Le Contrat Social - anno VII - n. 5 - set.-ott. 1963

A. WAT réaliste, et - plus encore - sur la déraison éclatante de cette prétention, que le système stalinien fonde sa raison calculée et sa logique méticuleusement « promulguée en lois». Et cela, pour reprendre la formule de Platon, en vue de (< l' éducation de nos guerriers». DEPUISdeux ans, un nouvel écrivain a émergé de la foule des « ingénieurs des âmes » : Alexandre Soljenitsyne, un revenant des bagnes staliniens. En fait, c'est le premier écrivain soviétique depuis -la révolution qui ne dise rien que la vérité. Son premier récit, Une journée d' Ivan Denissovitch, est déjà célèbre. C'est le compte rendu d'une journée ordinaire, dans un camp ordinaire, sous Staline. Ainsi, pour la première fois dans un pays communiste, on admet l'existence de ces camps, 011 des millions d'innocents ont péri. La deuxième œuvre de Soljenitsyne, Le Foyer de Matriona, raconte la vie telle qu'elle est dans un kolkhoze moyen : quelques paysans affamés qui se débrouillent en commettant des larcins, l'instituteur qui n'arrive pas à se procurer son pain quotidien, enfin la vieille kolkhozienne Matriona. Au temps où elle travaillait, son seul salaire était « une rangée de bâtonnets dans un petit cahier », chaque bâtonnet représentant une journée conventionnelle de travail. C'est un récit simple et terne, sans exagération, sans doctrine, sans autre souci que celui de choisir les mots conformes aux choses vues et vécues. Et d'un seul coup, devant ces vingt pages grises, s'écroule toute l'énorme littérature « sots-réaliste» consacrée aux kolkhozes. Pourtant, pendant trente ans, des millions de Matriona affamées, en loques, ont entendu à la radio, ont vu au cinéma ce qu'était la .«vie heureuse » des kolkhoziens : chants et danses folkloriques, tables croulant sous les victuailles... Fait unique dans l'histoire : trente ans durant, ces millions de Matriona ont dû, sous peine de mort, se reconnaître dans cette imagerie factice. Devant tant de films, de poèmes, de romans, devant cette contre-réalité imposée comme réelle et réaliste, qu'a-t-elle pu penser, sentir, la vieille Matriona ? Les observateurs occidentaux disent, maintenant, qu'on les a trompés. Mais la pauvre, la misérable Matriona, elle, qu'a-t-elle pu penser, sinon que le monde des choses, d'une part, celui des mots et des images, de l'autre, n'ont aucun lien commun, sont disparates et dissociés? Et que c'est précisément le monde des mots et des signes qui est vrai et sacré. Lorsque, durant des années, on est obligé d'admettre, sous peine de mort, que ce qui est .. Biblioteca Gino Bianco 273 noir est blanc, on finit par adopter un entendement et un langage corrompus dans leurs racines mêmes. C'est là l'originalité foncière du phénomène communiste : une énorme entreprise de dépravation de la langue où chaque mot peut signifier n'importe quoi, au gré du maître suprême de toutes les choses et de tous les mots ; où le rapport habituel, direct et individuel, entre la parole et la chose, est une fois pour toutes aboli. On constate ainsi quotidiennement que les formulations de la doctrine et les images de ses artistes constituent une méta-réalité qui serait plus réelle et plus vraie que la réalité et la vérité elles-mêmes. On les reçoit le matin à la radio et . dans la presse. On les accepte, on les répète dans un esprit quasi religieux. Comme le credo de la messe, sans réfléchir : mon corps à moi ressuscitera-t-il vraiment ? Mais tandis qu'en religion chacun croit en raison de sa propre conviction intérieure, dans le monde stalinien c'est la violence de la terreur qui oblige à croire. L'invention géniale de Staline fut de placer la langue humaine au-delà du vrai et du faux, du sincère et du mensonger. Mais pour que la dépravation de la langue et la refonte des consciences n'aboutissent pas à la torpeur, il a fallu que les artistes rendent à tous les grands mots dénaturés leur auréole émotive ; qu'ils réaffirment et exaltent la résonance affective que les mots : liberté, justice, bonheur, patrie, paix, etc., évoqueront toujours dans chaque âme humaine. Et en cela réside la tâche essentielle des« ingénieurs des âmes». Ainsi le réalisme socialiste est-il devenu - concurremment avec la police secrète - l'instrument d'une domestication de la conscience collective et individuelle. AUJOURD'HUnI,ous assistons à l'écroulement progressif du monde créé par Staline. L'édifice de la Terreur parfaite est détruit, une fois pour toutes; sa mythologie, foulée aux pieds. Il s'avère que la cc refonte de la psychologie » n'est guère durable. On retrouve la langue habituelle, naturelle, où blanc signifie blanc - dans l'ordre de la vérité - ou bien noir - dans l'ordre du mensonge, - mais rien d'autre. La conscienceh~aine est sortie de la fonderie stalinienne et elle redevient ce qu'elle a toujours été: conscience intellectuelle et morale qui aspire à la vérité. Le réalisme socialiste est mort, définitivem~nt. Les détenteurs du pouvoir ne le ressusciteront jamais plus. Ce qu'ils peuvent imposer par la contrainte, c'est le mensonge pur. Ou alors le silence. ALEXANDRE WAT.

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