272 de ces années turbulentes,vraie préfigurationdu Docteur Jivago. (Le roman de Pasternak serait donc comme une réaffirmation de la vision première de la révolution : calamités irréparables subies par une société, par un peuple tout entier.) Il s'agit d'un réalisme d'inspiration baroque. Le baroque naît habituellement dè fléaux divers : désastres d'une guerre, peste, insécurité de chaque heure, déséquilibre mental, promiscuité du luxe et de la misère, omniprésence de la mort, fureur de vivre et de jouir. Toutes ces conditions étaient réunies dans la Russie des années 20. Et son baroque charnel et réaliste était promis à une longue carrière s'il n'avait été étouffé par le pouvoir politico-policier. Bref, durant ces années 20, nous avons une littérature très riche, offrant un éventail de thèmes inédits, s'inspirant d'une énorme expérience vécue. En 1925 encore, une résolution du Parti donne libre cours à l'élan créateur de ces « compagnons de route » ( popoutchiki) et admet les controverses entre écoles et groupements divers. Mais déjà le règne de Staline arrive. Et au fur et à mesure que s'installe l'ordre nouveau, que la terreur improvisée se transforme en terreur calculée, omniprésente, que « l'inquisiteur et le bourreau » commencent à exercer la critique littéraire, la floraison s'estompe et tout se fige. L'auto~afé des livres se pratique ouvertement l~s reruements (ou : autocritiques) deviennenf ntuels. « Formalistes », « apolitiques », « compagnons de route » sont déclarés ennemis du peuple et s'efforcent en vain de démontrer qu'ils ne le sont pas. Dernière agitation avant l'accalmie mortelle. Vladimir Maïakovski, le communiste fl~b?yant, ~ssout son groupe et déclare que la litt~r~~e et~t « une arm~», « tous les moyens sont legitunes s ils servent à 1 édification du socialisme». Il est parmi les premiers à rendre hommage à Staline, et à exiger la soumission des !ettres ~~ plan quinquennal. Un an plus tard, il se swc1de. En 1930, au meeting organisé pour dénoncer les « crimes des saboteurs », les compagnons de_ route se ~éclarent purifiés de leurs t~es, pe!ftes-bourgeo1ses. Leur déclaration est s1gn~ememe par Babel_et Pilniak qui, quelques anneesplus Jard, sero~t liquidés comme « espions », leur.°:uvre etant bannie. Les accusationsmutuelles proliferent, « U?e meut_ed~ pions et d'espions» prend en mam la directton des consciences Tout est pétrifié sous le soleil de Staline. · . ~s~ va se trouver réalisée la proscription tmagmee par Platon : . Pour nous~ il n~us faut un poète plus sévère et moins ~~abl~, mats utile à notre dessein ; qui, pour nous, ~teratt la façon de s'exprimer de l'homme de bien; qw confor~e~t son langage aux formes que nous avons ~ès l o~gme promulguées en lois en dressant un plan d éducation pour nos guerriers (Ré-ttub/ique III 398, a-b). r- ' , En 1930, au XIVe Congrès du Parti, toute activité, toute pensée hétérodoxes sont abolies Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL une fois pour toutes. Plus de discussions, _plus de divergences. Dorénavant, il y a un seul Chef, une seule doctrine. Selon un schéma quasi pavlovien, la domestication se répand dans tous les domaines. En 1932, après les philosophes, c'est le tour des écrivains. Tous les groupes sont liquidés. Pendant deux ans, on prépare les cadres d'une organisation strictement bureaucratisée et surveillée : l'Union des écrivains soviétiques. Celle-ci voit le jour en 1934, au Congrès des écrivains, où tous les littérateurs de Russie, l'un après l'autre, font leur autocritique, tandis que Jdanov proclame la doctrine du réalismesocialiste, méthode et catéchisme des « ingénieurs des âmes ». Désormais, poètes, romanciers, peintres allaient recevoir du Chef suprême leurs thèmes de travail q?otidien, leur ,manière e~ l~ur style, les paradigmes et les regles de l'ecnture, le tout méticuleusement promulgué en vue de « l'éducation de nos guerriers » - des guerriers du commurusme. Il ne leur restait plus qu'à parer la pensée squelettique de leur maître d'une chair imaginaire. * )f )f QUAND on dit qu'une littérature est réaliste, on entend par là qu'elle présente l'image fidèle de la réalité. Il est actuellement superflu de rappeler quelle était la réalité soviétique sous Staline : les ci-devant adulateurs du stalinisme s'en sont amplement chargés. Résumons: dans un pays immense, la terreur sévit; le paysannat est anéanti; l'ancienne intelligentsia est décimée, et la nouvelle aussi ; des millions d'esclaves affamés creusent le canal de la mer Blanche, édifient le Kouznietsstroi, créent les grands « chantiers du socialisme». Telle est la forge .où l'on refond les âmes. Telle est l'usine où les écrivains, les peintres, les cinéastes ont mission de créer une littérature, un art réalistes, c'est-à-dire fidèle à la réalité vécue. Et maintenant rappelons ce qu'ils ont montré ~ans leurs romans, leurs tableaux, leurs films innombrables : l'image d'un peuple heureux aut?ur .de son chef vénéré, des mœurs décentes, la Justice sociale réalisée, l'opulence partout et pour chaque honnête travailleur une fête perpétue~e, le travail dans la joie et la dignité ; et surtout, la hberté, la liberté chérie, telle que jamais, ni nulle part, on ne l'avait connue. RapJt:_ons ces milliers de livres, de tableaux, de s, tous « sots-ré~stes »*, toujours exaltés, toujours exal- !ant la vie heureuse du peuple soviétique. Chaque Jour, pendant trente ans, une image du bonheur a~x couleurs criardes, toujours la même, sans faille... On pourrait donc dire, tout simplement, que le réalisme socialiste est un simulacre gigan• . tesque du réalisme et du socialisme ainsi que de la littérature. Ce serait vrai, mais ne serait pas complètement exact. Car ~' est précisément sur le gouffre qui sépare la réalité de sa représentation, prétendument • Réalistes socialistes.
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