11 LE « REALISME SOCIALISTE » par Alexandre Wat DANS les Œuvres de Staline, au volume XIII, on trouve une petite phrase qui, depuis, a fait son chemin. Le 26 octobre 1932, Staline avait rencontré chez Maxime Gorki quelques écrivains et, au cours de la conversation, il avait défini l' écrivain comme un « ingénieur des âmes». Le slogan stalinien a donné naissance à la doctrine dite du « réalisme socialiste », désormais sacro-sainte et obligatoire dans les arts et les lettres soviétiques. Et, dans le monde entier, des artistes, tourmentés par le malaise social et la gratuité de leur œuvre, ont applaudi : « Devenir ingénieurs des âmes, quelle noble mission ! » De nos jours, Khrouchtchev définit !'écrivain plus modestement comme le « forgeron d'une refonte de la psychologie» (Pravda, 10 mars 1963). Voyons de plus près quelle était l'usine, qui le patron, et quel produit on y forge. Au DÉBUT, la plupart des écrivains russes étaient contre le pouvoir bolchévique. Même Gorki, même Ilya Ehrenbourg, même les intellectuels qui, depuis des décennies, aspiraient à la révolution. Pour eux, il était évident que l'autocratie disparue serait remplacée par une tyrannie sans bornes. Dans . Les Possédés, Dostoïevski déjà, en prophète, fait dire à Chigalev, théoricien de la révolte : « Parti de l'idéal de la liberté la plus absolue, j'en suis arrivé à la tyrannie la plus absolue. » Plusieurs écrivains, parmi les plus distingués, quittent alors leur pays ; d'autres périssent, comme le poète Goumiliov ; quelquesuns sombrent dans le silence et la misère. Les autres acceptent le nouveau régime. Par conviction ou bien pàr conformisme. Mais la vie continue, et le dynamisme populaire, déclenché par la révolution et la guerre Biblioteca Gino Bianco civile, donne une puissante impulsion à la littérature et aux arts. La Méduse de la terreur cohabite avec !'Utopie. On est encore loin de ces temps atroces où cc la critique sera exercée par l'inquisiteur et le bourreau » (pour reprendre une expression de Gobineau). Tout est ébranlé et tout devient possible. Une période d'effervescence commence pour les poètes, les romanciers, les peintres - un foisonnement d'idées, d'écritures et de styles, d'écoles et de tendances. Sous le vocable commode d' « art révolutionnaire », on invente et réinvente, on s'épanche et l'on se complaît dans les visions les plus contradictoires et les plus bizarres. Grosso modo, pour cette période, on pourrait discerner deux grands courants. Les uns exaltent la révolution en tant qu'aube d'une ère nouvelle ; les autres l'acceptent, bien qu'à leurs yeux elle représente la débâcle d'une société, d'un empire, de tout un monde avec sa table des valeurs - débâcle qu'ils considèrent soit comme inévitable, soit comme salutaire. Les premiers, tel Maïakovski, sont les chantres de la Cité nouvelle, où le poète joue le rôle de tambour-major. Les seconds sont fascinés par l'appel des forces élémentaires déchaînées et; sous les remous de la révolution, ils découvrent le visage archaïque de la Russie des Scythes, comme le poète Alexandre Blok, ou bien de la Russie des moujiks, comme Serge Essénine ou Nicolas Kliouïev. Chez les uns, épopée héroïque et optimiste ; chez les autres, vision apocalyptique. Durant ces dix premières années, on pouvait voir ainsi se développer une série d'attitudes contradictoires, s'affrontant en ennemies ou encore s'entremêlant, parfois chez les mêmes auteurs. Aujourd'hui, les épopées de ces chantres du communisme adventiste sont à peu près illisibles, comme le sont toujours les œuvres des rhéteurs, creuses et fausses. Tandis que chez un Boris Pilniak, chez un Isaac Babel, chez d'autres dénommés« compagnons de route », on retrouve l'image saisissante
RkJQdWJsaXNoZXIy MTExMDY2NQ==