renégats du marxisme peuvent crier au blanquisme. Qui veut penser et apprendre ne peut manquer de comprendre que le blanquisme est la prise du pouvoir par une minorité, tandis que les soviets sont notoirement l'organisation directe et immédiate de la majorité du peuple. Une action ramenée à la lutte pour l'influence au sein de ces soviets ne peut pas, ne peut littéralement pas verser dans le marais du blanquisme (XXIV, 39). Une seule fois, il perdit confiance dans les soviets: après l'écrasement des émeutes de juillet 1917, il se prononça pour une insurrection armée s'appuyant non sur les soviets démoralisés par les modérés, mais sur les comités d'usine ; les soviets en tant qu'organes du pouvoir devraient être reconstitués après la victoire de l'insurrection. Encore une fois, les masses se chargèrent de rec- ~fier cette erreur. Dès septembre, les soviets des deux capitales passèrent en majorité aux bolchéviks. Aux élections municipales, dans les syndicats ouvriers et dans les comités d'usine, leur progression s'avérait irrésistible. Mais, même au moment de cette victoire, il ne fut nullement question de réserver au parti le monopole du pouvoir. Si les soviets apparaissaient aux yeux de Lénine comme un « type supérieur de démocratie », c'était, entre autres raisons, parce qu'ils étaient seuls capables d' « assurer le développement pacifique de la révolution, la concurrence pacifique des partis au sein des soviets, l'expérimentation du programme des différents partis, le passage du pouvoir d'un parti à l'autre» (XXVI, 62). Cela fut écrit quelques semaines avant le coup d'Etat. Mais, même après Octobre, Lénine ne changea pas d'un iota sa conception initiale de la « concurrence pacifique des partis » : Même si les paysans élisent à l'Assemblée constituante une majorité social-révolutionnaire, nous dirons encore: soit ! (...) Nous devons laisser pleine liberté au génie créateur des masses populaires (XXVI, 269). Les partis sont nombreux en Russie, et aux yeux du peuple chacun d'eux a une physionomie politique déterminée. (...) Le droit de rappel doit être accordé. (...) Ainsi le passage du pouvoir d'un parti à l'autre s'effectuera pacifiquement, simplement par de nouvelles élections (XXVI, 355-356). Personne ne pensait alors que le Parti, pourvu d'un P majuscule, était appelé à monopoliser la Bibli teca Gino Bianco277 totalité du pouvoir. Personne ne se rappelait plus les vieilles polémiques contre le « culte opportuniste de la spontanéité des masses » et la « sousestimation de l'avant-garde »... Une idéologie de la confiance Si la conception léniniste du parti se fonde sur une méfiance systématique (cc méfiance de procureur», disait Rosa Luxembourg) à l'égard des masses, une confianceinconditionnée, illimitée, presque aveugle dans cc le génie créateur des masses populaires » caractérise la doctrine léniniste de 1' Etat : Jetez donc un coup d' œil dans les profondeurs du peuple travailleur, au cœur des masses. Vous verrez quel travail d'organisation s'y accomplit, quel élan créateur : vous y verrez jaillir la source d'une vie rénovée et sanctifiée par la révolution (XXVI, 498). Dans ces conditions, le cc dépérissement » de l'Etat cessait d'être un idéal lointain, un objectif relégué dans un avenir brumeux : c'était « la tâche directe, immédiate du prolétariat révolutionnaire » 14 • L'essentiel, écrivait Lénine en octobre 1917 dans sa brochure Les Bolchéviks garderont-ils le pouvoir?, « l'essentiel, aujourd'hui, c'est de rompre avec le préjugé des intellectuels bourgeois d'après lequel seuls des fonctionnaires spéciaux peuvent diriger l'Etat. (...) L'essentiel, c'est d'inspirer aux opprimés et aux travailleurs la confiance dans leur propre force» (XXVI, 110). La dénonciation de ce« préjugé absurde et barbare» revient comme un leitmotiv obsédant pendant la courte période où le mot « dictature du prolétariat » conservait encore quelque sens. Il fallait ... ...détruire à tout prix ce vieux préjugé absurde, barbare, infâme et odieux, selon lequel seules les prétendues « classes supérieures », seuls les riches ou ceux qui sont passés par l'école des classes riches, peuvent administrer l'Etat, organiser l'édification de la société socialiste. C'est là un préjugé. Il est entretenu par une routine pourrie, par l'encroûtement, par l'habitude de l'esclave, et plus encore par la cupidité sordide des capitalistes, qui ont intérêt à administrer en pillant et à piller en administrant 15 • Il est vrai, ajoute Lénine, que .« les ouvriers et les paysans sont encore " timides ". (...) Ils ne sont pas encore assez résolus. » Mais le processus... ... ne fait que commencer. Les ouvriers et les paysans n'ont pas encore suffisamment confiance en leurs propres forces ; une tradition séculaire les a trop habitués à attendre les ordres d'en haut. Ils ne se sont pas encore complètement faits à l'idée que le prolétariat est la classe dominante, et l'on compte encore parmi eux des éléments terrorisés, comprimés, qui s'imaginent devoir passer par l'ignoble école de la bourgeoisie. Ce préjugé, le plus ignoble de tous les préjugés bourgeois, s'est maintenu plus longtemps que 14. L'Etat et la Révolution, XXV, p. 460. 15. Comment organiser l'émulation ? décembre 1917; XXVI, p. 426.
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