Le Contrat Social - anno VII - n. 5 - set.-ott. 1963

revue kistorique et critiq~e Jes /aits et Jes iJées - bimestrielle - SEPT.-OCT. 1963 B. SOUVARINE ........... . GRÉGOIRE ARONSON .... . LÉON EMERY ............ . ALEXANDRE WAT •........ K. P AP AIOANNOU •........ Vol. VII, N° 5 Au-dessus de la mêlée Les francs-maçons et la révolution russe (1) Racisme, démocratie et communisme Le « réalisme socialiste » aasse et parti (Il) L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE WOLFGANG LEONHARD .. ERICH BALOW ........... . MARTIN JANICKE •........ L'U.R.S.S. après Staline Voyage en Allemagne de l'Est Aspects du stalinisme allemand QUELQUES LIVRES Comptes rendus par B. Souv ARINE, MARCEL BODY AIMÉ PATRI, Luc GUÉRIN, CHARLES MELCHIOR DE MOLÈNES, MICHEL CoLLINET CHRONIQUE Faillite de l'agriculture communiste Correspondance INS1=ITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS Biblioteca Gino . 1anco •

' Au • sommaire des derniers numéros du CONTRAT SOCIAL JANV.-FÉV. 1963 Michel Collinet La fonctionsyndicale B. Souvarine La discordechez l'ennemi K. Papaioannou La prolétarisationdes paysans N. Valentinov Le communismede droite et l'agriculture Wladimir Weidlé « Damnatiomemori;e » * DIXANSAPRÈS TALINE La peine de mort en U.R.S.S. La terreur en U.R.S.S. La trahison des clercs MAI-JUIN 1963 MARS-AVRIL 1963 B. Souvarine Partis frères et idées sœurs N. Valentinov De Boukharineau stalinisme Yves Lévy La matière et la forme Joseph Frank Une utopie russe : 1863-1963 E. Delimars La fami/le en U.R.S.S. Jeremy R. Az:rael La coercitionaprès Stoline Aimé Patri La morale de l'histoire * Le mystère Rousseau JUILLET-AOUT 1963 B. Souvarine B. Souvarine Rappelau conformisme La décompositiondu marxisme-léninisme Léon Emery Esquissed'une sociologiede l'école K. Papaioannou L'accumulationtotalitaire E. Delimars Le1Kremlin et le peuple russe Robert Conquest La « libéralisation » du régime soviétique. André V. Babitch Corruptionde l'oligarchieen U.R.S.S. Serge Voronine Frayeursnocturnes Théodore Ruyssen Un grand livre sur la guerre et la paix Yves Lévy La tache du Réformateur K. Papaioannou Classe et parti Harry G. Shaffer Révisionnisme t planification R. V. Greenslade Khrouchtchev et les économistes Leopold Labedz: Le chapitre des « réhabilitations » Lucien Lourai L'avenir du socialisme B. Souvarlne Les premiers pas de Lénine Ces numéros sont en vente à l'administration de la revue 199, boulevard Saint-Germain, Paris 78 __," Le numéro : 3 F Bibliot~ca Gino Bianco

kCOMSiiOl Œil rnue /,istori4ue et critÎIJHeJes /11its et Jes iJies SEPT.-OCT. 1963 VOL. VII, N° 5 SOMMAIRE Page B. Souvarine ........... . AU-DESSUS DE LA M~LÉE 253 Grégoire Aronson . . . . . . . LES FRANCS-MAÇONS ET LA RÉVOLUTION RUSSE ( 1) . . .. . . . . . . .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 259 Léon Emery . . . . . . . . . . . . RACISME, DÉMOCRATIE ET COMMUNISME. . 266 Alexandre Wat . . . . . . . . . LE « RÉALISME SOCIALISTE» . . . . . . . . . . . . . . . 271 K. Papaioannou . . . .. . .. . CLASSE ET PARTI (Il) . .. . .. .. .. .. .. .. . . . . . . 274 L'Expérience communiste Wolfgang Leonhard . . . . . L'U.R.S.S. APRÈS STALINE . . . . . . . . . . . . . . . . . . 285 Erich Balow . . . . . . . . . . . . VOYAGE EN ALLEMAGNE DE L'EST........ 291 Martin Jêinicke . . . . . . .. .. ASPECTS DU STALINISME ALLEMAND . . .. . . 296 Quelques livres B. Souvarine . . . . . . . . . . . . CONVERSATIONASVEC STALINE, de MILOVAN DJILAS. 301 Marcel Body . . . . . . . . . . . . MICHELBAKOUNINEET L'ITALIE, 1871-1872. - LA PREMIÈRE INTERNAT/ONALEEN ITAUE ET LE CONFLIT Aimé Patri ............. . - Luc Guérin ............ . AVEC MARX . . . . . • . . . . • . . . • • . . • • . • . . . . • . . • • . . . . . . . 303 THE POLIT/CALTHEORIEOF POSSESSIV/END/V/DUAL/SM, de C. B. MACPHERSON......................... . LE CHRÉTIENET LE POUVOIR, de ROGER HECKEL. - VICTOIRESUR LA MORT, du R. P. MARTELET. - DYNAMISMEDE LAFOIET INCROYANCE, de J. LOEW et G. M.M. COTTIER .......................••.... 305 307 Ch. Melchior de Molènes. DROIT CONSTITUTIONNELET INSTITUT/ONSPOLITIQUES, de GEORGES BURDEAU . .. . .. .. .. .. . .. . . • . . . . • • 309 NOTRE VOISIN L'ALLEMAND : DEUX PEUPLESS'AFFRONTENT, de RENÉ LAURET .. .. .. .. .. .. .. .. . • 309 Michel Collinet . . . . . . . . . . LA VIE SOCIALESOUSLE SECOND EMPIRE, de PIERRE BLETON . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 310 INS_TITUTR/CE N SARDAIGNE, de MARIA GIACOBBE.. 310 Chronique FAILLITE DE L'AGRICULTURE COMMUNISTE .. .. . .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. .. . 311 Correspo~dance . . . . . . . ..................... . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . .. .... 313 Livres reçus Biblioteca Gino . 1anco

DERNIERS OUVRAGES DE NOS COLLABORATEURS Maxime Leroy : Histoire des idées sociales en France T. I. - De Montesquieu d Robespierre T. Il. - De Babeuf d Tocqueville T. Ill. - D'Auguste Comte d Proudhon · Paris, Librairie Gallimard. 1946-1950-1954. Léon Emery: Civilisations. Essais d'histoire générale Joseph Malèg ue, romancier inactuel Lyon, Les Cahiers libres, 3, rue Marius-Audin. Raymond Aron : Dix-huit leçons sur la société industrielle · Paris, Librairie Gallimard. 1962. Paix et Guerre entre les nations Paris, Calmann-Lévy. 1962. Théodore Ruyssen : Les Sources doctrinales de l'internationalisme T. I. - Des origines d la pa_ixde Westphalie T. Il. - De la paix de Westphalie à la Révolutionfrançaise T. Ill. - De la Révolutionfrançaise au milieu du X/Xe siècle Paris, Presses Universitaires de France. 1954-1958-1961. Lucien Lourot : Problèmes actuels du socialisme Paris, Les lies d'Or. 1957. Michel Collinet : Du bolchévisme ÉVOLUTION ET VARIATIONS OU MARXISME-LÉNINISME Paris, Le Livre contemporain. 1957. Poul Sarton : L'Institution concentrationnaire en Russie (1930-1957) , Biblioteca Gino Bianco Paris, Librairie Pion. 1959. Kostos Popoioannou: Hegel PRÉSENTATION, CHOIX DE TEXTES Paris, Éditions· Seghers. 1962. I

. , rev11ehistorique et critique Jes faits et Jes iJées Sept.-Oct. 1963 Vol. VII, N° 5 AU-DESSUS DE LA MÊLÉE par B. Souvarine TOUT au long de l'année 1963, les dirigeants communistes ont échangé des flots de polémiques empoisonnées dont nous avons dû reproduire ici quelques échantillons propres à faciliter l'intelligence de la discorde. A ce déluge de littérature saturée de haine et de mauvaise foi réciproques s'ajoute dans les pays libres un torrent de commentaires que personne n'a les moyens de suivre. Il devient inutile de serrer de trop près les péripéties et rebondissements de cette mêlée soviéto-chinoise à laquelle participent les tenants ou suiveurs des deux parties puisque les arguments et arguties de la compétition s'étalent à grand bruit sur la place publique. L'essentiel est d'enregistrer l'accusation majeure qui culmine de part et d'autre, à savoir que d'après les gens de Moscou, ceux de Pékin ont trahi le marxisme-léninisme, et qu'à en croire les gens de Pékin, le marxisme-léninisme est trahi par ceux de Moscou. Les deux accusations ne s'excluent pas, elles s'additionnent. Il en découle que rien d'authentique ne subsiste du ci-devant marxismeléninisme. Or, c'est ce qu'on a démontré icimême, en tout désintéressement et en connaissance de cause. Avant 9ue de disparaître, Marx et Engels avaient déJà désavoué le marxisme de leurs épigones. Mais quant au marxisme des épigones des épigones, il se ramenait bientôt à un résumé de résumés ayant perdu le meilleur de la substance • initiale. En cumulant ce résumé de résumés avec le léninisme, autre schéma dépourvu de pensée vivante, réduit à un. compendium de formules, les épigones de Lénine et leurs épigones actuels ont stérilisé les esprits qui prétendaient détenir le sens de l'histoire et ambitionnaient de transformer la face du monde. Corrompus par le pouvoir, et Biblioteca Gino Bianco même corrompus absolument par le pouvoir absolu, ils sont devenus la négation invétérée des principes qui avaient inspiré leurs ancêtres doctrinaires dont ils avilissent la terminologie tout en déshonorant l'étiquette marxiste-léniniste dans la pratique quotidienne. Qu'ils soient russes ou chinois, ils se rendent à présent témoignage mérité en se déniant mutuellement, encore que stimulés de mobiles vulgaires, le droit de se réclamer du marxisme-léninisme. Cependant des allusions à un arrangement éventuel entre les frères ennemis se sont multipliés en octobre. Le 1er de ce mois, Phen Chen, maire de Pékin, célébrant le quatorzième anniversaire du régime, affirmetranquillement : « La paix mondiale peut être préservée, l'avenir de l'humanité peut être extrêmement brillant.» Le même jour, Kossyguine porte des toasts cordiaux à l'ambassade de Chine à Moscou. Tchou En-lai, le 10 octobre, à un visiteur japonais de marque, dit qu'il ne saurait être question de rupture entre Moscou et Pékin, que le traité d'alliance et d'amitié soviéto-chinois est en pleine vigueur. Le même personnage tient au directeur de Reuter, le 14 octobre, des propos dont la modération et la prudence contrastent avec la vinilence du style habituel. Dans une conférence de presse, le 25 octobre, Khrouchtchev ramène l'antagonisme à de simples « différences d'interprétation de certains passages (sic) des déclarations adoptées à Moscou en 1957 et 1960 » et, débonnaire, il prêche le retour au calme. Le 29 octobre, le Chinois délégué au congrès syndical de Moscou préconise la coexistence pacifique et exalte. « l'amitié éternelle entre nos deux pays». Le 31 octobre, on mande de Varsovie que le P.C. polonais s'emploie activement, par ses ambas-

154 sadeurs, à rétablir la paix entre Khrouchtchev et Mao. Il ne sera donc pas inutile, en attendant l'issue des manœuvres opérées dans la coulisse, de récapituler aussi brièvement que possible les faits accomplis et les paroles prononcées sur la scène internationale. DEPUIS qu'à Moscou des voix officielles ont reconnu qu'« il ne s'agit plus pour nous d'un différend idéologique » et que «les prétentions chinoises se résument en fait en une seule phrase : donnez-nous des armes atomiques » (18 août), le marxisme et le léninisme apparaissent de plus en plus intempestifs en cette affaire. La conclusion, en juillet, d'un accord soviéto-américain sur l'arrêt des expériences nucléaires avait d'ailleurs déchaîné à Pékin des vociférations provoquant à Moscou des répliques d'où ont disparu les derniers camouflages idéologiques. La Pravda ayant rangé les Chinois aux côtés des «antisoviétiques professionnels du camp impérialiste », le Quotidien du peuple accusa les Russes de «fraude grave », de « capitulation », de «trahison », de connivence avec « l'impérialisme », d' « alliance américano-soviétique dirigée contre la Chine» (3 août). Peu après, le gouvernement chinois proclamait ( 15 août) que les dirigeants soviétiques « se sont trahis eux-mêmes et ont vendu les intérêts des peuples de !'U.R.S.S. et du monde »; il révélait que le 20 juin 1959, « le gouvernement soviétique a refusé de nous fournir un modèle de bombe atomique et les renseignements techniques nécessaires à sa fabrication, comme le stipulait un accord conclu le 15 octobre 1957 ». La Pravda ripostait (16 août) en disant que « Pékin a poignardé dans le dos le socialisme mondial », pour des « intérêts purement nationalistes ». D'idéologie marxiste-léniniste, là-dedans, point de trace. C'est alors que Khrouchtchev taxe de « férocité» les gens « qui sont prêts à sacrifier la moitié de la population de leur pays » et qui, une fois de plus, rompent avec le marxisme-léninisme. La Pravda du 22 août renchérit: «Non contents de faire front commun avec les pires adversaires du communisme - les réactionnaires impérialistes - les dirigeants chinois aspirent maintenant au rôle peu reluisant d'aile marchante des enragés américains, des revanchards de Bonn et des extrémistes français. » Pour les Izvestia du 24 août, les Chinois ont « non seulement violé les principes de l'Internationale socialiste, mais aussi les règles du droit international et de l'humanisme tout court », ont « foulé aux pieds certains principes de la civilisation mondiale». Là, il n'est plus question du prolétariat ni de lutte ou d'intérêt de classe. La Pravda du 27 août attaque le « racisme à rebo?!'s » des ~rigeants chinois dont le journal a publie sans reserves les propos d'un « réactionnaire jap~nais notoire » selon lequel les Chinois et les Japonais doivent être amis parce qu' « ils Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL ont la peau jaune et la même langue écrite ». Mentalité de Tchingis Khan, commente la Pravda. Le 30 août, discourant en Yougoslavie, Khrou- . chtchev demande: «De quel droit ces gens [Mao '!t consorts] peuvent-ils parler au nom des· peuples... ? » (En effet, et de quel droit Khrouchtchev parle-t-il en sens · contraire ?) Pékin publie le 1er septembre une déclaration de 10.000 mots pour nier que la Chine soit disposée à sacrifier 300 millions de ses sujets et la moitié de l'humanité afin d'instaurer le· communisme, pour affirmer qu'elle veut la paix, que les leaders soviétiques racontent « des mensonges fantastiques et grossiers »car ils sont « si dégénérés qu'ils gagnent leur vie en forgeant des mensonges ». Ce document accuse aussi Moscou d'avoir« laissé tomber» la Chine lors de l'affaire de Formose en 1958 (confirmation de notre hypothèse). Les satellites s'en mêlent. Novotny, à Prague, dit que les Chinois « abandonnent les positions marxistes-léninistes au profit d'une politique de mégalomanie nationaliste» (journaux du 2 septembre). La presse albanaise (même date) traite Khrouchtchev de « voyou » qui use de « termes scatologiques », chose sans précédent dans « l'histoire du monde civilisé » et qui «malgré ses bouffonneries, son arrogance, son exhibitionnisme et son libertinage» aura des comptes à rendre. (Il existe donc un monde civilisé, au-dessus ou indépendamment des classes, et aussi de bonnes manières valables pour bourgeois et prolétaires.) Peu après, le Quotidien du peuple du 5 septembre verse l'huile d'une longue diatribe (20.000 idéogrammes) sur le feu de la dispute ; c'est pour dévoiler un « complot » soviétique datant d'avril et mai 1962, et consistant à attirer les Chinois (lire : des Kazakhs) en Sibérie par dizaines de milliers, à travers la frontière du Sinkiang; pour reprocher à la direction du P.C. soviétique ses velléités de « capitulation » en 1956 devant l'insurrection populaire en Hongrie; pour accuser Khrouchtchev d'avoir « complètement renié Staline » ·et « calomnié la dictature du prolétariat» au X.Xe Congrès du P.C. soviétique; pour conclure en imputant « d'innombrables infamies » aux dirigeants russes dont « toute l'eau de la Volga ne saurait laver la honte ». Il paraît qu'une réconciliation est concevable, après de tels outrages. Cependant on éprouve à Pékin le besoin de s'expliquer sur le« tigre de papier». Chen Yi s'en charge le 8 septembre en commémorant les « actions. héroïques » du peuple coréen contre les Etats-Unis: «La victoire a été remportée par le peuple coréen à l'époque où les Etats-Unis avaient encore le monopole des armes atomiques. C'est bien la preuve très nette que les armes modernes, y compris les armes atomiques, ne sauraient décider de l'issue d'une guerre » (sophisme,mais qui justifie nos vues sur la faute irréparab~e commise à l'époque). Le Drapeau rouge chinois dénonce, le 1 o septembre, une «nouvelle SainteAlliance » où entrent « l'impérialisme guidé par les· Etats-Unis, les réactionnaires d'Asie guiaés par Nehru, et les révisionnistes modernes aux-·

B. SOUV ARINE quels !'U.R.S.S. s'est jointe», et s'en prend à Khrouchtchev qui « depuis des années tirait par derrière les fi.cellesde la Sainte-Alliance». Tant de fi.elentre-t-il dans l'âme d'un Khrouchtchev? Cet article au vitriol se croise avec la note soviétique du 9 septembre qui signale un incident de frontière sans précédent à la gare de Naouchki (région d'Irkoutsk) où Russes et Chinois en vinrent aux mains quand les douaniers voulurent saisir des papiers de propagande chinoise. Les trublions de Mao auraient alors violé, non pas la doctrine du marxisme-léninisme, mais « les règles sanitaires et hygiéniques les plus élémen- -taires ». Trêve de détails. A la même date, les Albanais reviennent à la rescousse en annonçant que 70 % des anciens cadres du P.C. soviétique ont été exilés en Sibérie ou mis en prison par Khrouchtchev, et en tenant pour suspecte la disparition de F. Kozlov après celle d'A. Kiritchenko. Il faudra du temps pour savoir ce que valent au juste ces rumeurs. LES ATTAQUES visant plus spécialement la personne de Khrouchtchev s'accentuent encore avec un article du Drapeau rouge de Pékin qui l'associe aux « archi-ennemis » de la Chine: Kennedy, Tito, Nehru, « étoiles vaudevillesques de la nouvelle Sainte-Alliance», qui l'accusent de « trahir le peuple soviétique, le camp socialiste et les peuples du monde» (10 septembre). De quoi Khrouchtchev n'est-il pas capable, et coupable ? Il semble malaisé d'aller plus loin dans la diffamation et l'invective. Pourtant les Chinois vont se surpasser en accablant Khrouchtchev sous un article-fleuve ( 12.000 idéogrammes) du 12 septembre, conjointement signé par le Quotidien du peuple et le Drapeau rouge, le deuxième d'une série de quatre dont l'importance se mesure au nombre des signes, paraît-il. • C'est une apologie démesurée de Staline et un dénigrement implacable de la « direction collective » groupée autour de Khrouchtchev : « Ils se sont servis de termes orduriers, vulgaires et malveillants pour qualifier Staline de meurtrier, criminel, bandit, aventurier, despote du type d'lvan le Terrible, le pire dictateur de l'histoire de la Russie, imbécile et idiot. Cela ne signifi.e-t-ilpas que le peuple soviétique a vécu pendant trente ans sous la tyrannie du pire dictateur, et non sous un système socialiste ? »·Il y a du vrai et du faux là-dedans, car Staline, trop lâche pour courir des risques, n'était pas un aventurier et Khrouchtchev ne l'a pas dit, n'a pas usé de termes excessifs à son égard. Sous cette réserve, on ne peut que souscrire à la tirade citée, comme à ce qui suit, d'après quoi l'expérience soviétique « n'était pas l'expression de la .dictature du prolétariat, mais celle de la vi6 sous le règne d'un despote féodal? ». Et encore: le P.C. de !'U.R.S.S. « avait un idiot comme dirigeant », l'armée soviétique « un imbécile comme commandant suprême », le mouvement Bib·ioteca Gino . 1anco 255 communiste international « pendant des dizaines d'années, un meurtrier comme guide? ». A ces interrogations pertinentes, Khrouchtchev n'osera évidemment pas donner la réponse affirmative qui s'impose. _ Il ne pourra non plus se défendre des arguments ad hominem que l'article en question produit pour prouver que Khrouchtchev a été complice actif et apologiste zélé des crimes de Staline. Ces rappels se trouvent tous dans le livre de Lazar Pistrak: The Grand Tactician, et en partie dans le chapitre cc Khrouchtchev et les tueries » publié dans la présente revue 1 • Ils sont incontestables, mais Mao ne vaut guère mieux que Khrouchtchev . à cet égard. On ne saurait non plus s'inscrire en faux contre les Chinois quand ils mettent Khrouchtchev au défi de publier son fameux discours secret du XXe Congrès : pour -des raisons différentes, nous avons maintes fois observé que la cc direction collective» n'a pas le courage de divulguer ce discours et que Khrouchtchev mentait en l'attribuant aux services secrets américains. En outre, les Chinois n'ont pas tort de stigmatiser la courtisanerie des dirigeants soviétiques qui portent Khrouchtchev aux nues et « n'hésitent pas à lui attribuer tout le mérite de la victoire de Stalingrad et des grandes réalisations de savants et techniciens soviétiques ». Ces quelques extraits contiennent des vérités premières. Quant au reste, ce n'est que basse polémique mensongère qui tend uniquement à salir et discréditer le contradicteur. Toujours en procédant par biopsie, seule méthode possible avec des textes interminables, notons que la Pravda du 19 septembre condamne les initiatives belliqueuses des Chinois envers l'Inde. Le même jour, Liou Chao-tchi déclare encore que cc la bombe atomique est un tigre de papier» et décrie les révisionnistes pour qui « survivre c'est le fond du problème». Le 20 septembre, l'agence Tass traite les Chinois de faussaires, les accuse de cc mensonges monstrueux » et de cc tronquer des textes». Le lendemain, le gouvernement soviétique en tant que tel lance une contre-attaque en règle, sous forme d'une déclaration à la taille des factums chinois qu'ignore le public soviétique. Déclaration qui, _à l'instar de ces factums, répète des choses mille fois dites, mais précise qu'en septembre 1958, Mao reconnaissait cc l'inutilité pour la Chine de produire des armes nucléaires, d'ailleurs fort coûteuses»; que les Chinois eux-mêmes cc ont réduit la coopération économique, privant ainsi leur peuple de l'aide désintéressée de notre pays », et méconnu cc les principes léninistes de l'économie». Quant au retrait des spécialistes soviétiques, cc cette décision a été nécessaire par suite des mesures chinoises qui rendaient tout travail effectif impossible et dégradant pour la dignité humaine ». Ce très long réquisitoire entrecoupé de plaidoyer révèle que cc plus de 5.000 1. Cf. Lazar Pistrak : The Grand Tactician, New-York 1961, Praeger. Et : « Khrouchtchev et les tueries», in Contrat social, vol. VI, n° 2, mars-avril 1962. ,

256 violations de la frontière soviétique à partir du temtorre chinois » ont eu lieu depuis 1960. La politique de Mao, y lit-on, est « une trahison envers le socialisme mondial, envers le mouvement de libération nationale, envers la cause de la révolution mondiale». Néanmoins, « l'arrêt de la polémique entre les deux gouvernements et les deux partis demeure toujours actuel ». Et en conclusion, si les Chinois continuent, « ils se heurteront à la riposte la plus décisive». Or les Chinois continuent, sans rien provoquer de «décisif». Un troisième article-fleuve (30.000 mots) paraît le 26 septembre, injurieux au possible : « Khrouchtchev a abandonné le marxismeléninisme (...) et se vautre dans la fange avec la clique rénégate de Tito, en totale violation des intérêts de l'Union soviétique, du peuple soviétique et des peuples du monde entier.» On répugne à citer des méchancetés de ce niveau intellectuel, même en abrégeant au maximum. Mentionnons pour mémoire l'éditorial (40 pages) du Kommounist de Moscou (n° 15, d'octobre) qui juge toute la plate-forme du communisme chinois décidément « incompatible avec le marxismeléninisme et étranger à la ligne générale du mouvement communiste international». Puis l'article d'Hélène Stassova dans.les Izvestia du 13 octobre, assimilant les thèses chinoises au « trotskisme ». Puis le quatrième article-fleuve (17.000 idéogrammes) publié à Pékin le 21 octobre, qui accuse Khrouchtchev d'être « au service du néo-colonialisme impérialiste » et d'avoir « liquidé la politique étrangère de ·1a révolution d'Octobre ». Le Kommounist (n° 16, de novembre) flétrit « l'anticommunisme » des Chinois qui tentent « de remplacer le léninisme par le maoïsme » et se livrent à « une véritable croisade contre les assisesmêmes du marxisme-léninisme». On voit que les antagonistes se répètent à l'infini en puisant au même vocabulaire dépourvu désormais de signification authentique. MALGRÉ tout ce qui réduit à néant l'idéologie de façade masquant un conflit d'intérêts et d'individus sous le nom de marxismeléninisme, la fiction prévaut sur la réalité en Occident où les milieux officielsou influents, sauf rares exceptions, prennent très au sérieux les allégations intéressées qui veulent définir l'orthodoxie et le révisionnisme dans la logomachie communiste actuelle. Quantité de gros ouvrages paraissent sur ce sujet, qui n'arrivent jusqu'à nous que sous forme de compte-rendus sommaires et qu'en outre peu de privilégiés auraient le loisir de lire. On discutera-succinctement ici d'autant plus volontiers l'article de Z. Brzezinski: Threat and oppor!unity in. t~e Co"!munist schism 2 , qui expose au nueux les 1deesprevalentes avec le mérite de la clarté et de la brièveté dans une matière ingrate. 2. For_eignA_ffairs, avril 1963. Notr~ revu·e a publié, de Z. Brzezmski. : « Coup d'œil sur la Pologne », vol. I n° 5 novembre 1957. ' ' Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL M. Brzezinski admet l'existence d'un communisme orthodoxe et d'un communisme révision- _ niste, ainsi que celle d'une idéologiequi «embrasse - 40 % de la population du monde »(consentante ?). Il convient pourtant que le communisme de Stalin~- était du «national-communisme »(donc une variété de nazisme ?). Il croit que les leaders soviétiques sont sincères en pensant que la supériorité écono~ mique fera « pencher la balance de l'histoire » (quid de la primauté américaine sous ce rapport, jusqu'à -présent ?). Il préconise « d'encourager !'U.R.S.S. à se réconcilier avec l'Occident» (encourager comment ?), tout en repoussant à juste titre la notion à la mode, chère aux Polonais et aux Yougoslaves, qui identifie Khrouchtchev au maintien de la paix. Il juge possible « d'attirer et absorber graduellement le communisme révisionniste dans le monde occidental » : les « forces de modération comme celles de Pologne et de Hongrie sont à encourager par de l'aide et des contacts plus étroits». Quant à la Chine, opine l'auteur avec raison, inutile de lui faire la cour, la meilleure politique étant de la laisser à son sort. La thèse découle donc de prémisses impliquant l'orthodoxie et le révisionnisme comme politiques distinctes, divergentes et désormais incompatibles : il vaut la peine de les examiner. Si la coexistence pacifique tient lieu de critère, les Chinois prétendent l'avoir inventée (les cinq principes de Colombo, les dix de Bandung), alors qu'elle est en vérité l'invention de Staline, comme nos articles précédents l'ont prouvé ( cf. entre autres Le spectre jaune, numéro de mars-avril 1962). On ne compte plus les professions de foi chinoises, maintes fois citées ici, dans le même sens. La théorie de Lénine sur l'impérialisme et la guerre a été révisée par la voix de Khrouchtchev en 1956 avec l'approbation de Mao, lequel ne l'a dogmatisée, en paroles, qu'en avril 1960, sans cesser de se contredire : son tigre de papier a pris l'allure d'une métaphore plutôt rassurante. Quant aux actes, ce sont les Russes, non les Chinois, qui créent de toutes pièces des risques de casus belli à Berlin et à Cuba, qui arment jusqu'aux dents les Etats musulmans contre Israël, menacent l'Iran, soutiennent les agressions de Nasser contre les royaumes arabes. Si l'attitude envers le titisme ou la « voie yougoslave» sert de pierre de touche, c'est Khrouchtchev qui a écrit en 1949 : «La trahison envers l'Union soviétique, envers l'internationalisme prolétarien, conduit nécessairement dans le camp <l:u~ationaJ.ïs~e,du fascisme, de la réaction impér1~ste .. Tem~m la ~ande d'assassins et d'espions T1to-Rankov1tchqw a consommé son passage du nationalisme au fascisme et est devenue l'agence directe de l'impérialisme... » L'assassin, espion et «renégat» Tito redevient camarade en 1955 pour Mao comme pour Khrouchtchev. L'ambassadeur chinois à Belgrade apporte à Tito en juin 1955 des cadeaux personnels de Mao. Celui-ci salue en 1956 « la normalisation des rapports avec la Yo~goslavie» et, en 1957, envoie un télégramme à Tito pour lui souhaiter de nouveaux succès dans « l'édification du socialisme ». Au VIIIe Congrès

B. SOUVARINE de son parti, qui applaudit le délégué yougoslave, Liou Chao-tchi se félicite des cc relations amicales» rétablies avec la Yougoslavie. Mais une querelle surgit en novembre 1957 parce q~e Mao veu!, contre l'avis des Yougoslaves, que 1U.R.S.S. soit reconnue comme étant cc à la tête» des pays communistes. Alors, changement à vue. Lorsque le Quotidien du peuple du 5 mai 1958 attaque le cc révisionnisme yougoslave », la Pravda reproduit l'article, donc l'approuve. Bientôt Khrouchtchev raille le cc socialisme yougoslave édifié à coups de dollars américa_ins», flétrit _enj~ _1958 cc le révisionnisme, laquais du camp rmpenaliste » · et cc cheval de Troie» de l'impérialisme. Les faux marxistes-léninistes yougoslaves sont des cc agents de l'ennemi de classe», dit-il, qui cc se servent du marxisme-léninisme comme d'un masque pour égarer le peuple crédule». Encore en janvier 1959, il « sent très fortement l'odeur des monopoles américains qui engraissent le sociaµs1:1eY?U~o: slave... ».Mais en décembre 1962, Tito etant mvite à Moscou et comblé d'honneurs, Khrouchtchev pérore au Soviet supr~me :. « Il est _impos~i~lede nier que la Yougoslavie soit un pays socialiste », tandis que les Chinois vitupè~ent « la c~qu~ de Tito qui a mené à la restaurattoi: du capitalisme et est devenue cent pour cent traitre au communisme». On éprouve une insurmontable gêne à r~copier de tels spécimens de discussion « idéologique». S'agit-il de la cc déstalinisation », de la ré~u,diation du prétendu « culte de la personnalite » ? Mao les a approuvées l'une et l'autre après le xxe Congrès du P.C. soviétiq~e: l'articl~ .du ·Quotidiendu peuple, publié (5 ayril 1956) exp~cit~- ment au nom de toute la directton du P.C. chinois, souscrivait à la cc courageuse autocritique que le P.C. de l'U.R.S.S. a faite de ses erreurs passées», c'est-à-dire au discours secret de Khrouchtchev, et reprochait notamment à Staline, parmi les « erreurs passées », sa cc décision erronée sur la question de la ,You~osl_avie». Six.moi~ plus tard, au VIIe Congres chinois, Teng Siao-pmg assura: cc Notre parti répugne à la déification de l'individu. Un des grands mérites du xxe Congrès du P.C. de l'U.R.S.S. est de montrer quelles conséquences fâcheuses a engendrées la déification de l'individu.» L'hommage personnel rendu à Mao dans le préambule des statuts du Parti fut supprimé au congrès suivant. Les Chinois se sont solidarisés avec les Russes après les événeme~ts. de Pologne ~t. ~e Hongrie en 1956, et le Quotidiendu peuple militait (29 décembre 1956) pour la prééminence des·Moscovites comme « centre du mouvement communiste international ». A présent, selon Mao, tout le mal remonte au xxe Congrès de 1956 et vient de la « déstalinisation », du · déboulonnage de Staline, et quand des Russes rés!s~ent à des exigences chinoises, c'est du cc chauvrmsme de grande_ puissance ». Il n'est sujet· actuel de discorde qui n'offre exemple analogue de chassé-croisé palinodique. Parlant des Albanais en 1959, Khrouchtchev souhaitait « à l'héroïque parti albanais du travail, Bibl"-oteca Gino Bianco 257 à son Comité central dirigé par le camarade Enver Hodja, fils glorieux du peuple albanais,. fe~~ marxiste-léniniste et notre précieux ami, amst qu'au gouvernement albanais, dirigé par le camarade Mehmet Chehu, organisateur incomparable, entièrement dévoué à la cause du socialisme et ami sûr de l'Union soviétique (...), de nouveaux succès dans leur noble combat pour l'édification du socialisme en Albanie ». L'année suivante, Khrouchtchev et Enver se brouillaient, et le premier tint ce langage en 1962 3:u Soviet su~rê1?1e: « Hodja et Chehu s~ve~t qu'jls ~e se mall?-°:endraient pas.au pouvorr s'ils relachaient leur reg~e de répression et de. sévices. Le pe1:1plene les tolererait pas au pouvorr, car leurs mams _sontco1:1vertes du sang des meilleurs fils du parti ~lban~s du travail. » A l'en croire, les chefs albanais cc violent impunément les normes de la vie du Parti· et de l'Etat pour satisfaire leurs propres intérêts ». Enver de son coté, n'est pas plus conséquent_: lui qttl avait louangé très haut les décisions du xxe Congrès de 1956, notamment sur le culte ~e la personnalité, cc. c?nception étr~gè~e à l' espnt du marxisme-léntn1sme» et « violation ouverte et grossière des princ_ipes~éninistesde la dir~ction collective » par Staline, il honore sans reserve depuis peu la mémoire de Staline comme _les Chinois n'osent plus le faire, de ce mêm~ Stalin~ qui avait conseillé impérativement à Tito et a Djilas « d'avaler l'Albanie ». Mêmes volte-face à propos du renonce1?1e~t aux essais nucléaires. En mars 1957, les Chinois appuyaient cc la glorieuse proposition soviétiql!e (...) tendant à l'arrêt immédiat des essais nucléarres ». Ils soutenaient également « la proposition du gouvernement soviétique sur la . signat~e d'un accord pour la suspension des essais nuclerures... ». En avril 1957, il réitèrent deux fois leur approb~- tion publique. L'année suivante, Kuo Mo-JO déclare à Stockholm le 16 juillet: « Nous sommes tous pour la cessation des ~ssais ~ucléaires. Nous espérons que les Etats-U111:est 1 ~~leterre (...) suivront l'exemple de l'Umon soviettque et cesseront leurs essais.» Etc. Quant à Khrouchtchev, il disait en janvier 1960 au So~iet suprême: « ~i une décision était adoptée pour mterdire les essais uniquement dans l'atmosphère, cela ferait avorter l'espoir des peuples pour wi ~rrê~ complet des essais. » En septembre 1961, il declare que les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, en proposant d'arrêter les essais dans l'atmosphère, cc ne s'attendent pas à ce que leur propo_siti~Ds:oit accept~e, encore moins à ce qu'elle soit seneusement discutée. C'est là purement et simplement de la propagande, un moyen de trom~~r. l'opinion publique.» Un mémorandum sov1etique du _28 s;ptembre 1961 dit encore: « ••• La conclusion d un traité séparé sur l'arrêt des essais n~~léaires .ne pourrait que donner aux peupl~s 1 ~mpression que l'on fait quelque chose pour preverur la guerre nucléaire, alors qu'en réalité les puissances occidentales poussent précisément les choses vers une · telle guerre... » Un pareil traité cc n'apporte non seulement rien à la cause de la paix, mais risque encore d'avoir un effet contraire ... ». On s'abstient

258 après cela de citer les affirmations diamétralement inverses qui retentissent à travers le monde depuis la conclusion du traité de Moscou en juillet dernier : il faut abréger 3 • EN PRÉSENCE d'un tel dévergondage pseudoidéologique, bienheureux qui peut tracer une ligne de démarcation entre l'orthodoxie et le révisionnisme conformément à la distinction qui inspire le papier de M. Brzezinski. Surtout si l'on se rappelle que la Pravda du 7 janvier 1963 avouait enfin le caractère « subjectif» du conflit, tandis que le Quotidien du peuple, dans un éditorial cité par Mrs. A. L. Strong (The National Guardian, 3 janvier 1963), avait admis que « la cause priµcipale de la scission communiste fut la tentative de Khrouchtchev de dominer le mouvement communiste mondial par les décisions d'un seul parti », précisément la libido dominandi dont Pascal déplore la démesure. Raisonner sur les faits et les actes plutôt que sur des paroles et des conjectures, c'est se mettre en garde contre les agissements hostiles de Moscou plutôt que contre les innombrables idéogrammes de Pékin. Si les démocraties occidentales restent sous les armes et plient sous le poids des budgets militaires, est-ce à cause de l'orthodoxie ou du révisionnisme ? Il est satisfaisant pour l'esprit qu'un article insolite comme celui d'Adolf Berle_paraisse dans le New York Times (26 octobre) pour contredire la tendance générale de cet important journal, mais de telles satisfactions intellectuelles sont de plus en plus rares. On s'explique mal en lisant M. Berle qu'il soit exceptionnel de nos jours aux Etats-Unis et pourtant nécessaire de découvrir que partout au monde, de Cuba au Laos en passant par l'Amérique centrale, les entreprises de subversion qui harcèlent la civilisation relativement libérale et la politique extérieure américaine procèdent de l'immixtion communiste suspectée à Tirana de révisionnisme. Il ne suffit pas qu'une idée de Lénine mal motivée dans une brochure sur l'impérialisme ait été abandonnée par ses héritiers au deuxième degré pour que ceux-ci méritent l'éloge des Chinois résumé dans la dénomination de révisionnisme et justifient les espoirs que ce terme suscite à Londres et à Washington dans les âmes crédules. La verbomanie commune aux politiciens qui se disputent l'hégémonie dans les sphères communistes dissimule mal une mixture incohérente d'orthodoxie théorique et de révisionnisme pratique reflétant la même impuissance à conformer les applications concrètes-à l'utopie livresque. Comme s'il était besoin d'une illustration supplé3. Pour citations et références plus· nombreuses et plus comi:;lètes en cette matière, cf. dans Est et Ouest les articles substantiels de Branko Lazitch, n°8 291,~293, 299, 305, 307. Biblioteca Gin•oBianco LE CONTRAT SOCIAL mentaire à ce réel état des choses, elle-s'offre comme marée en carême et avec la note comique grâce. à M. Edgar Faure, toute récente recrue de l'ortho- · doxie marxiste-léniniste, à la date du 31 octobre. L'ancien chef du gouvernement français et nou~ veau missionnaire in partibus en Chine n'a pas seulement « rendu hommage àux réalisations qu'il a pu constater dans les domaines de ·l'agriculture et de l'industrie chinoises», dit une dépêche de Pékin; il a aussi déclaré textuellement : « La Chine et la France, deux pays d'ancienne civilisation, qui surent l'un et l'autre lutter pour leur indépendance, tous deux conscients de leur destin, ne peuvent aujourd'hui, par leur rapprochement de plus en plus étroit, qu'œuvrer utilement pour l'ensemble de l'humanité. » Pas plus aujourd'hui à Pékin ou à Moscou qu'au temps jadis à Rome, les augures ne doivent pouvoir se regarder sans rire. On comprend qu'après avoir éjaculé tant de venin, orthodoxes et révisionnistes aient eu le front d'évoquer récemment leur « amitié éternelle » : dans les deux circonstances, l'insincérité est la même. Ni Khrouchtchev quand il condamne en Mao un fauteur de guerre atomique, ni Mao quand il dénonce en Khrouchtchev un vendu à l'impérialisme, ne méritent la moindre créance. Certes, Mao a tenu des propos insanes sur les conséquences démographiques d'une guerre nucléaire éventuelle, mais il ne parle en vain que faute d'être capable d'agir effectivement: un armement chinois moderne est hors de question dans un avenir prévisible. L'an dernier, dans Le spectre jaune, nous avions cité à l'appui de nos vues à ce sujet celles d'un auteur américain averti, M. Adam Ulam, qui avait écrit dans le Reporter : « Il est douteux que, comme certains commentateurs occidentaux le prétendent, les Chinois désirent un holocauste nucléaire. Ce sont des gens intelligents. Mais ils sont convaincus que l'Occident peut et doit être harcelé plus brutalement et rapidement que Khrouchtchev ne se propose de le faire. » Selon notre glose, « douteux » était un euphémisme et « intelligents » une exagération : l'instinct de conservation supplée l'intelligence absente. Mais par souci de ne jamais sous-estimer l'ennemi, nous avons eu décidément tort de surestimer Mao et son équipe, pourtant sans les tenir en grande estime intellectuelle. Mieux vaut se tromper dans cette direction qu'à l'inverse et prêter même à des communistes dégénérés une conscience assez claire de leurs intérêts. On savait de Mao la mégalomanie, on ne le savait pas capahle de délirer autant que le révèlent ses prévisions sur le sort de l'humanité soumise au traitement thermo-nucléaire. Raison de plus pour ne pas confondre le principal et l'accessoire, pour n'être pas dupe du révisionnisme ni apeuré par l'orthodoxie, pour ne pas subir le chantage à la guerre mondiale qui fausse depuis quinze ans les Iapports entre les diverses parties du monde. B. Souv ARINE.

.LES FRANCS-MAÇONS ET LA RÉVOLUTION RUSSE par Grégoire Aronson r On sait que la franc-maçonnerie diffère selon les pays et selon les époques, au point d'être méconnaissable d'un pays à un autre, d'une époqueà une autre. Mais on ne sait à peu près rien de la franc-maçonnerie russe contemporaine. D'où l'intérêt d'une esquisse comme celle dè Grégoire Aronson (voir la notice sur lui en dernière page) qui ne prétend pas être un chapitre d'histoire, mais qui introduit le lecteur dans une matière encore inexplorée. On ne méconnaît pas ici que les pages qui suivent, publiées d'abord en russe, ont suscité nombre d'objections, de contestations. Leur publication en français nous en vaudront peut-être d'autres, qui contribuero_ntà faire plus de lumière sur un sujet important resté jusqu'à présent dans la pénombre. Elles seront complétées par des lettres de Catherine Kouskova, éminente personnalité de l'intelligentsia russe et francmaçonne déclarée, à notre collaborateurN. Volski et IL Y EUT, en Russie, une organisation peu nombreuse, mais influente, qui a joué un grand rôle dans les années décisives de 1915-19 I 7, à l'époque de la première guerre mondiale et de la révolution de Février. Le trait particulier de cette organisation fut son caractère occulte : après plusieurs décennies, pas un de ses membres n'a livré de secrets soit sur ses effectifs, soit sur son activité. Autre trait distinctif : les origines hétérogènes de ses adhérents qui, bien qu'affiliés à des groupes fréquemment hostiles, s'efforcèrent de former un centre politique actif au-dessus des partis. Sur ces francs~maçons russes, groupés jusqu'à la révolution d'Octobre, on ne peut rassembler d'informations qu'en relevant çà et là tel ou tel fait ou en notant de vagues allusions. Il suffit de Biblioteca Gino Bianco I à Lydia Dan. Selon Grégoire Aronson, les loges maçonniques en Russie ont pris une part active au drame politique de I9I7, sous l'effet des désastres de la guerre et des dé/aillances de la dynastie des Romanov, par contraste avec les loges de France et d'ailleurs qui s'assignent des devoirs d'ordre purement moral, spirituel ou humanitaire. Leur seul trait commun serait le secret qu'elles observent, particulièrement bien gardé sous les tsars. La francmaçonnerie russe contemporaine s'était engagée à fond dans la lutte politique contre l'Ancien Régime. Elle aurait donc contribué d'une certaine façon à la révolution de Février dont les bolchéviks ont su détourner le courspour le capter afin d'aboutir à la révolution d'Octobre. Cela mérite attention, éventuellement discussion,quarante-six ans après legrand tournant de l'histoire de Russie. citer quelques dizaines d'hommes politiques russes qui appartenaient à' l'élite maçonnique pour montrer qu'il s'agit là non seulement d'un facteur primordial dans la politique russe de l'époque, mais aussi d'un fait rare au point de vue social, négligé cependant par presque tous les historiens de ce temps et dont le grand public ignore tout en dehors de rumeurs qui n'éveillent que le scepticisme. Voici, choisis parmi l'élite de la franc-maçonnerie, des noms qui, à première vue, paraîtront difficiles à classer dans une même organisation et qui cependant furent étroitement associés sur le plan politique: le prince G. E. Lvov et A. F. Kérenski, N. V. Nékrassov et N. S. Tchkhéïdzé, V. A. Maklakov et E. D. Kouskova, le grand-duc Nicolas Mikhaïlovitch et N.D. Sokolov, A. I. Ko-

260 novalov et A. I. Braoudo, M. I. Téréchtchenko et S. N. Prokopovicz •. Ce qui frappe, dans cette liste, c'est cet agglomérat de personnalités où des socialistes de toutes nuances côtoient des millionnaires, où des représentants de l'opposition libérale la plus extrême voisinent avec de hauts fonctionnaires - jusques et y compris... l'ex-directeur du département de la Police. Chose d'autant plus étrange dans la vie politique russe, caractérisée par la polarisation des opinions, le sectarisme dans les relations entre hommes politiques et les incompatibilités de personnes. Dès lors, rien d'étonnant qu'on aille jusqu'à mettre en doute l'existence même de francsmaçons russes. Comment ? ils étaient francsmaçons ? s'écrie-t-on. Nous avons connu pendant la première guerre mondiale la clique de Raspoutine et ses relations avec la Cour, nous avons entendu dire que des grands-ducs et des généraux poussaient le tsar à un compromis avec la Douma d'Empire. Les manœuvres des cadets, les interventions des troudoviki (travaillistes) et des socialdémocrates sont de notoriété publique. Les noms des hommes politiques les plus en vue : P. N. Milioukov, A. I. Goutchkov ** s'étalaient dans les journaux. Mais on n'a jamais entendu un mot sur les francs-maçons. Tou_tau plus était-il question des « judéo-maçons », ce produit de l'imagination de la presse ultra-réactionnaire ou de la police secrète, tourné d'ordinaire en dérision. Nous ne sommes pas les seuls à avoir tout ignoré de la maçonnerie politique : P. N. Milioukov, dans ses Mémoires, rédigés au début des années 40 et publiés en 1955, reconnaît que luimême n'en savait rien. Examinant certains faits, il ne se résoud pas à les imputer carrément à la • Prince Georges Lvov, président du Conseil du Gouvernement provisoire (l'auteur a reçu, au sujet de l'appartenance maçonnique du prince Lvov, un démenti qui fait état des opinions religieuses du premier président du Gouvernement provisoire ...) ; Alexandre Kérenski, député à la Douma, puis président du Conseil du Gouvernement provisoire ; N. V. Nékrassov, député à la Douma, membre du Gouvernement provisoire ; Nicolas Tchkhéïdzé, député à la Douma, social-démocrate, président du Soviet des députés ouvriers de Pétrograd ; V. A. Maklakov, député à la Douma, célèbre avocat, ambassadeur du Gouvernement provisoire en France ; Catherine Kouskova, écrivain, publiciste, coopérateur, épouse de S. N. Prokopovicz; Grand-duc Nicolas Mikhaïlovitch (Romanov), oncle du tsar, fusillé par les bolchéviks au printemps 1919; A. D. Sokolov, éminent avocat, très proche des bolchéviks; Alexandre Konovalov, industriel, député à la Douma ministre du Gouvernement provisoire ; ' A. I. Braoudo, personnalité politique, membre du Groupe démocratique juif ; M. M. Téréchtchenko, millionnaire, fabricant de sucre administrateur des Théâtres impériaux, ministre du Gou~ vernement provisoire ; . S. N. _P~okopovicz, économiste, publiciste, homme politlque, IIlllllstre du Gouvernement provisoire. . •• P ..~. Milioukov, député à la Douma, professeur, histonen, IIlllllstre du Gouvernement provisoire, leader des • constitutionnels-démocrates » ; A. I. Goutchkov, leader du parti des • Octobristes » (conservateurs), ex-président de la Douma, ministre de la Guerre du Gouvernement provisoire. Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL maçonnerie et, prenant des détours, il écrit : « Si je ne parle pas (...), il est évident que c'est parce qu'en observant les événements, je n'ai pas deviné, à l'époque, leur origine, et ce n'est que bien après l'existence du Gouvernement provisoire que j'ai connu fortuitement cette origine 1 • » En d'autres termes, un homme aussi informé, au cœur de la vie politique et sociale, n'avait pas soupçonné l'activité et le rôle des francs-maçons. C'est incidemment, longtemps après la révolution de Février, qu'il en fut avisé. Cela donne une idée du caractère secret de l'action des maçons et de leur soin à en effacer les traces... Milioukov se contredit jusqu'à un certain point là où il parle de ses premiers contacts, au début des années 90, avec les francs-maçons français. Il relate que la réflexion d'un maçon de rencontre sur la « toute-puissance [de la maçonnerie] en France (...) avait produit [sur lui] une très forte impression». Et d'ajouter : « Maintes fois on m'avait proposé d'entrer à la loge. Je pense que cette impression fut une des principales raisons de mon refus obstiné. Cette puissance d'une collectivité me parut incompatible avec le maintien de ma liberté individuelle. » Les lecteurs des Mémoires de Milioukov auront remarqué l'étrange manière de ce mémorialiste. Pas une fois il ne mentionne des noms de francsmaçons, s'en tenant à des allusions. Fait d'autant plus inexplicable que bien avant la deuxième guerre mondiale, les journaux avaient parlé des francs-maçons russes et en avaient nommé un grand nombre. Milioukov · connaissait sûrement l'ouvrage de S. P. Melgounov *, dont certains chapitres avaient été publiés dans la presse, et l'ouvrage lui-même édité en 1931, sous le titre : V ers le coupd'Etat, ainsi que lesmémoires de I. V. Hessen, En deux siècles, publiés en 1937. Or il y était grandement question des francs-maçons. Si ces derniers, liés par leur serment, se taisent, quelles raisons Milioukov avait-il d'en faire autant ? , AVANT d'aborder la question des francs-maçons dans la première guerre mondiale et dans la révolution de Février, voyons ce qu'a été la franc-maçonnerie russe au début du :xxe siècle. Certes, son rôle politique n'a pas été très marquant, encore qu'il soit possible que les maçons aient cherché à grouper certains cadres de l' opposition. Chose bien compréhensible dans une Russie qui venait de traverser l'époque tourmentée de 1905 et des deux premières Doumas d'Empire. Les liens avec les loges françaises furent la caractéristique de c~s années-là. Suivant des informations publiées dans la presse (notamment par Melgounov), il y avait à Moscou, dans les années I 906-191 1, la loge « Astrée », étroitement associée au nom du psychiatre N. N. Bajénov, et à Pétersbourg, l' « Etoile polaire », qui avait à sa tête 1~ P. N. Milioukov : Mémoires (1859-1911), t. II, p. 333, et t. I, p. 147, New York 1955. • Écrivain politique et historien.

G. AR.ôNSON l' « orateur» M. S. Morgouliès et le « secrétaire», prince D. Béboutov. Existait également à Pétersbourg la loge « Cosmos », à laquelle avaient adhéré - peut-être lorsqu'ils étaient encore en France -. les professeurs de l'Ecole supérieure russe de Paris (1906-1907) : Maxime Kovalevski, E. VI. de Roberty, E. Anitchkov, Iou. Gambarov. Parmi les maçons qui enseignaient dans cette école, on citait également Vyroubov, Keldrine et Amfi.téatrov.De temps en temps, on trouve même dans la presse des allusions à l'affiliation, dès cette époque, de V. A. Maklakov. A. Tyrkova-Williams décrit en ces termes sa rencontre avec Maklakov à Paris, en 1905 : « C'était la première fois que Maklakov me voyait. Cela ne l'empêcha pas de me faire un signe maçonnique. A Paris, j'avais vaguemen~ entendu dire que le professeur M. Kovalevski avait organisé une loge russe. Beaucoup de mes connaissances, y compris E. I. Anitchkov, y avaient adhéré 2 • » Cela se passait à l'étranger. Mais, de son côté, I. V. Hessen * apporte quelques données : « Autant que je sache, écrit-il, Kovalevski [M. M.] a été le fondateur de la maçonnerie russe à la fin du siècle dernier. La loge russe, annexe du Grand-Orient français, fut solennellement inaugurée par lui, suivant le rite, et, quelques années plus tard, à la suite des révélations du N ovoïé Vrémia, mise en sommeil pour longtemps. Elle ne fut ranimée que dans le siècle actuel. (...) Le fait que cette loge comprenait des affiliés d'origines très diverses, était, pour la Russie, son trait caractéristique. Elle groupait des socialistes-révolutionnaires (Kérenski), des cadets de gauche .(Nékrassov) et de droite (Maklakov) qui, dans le parti, se fuyaient les uns les autres, des millionnaires, marchands ou aristocrates (Téréchtchenko, le comte Orlov-Davydov) et même des membres du comité central des social-démocrates (Halpérine **), lesquels, ouvertement, n'avaient aucun contact avec d'autres organisations 3 • » La dernière partie de cette citation ~fait mieux comprendre la part prise par les maçons à la politique russe en 1915-17. D'autres Mémoires sur la franc-maçonnerie se rapportant à une époque antérieure offrent aussi de l'intérêt. Ainsi, l'affaire Azev, ce dernier ancien chef de l'organisation de combat des socialistes-révolutionnaires, dont le rôle de provocateur fut dévoilé par A. A. Lopoukhine en personne, ex-chef de la police ( 19021905), ce qui valut à celui-ci d'être exilé en Sibérie, retiendra l'attention. Une brochure publiée à Paris et consacrée à Alexandre I. Braoudo contient, sur cet homme politique très cultivé, une série d'articles dus à des personnalités faisant autorité. Ceux de V. Bourtsev et d'A. Argounov soulignent le concours apporté par A. I. Braoudo pour démasquer Azev. Argounov, rentré clandesti2. A. V. Tyrkova-Williams : Sur les routes de la liberté, p. 200. • Rédacteur de journaux libéraux, député à la Douma. • • Alexandre Halpérine, avocat social-démocrate, chef des services administratifs du Gouvernement provisoire. 3. I. V. Hessen : En deux siicles, 1937, pp. 216-17. Bibli.oteca Gino Bianco 261 nement à Pétersbourg en mission du « tribunal » s.-r., chargé de juger Azev à Paris, pour obtenir de Lopoukhine lui-même confirmation du rôle d'Azev, put rencontrer Lopoukhine grâce à Braoudo dans l'appartement de l'avocat E. S. Kalmanovitch. Là, l'ex-chef de la police lui donna tous les renseignements nécessaires. Comment Braoudo, préposé à la Bibliothèque publique, personnalité juive, a-t-il pu organiser cette entrevue ? Uniquement par la filière maçonnique. Comment Lopoukhine a-t-il pu confier aux socialistes-révolutionnaires un secret d'Etat sur Azev et son rôle d'agent double, sinon par la filière maçonnique ? Bien qu'en l'occurrence les maçons n'aient jamais été mentionnés, il semble clair que Lopoukhine et Braoudo étaient en relation en tant que tels. Sinon, comment comprendre qu'une modeste personnalité comme Braoudo ait pu entrer directement en rapport avec le chef de la police politique 4 ? Certains détails sur l'attitude de Lopoukhine, lors de sa comparution, le 28 avril 1905, devant le tribunal de Pétersbourg, sont intéressants. Lopoukhine déclara que, dans cette affaire, « des considérations générales d'humanité l'avaient guidé». Quant aux lettres envoyées à Stolypine et autres personnalités après la visite faite chez lui par Azev et Guérassimov, Lopoukhine affirma qu' « il avait communiqué ces lettres à deux personnalités, dont il ne tenait pas à révéler l'identité pour des raisons d'ordre moral ».Parlant d'un ami venu le voir pour s'enquérir d'une entrevue possible avec le délégué du parti socialiste-révolutionnaire, Lopoukhine ajouta qu' « il ne tenait pas à donner le nom» de cet ami. Et pour se justifier d'avoir démasqué Azev, il déclara qu'il avait « agi ainsi pour remplir le devoir qu'a tout homme de ne pas couvrir par son silence des crimes abominables tels que ceux commis par Azev » 5 • * )f )f NUL DOUTE que bien avant la première guerre mondiale la police politique ne surveillât les francs-maçons. Cette surveillance donna lieu à des articles du fameux ManassévitchManouïlov (« Les masques», dans Novoié Vrémia ), bien entendu sur les cc judéo-maçons », articles rédigés d'après des informations puisées dans les dossiers de l'Okhrana. Le général Guérassimov, chef de l'Okhrana de Pétersbourg, dut convenir que le tsar lui-même s'intéressait de temps à autre aux francs-maçons. « Un autre sujet auquel le tsar s'intéressait fort, relate ledit général dans ses Mémoires, c'étaient les loges maçonniques. Il avait ouï dire que des liens étroits existaient entre. maçons et révolutionnaires et il attendait que je le lui confirme. Je rétorquai que j'ignorais ce qu'il 4. Cf. Alexandre Issaïévitch Braoudo : Album d'esquisseset de souvenirs, Paris 1937, pp. 93-101. · 5. L'Affaire A. A. Lopoukhine devant la Chambre spéciale du Slnat gouvernant, compte rendu sténographique, SaintPétersbourg 1910, pp. 20, 21, 25 sqq.

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