Le Contrat Social - anno VII - n. 5 - set.-ott. 1963

G. ARONSON Dans les Mémoires de Goutchkov, on trouve les lignes suivantes : « Si la révolution n'avait pas éclaté, notre plan eût été probablement mis à exécution. On devait, pendant la nuit, s'emparer du train impérial. On aurait forcé le tsar à abdiquer en faveur du tsarévitch. (...) Des manifestes appropriés devaient être prêts. (...) Qu'aurionsnous fait si le tsar avait refusé de renoncer au trône ? Nous l'aurions probablement arrêté et pendu.( ...) Une révolution de palais était l'unigue moyen de sauver. la Russie et la dynastie. (...) Monarchiste j'étais, monarchiste je mourrai 11 • » Au sujet de la participation des officiers aux ·plans de révolution de palais, Loukine rapporte dans ses Mémoires les propos que Rengardten lui tint sur l'existence d' « un cercle d'officiers appartenant à une tendance politique bien définie». L'animateur en était le capitaine Jitkov, rédacteur en chef du Morskoï Sbornik (Recueil de la Marine). « Le cercle de la Baltique (que dirigeaient les capitaines prince Tcherkasski, Dovkont et Rengardten) était en liaison avec le comte Kapnist, de l'état-major général de la Marine, et le cercle Goutchkov. Ils avaient pris le nom de décembristes 12 • » • Invoquant des mobiles patriotiques, le prince Lvov, au cours des réunions tenues avec les représentants des assemblées municipales et provinciales, parmi lesquels Astrov, Konovalov, Maklakov, Fédorov, Tchelnokov, Smirnov, Kichkine, Démidov et d'autres bien connus, s'était maintes fois écrié : « Avec un tel tsar, il est impossible de vaincre les Allemands ! » L'idée s'ancrait de plus en plus qu'il fallait en tout cas éliminer la jeune impératrice, « l'Allemande », devenue particulièrement dangereuse sous l'influence de Raspoutine, à un moment où, sur le front et jusqu'au quartier général, on parlait ouvertement de « trahison ». Passant de main en main, la correspondance échangée entre Goutchkov et le général Alexéïev versait de l'huile sur le feu, tandis que les discours prononcés, en novembre 1916, à la Douma, par Milioukov, Choulguine et d'autres, caviardés par la censure, avaient un écho considérable dans le pays, notamment parmi les militaires. Melgounov signale dans son livre que le général Alexéïev était peu à peu entraîné dans la conjuration et il reproduit la note rédigée par Lemké au quartier général dès le 9 novembre 1915: « Entre Goutchkov, Krymov, Konovalov et Alexéïev, une conjuration, voire un complot, est en train de se tramer auquel quelques autres personnalités ne sont pas étrangères.» Qui, à l'époque, ne parlait de révolution de palais, de plans pour écarter le tsar ? Dans tous les congrès aussi bien que dans les couloirs de la Douma couraient des bruits de ce genre. On connaissait la conférence tenue par les grandsducs (seizeétaient présents) pour amener Nicolas II 11. Cf. Polliednii Nooosti (les Dernières Nouvelles), 13 sept. 1936, Paris. 13. A. Louldne : c La bataille d'Angern •, in Po1l1°,dni, NO'IJOlti, 3 sept. 1936, Paria. Bibli teca Gino B•anco 265 à modifier radicalement sa politique, et l'intervention du grand-duc Nicolas. Des mémorialistes parlent de la mission de Khatikov, maire de Tiflis, qui avait entretenu le grand-duc Nicolas de la nécessité de renverser le tsar. Rodzianko raconte que la grande-duchesse Marie lui avait parlé de cette question avec une telle franchise qu'il demanda que l'entretien fût considéré « comme n'ayant jamais eu lieu ». Parmi les projets de complot figurait le plan dit de la Marine, sur lequel Choulguine donna par la suite des précisions : on devait inviter la tsarine sur un cuirassé et l'amener en Angleterre. Il est possible que, du même coup, on ait eu l'intention d'y transporter le tsar lui-même. D'une manière générale, les conjurés ne reculaient devant aucune extrémité et le projet de séparer le tsar de la tsarine devint une simple question d'abdication volontaire ou forcée de l'empereur. L'ombre de Paul 1er planait au-dessus du trône de Nicolas II et, dans l'éventualité d'une révolution de palais, l'affaire aurait pu se terminer par un régicide. Melgounov, qui essaya d'aller au fond des choses, conclut qu'en dehors de ce genre de propos, il y avait bel et bien des personnes mêlées directement au complot. Les Mémoires de Goutchkov, en partie publiés avant la deuxième guerre mondiale, ne permettent pas de décider s'il était lui-même maçon ; mais ils laissent entendre qu'en novembre 1916 notamment, existait, en liaison avec le centre maçonnique, un triumvirat composé de Goutchkov, Nékrassov et Téréchtchenko, ces deux derniers étant des dirigeants de l'organisation maçonnique. On peut considérer comme établi que l'un d'eux, Téréchtchenko, était en relation avec le cercle auquel étaient affiliés le même Goutchkov, le général Krymov et le prince Viazemski, et d'où aurait pu sortir la personne désignée pour commettre l'attentat. Le complot, que devait suivre une révolution de palais, eut du retard. L'action aurait été déclenchée aussitôt après l'assassinat de Raspoutine, en janvier ou février 1917. Mais il semble bien qu'entre la révolution de palais destinée à conjurer la révolution, et la révolution tout court, la course était déjà engagée. Les conjurés furent devancés par la révolution. Un des objectifs de la maçonnerie, qui s'en tenait obstinément à l'idée du complot, ne fut donc pas atteint. - La biographie de presque tous les hommes politiques que nous avons cités est bien connue. Rappelons le sort de deux personnalités affiliées au cercle des conjurés : le général Krymov et le prince Viazemski.Ce dernier fut tué le 2 mars 1917 d'une balle perdue qui l'atteignit dans son automobile alors qu'avec Goutchkov il faisait la tournée des casernes. Quant au général Krymov, il adhéra, en automne 1917, au complot du général Kornilov et, devant l'échec de celui-ci, se suicida. GRÉGOIRE ARONSON. (Traduit du russe.Fin au prochainnuméro.)

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