K. PAPAIOANNOU - « durs » ou « mous », bolchéviks ou menchéviks - mais les agents de la police de Zoubatov qui donnèrent le signal. Depuis le « dimanche rouge » où la « ruse de la Raison » mit un agent de la police, le pope Gapone, à la tête de 200.000 manifestants pétersbourgeois, les masses révolutionnaires faisaient enfin irruption dans « toutes les Russies » : les grèves se succédaient, les émeutes se multipliaient dans les campagnes en même temps que les mutineries de soldats et de marins. On vit apparaître une presse relativement libre, les publications démocratiques et socialistes foisonnaient ; les militants de toutes nuances - · menchéviks, bolchéviks, socialistes-révolutionnaires, bundistes, anarchistes - sortirent de la clandestinité ; pour la première fois, des syndicats s'organisèrent ouvertement; des comités mixtes ou fédératifs se farmaient à la base : la profondeur et la spontanéité de la révolution sonnaient le glas des rivalités anachroniques et plus ou moins incompréhensibles des chefs de fraction. Il devenait manifeste que les libertés nouvelles, que les masses venaient de conquérir, rendaient enfin possible la constitution d'un véritable parti ouvrier, démocratiquement organisé, qui permettrait au socialisme de sortir des limites étroites où il avait été confiné pendant l'ère des conspirateurs intellectuels et des révolutionnaires professionnels. C'est la thèse que défendaient les menchéviks, et plus particulièrement Axelrod: les sociauxdémocrates devaient sortir de leur isolement sectaire, qui avait désormais perdu sa raison d'être, et se rassembler dans une « large organisation ç,uvrière non partisane»; d'autre part, le peuple tout entier devait constituer des « gouvernements municipaux et de village », des « communes révolutionnaires», lesquels devraient mener le combat contre la bureaucratie tsariste et, au moment voulu, envoyer des délégués à un Congrès national qui convoquerait une Assemblée constituante ou en jouerait le rôle. Ce schéma « occidental », inspiré de l'expérience des clubs jacobins, des comités de correspondance américains et de la Commune de Paris, paraissait à Lénine le comble de l'hérésie. Dans la « large organisation non partisane » (c'est-àdire multipartisane) d'Axelrod, il dénonçait une grave méconnaissance de l'hégémonie du parti. De même, l'idée que le mouvement spontané des masses pouvait créer par le bas des communes « révolutionnaires » n'était pour lui qu'une utopie confuse et dangereuse. Quant à la référence à la Commune de Paris, elle était une manière inadmissible de « donner hors de propos des leçons d'histoire »; elle n'exprimait que « la casuistique de l'exégète et l'impuissance du révolutionnaire » : Qu'est-ce que les« communes révolutionnaires » ? (... ) L'emploi du terme « commune révolutionnaire» n'est qu'une phrase réyolutionnaire et rien de plus. Marx a maintes fois condamné ces sortes de phrases, dans lesquelles des termes « séduisants » appartenant à un passérévolu masquent les objectifs de l'avenir. La séduction qu'exerce un terme qui a joué son rôle dans l'hisBib~iotecaGino Bianco 275 toire devient en pareil cas du clinquant, un hoch~t inutile et nuisible. (...) Le mot <<commune» ne fait qu'encrasser les cerveaux d'un son lointain ou d'un son creux. Plus la Commune de Parie nous est chère, moins il nous est permis de l'invoquer tout court, sans examiner ses fautes et les conditions particulières dans lesquelles elle se trouva placée_. (...) En un mot, qu'il s'agisse de la Commune de Paris ou de toute autre commune, vous devez dire: ce fut un gouvernement comme ne doit pas être le nôtre 3 • Fidèle à la tradition centraliste ·d'un pays où toutes les impulsions venaient d'en haut et où l'élite avait toujours eu tendance à se substituer à la masse inerte et apathique, Lénine mettait tous ses espoirs non dans lemouvement spontané des masses et l'irruption révolutionnaire du selfgovernment local, mais dans un soulèvement organisé, contrôlé par l'élite et qui passerait le pouvoir à un gouvernement provisoire composé de représentants des partis révolutionnaires; les gouvernements autonomes locaux se formeraient par la suite sous la protection armée et par l'action éducative du Centre. Ils seraient, disait-il, l'épilogue, non le prologue, de la Révolution. La dernière polémique de Lénine contre les « larges organisations ouvrières non partisanes » et le « gouvernement révolutionnaire local » parut dans le numéro de Proletarii du 17 octobre 1905, neuf jours avant la création du soviet des délégués des ouvriers de Saint-Pétersbourg ... Imbus de la méfiance léniniste à l'égard de la « spontanéité», les bolchéviks de Pétersbourg commencèrent par boycotter cette « large organisation ouvrière sans parti » qui faisait effectivement office de « gouvernement révolutionnaire local». Puis ils sommèrent le soviet de faire sien le programme social-démocrate ou de se dissoudre. Ce ne fut qu'après l'arrivée de Lénine, et sous la pression de l'enthousiasme des masses pour le soviet, qu'ils changèrent d'attitude à son égard. Un texte de Lénine, écrit probablement à Stockholm au début de novembre 1905, illustre à la fois son réalisme et l'ambiguïté qui a caractérisé, dès le commencement, les rapports des bolchéviks avec les soviets : Le camarade Radine [il s'agit de l'inspirateur du boycottage du soviet, puis de -l'ultimatum lui enjoignant d'adopter le programme social-démocrate et de « rallier » le parti] a tort de dire : ou le soviet des délégués des ouvriers, ou le parti. Il me semble que la solution est: à la fois le soviet et le parti. (...) Le soviet devrait chercher à s'enrichir de représentants de tous les travailleurs, employés de bureau, domestiques, manœuvres, (...) tous ceux qui veulent se battre en commun,( ...) tous ceux qui possèdent l'honnêteté politique élémentaire. (...) Il ne me semble pas raisonnable d'exiger du soviet (comme les bolchéviks viennent de le faire) l'adoption du programme social-démocrate et l'inscription au parti. (...) Soviet et parti sont pareillement indispensables. (...) Il ne faut pas craindre d'avoir une très large base et des différences de teinte politique. (...) Ce serait plutôt à souhaiter, car sans l'unification du prolétariat et des paysans, sans l'union au combat 3. Lénine : Deux tactiques, juillet 1905, in Œuvres choisies, Moscou 1948, I, pp. 477-478. C'est Lénine qui souligne.
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