QUELQUES LIVRES sans réticence, càr le nouveau venu ·ne produit pas une impression très favorable. Le futur Lénine se considère déjà comme marxiste, mais son marxisme s'accommode volontiers de terrorisme, alors que les social-démocrates s' opposent catégoriquement aux populistes en répudiant la violence individuelle. Cela ne correspond pas aux biographies officielles ni aux multiples versions officielles de l'histoire du Parti, ni à ce que raconte Marie Oulianova dans ses souvenirs, mais le point est bien attesté, malgré les tripatouillages qui ont falsifié tant de textes sous Staline. Il y a donc toujours eu du terroriste en Lénine et l'on comprend mieux ainsi l'abus qu'il fera de la terreur quand il en aura le pouvoir. Une année s'écoule pendant laquelle se gâtent les relations entre marxistes, dont Pierre Struve est le principal théoricien, et populistes, en compétition d'influence sur le «Cercle ouvrier central». Lénine ne prend pas une part directe aux disputes, mais il commence son activité d'écrivain et de polémiste contre les populistes en 1894, tandis que la police disperse le «Cercle ouvrier» et le groupe populiste. Sur ces entrefaites, Martov arrive de Vilna, apportant une brochure qui exalte la tactique d' «agitation » (revendicative) par contraste avec la «propagande» (éducative). Lénine est alors un propagandiste en rapports suivis avec certains cercles ouvriers et son talent de pédagogue s'affirme sans conteste. Mais il se sent l'étoffe d'un théoricien, il lui tarde de s'affirmer comme tel : en 1894, il lie connaissance avec Struve et Potressov qui préparent le premier recueil d'études marxistes à paraître en Russie et auquel il collabore sous forme d'une critique des vues de Struve, signée Touline ; ce sont ses débuts de marxiste «légal», c'est-à-dire dont les écrits doivent passer par la censure. Tout cela s'entoure de péripéties qui font l'objet du chapitre IV, cependant que le cinquième abordera la fondation de I' « Union de lutte pour la libération de la classe ouvrière», en 1895. Cette année-là, Lénine fit un voyage en Europe occidentale où il confabula avec Plékhanov et Axelrod, et d'où il revint avec l'intention de fonder un parti social-démocrate et d'aider Axelrod à créer une publication périodique à l'étranger. Mais en octobre eut lieu sa rencontre avec Martov, sur l'initiative de celui-ci, qui venait d'organiser un groupe de jeunes social-démocrates (il en avait déjà fondé un en 1892) et qui envisageait de réunir les deux principaux groupes existants. A ce moment, Lénine est le «·littérateur» par excellence, et Martov, l'activiste, l'homme d'action. Les deux hommes se prirent d'une très vive amitié l'un pour l'autre, leurs groupes se joignirent et nommèrent un bureau de cinq membres : ce fut le « Groupe d~s,socialdémocrates », fort de vingt-deux affiliés ( dixsept titulaires et cinq candidats), tous des intellectuels. M.artov proposa, sans succès, d'y inclure des ouvriers. Lénine, assumant la charge des éditions, dut s'entendre avec des populistes qui Biblioteca Gino . 1anco 247 disposaient d'une imprimerie illégale. Il rédige alors. des proclamations, des tracts pour les travailleurs en grève. Cette phase si intéressant~ de son activité en rapport avec ·1a lutte ouvrière proprement dite ne se laisse pas résumer et les limites d'un compte-rendu ne permettent pas d'entrer dans les détails. Le 8 décembre 1895, un coup de filet policier rafle tous les membres du « Groupe des socialdémocrates », y compris Lénine, sauf quatre, y compris Martov. Les rescapés se concertent pour continuer leur tâche et décident d'impressionner le gouvernement en se donnant une appellation qui fasse illusion : sur la proposition de Martov, ce dont Kroupskaïa témoigne, ils se prononcent pour « Union de lutte pour la libération· de la classe ouvrière », et, le 15 décembre, lancent une proclamation sous cette étiquette. Le 4 janvier suivant, Martov et plusieurs de ses camarades sont arrêtés-à leur tour. Telle est l'histoire brève et véridique des origines de cette « Union de lutte » que les hagiographes de Lénine présentent comme sa création personnelle et exclusive, au mépris des faits les mieux avérés, en multipliant les faux, les suppressions et les maquillages de textes. Le sixième et dernier chapitre de R. Pipes traite des grandes grèves du textile en 1896 et 1897, décidées et organisées par les travailleurs euxmêmes sans aucun concours extérieur. Les quelques social-démocrates restés libres, Dan et Potressov notamment, donnaient signe de v:ie en rédigeant des appels, des feuilles volantes inefficaces, au nom de l'« Union de lutte». Mais les grèves dont l'envergure fit grand effet au dehors comme dans le pays furent spontanées et il va sans dire que Lénine, alors incarcéré, n'y était pour rien, quoi que prétende l'« école stalinienne de falsification ». En juillet-août 1896, l'« Union de lutte » fusionna avec deux autres petits groupes social-démocrates, mais, une fois de plus, la police arrêta ses membres les plus actifs, Dan et Kroupskaïa ·entre autres. Dans sa prison, Lénine écrivit pour l'« Union » un projet de programme qui fut perdu, retrouvé après la révolution, document imprégné de l'esprit que Lénine combattra plus tard en tant que déviation «économiste» (tendance à revep.diquer des améliorations partielles des conditions économiques). En février 1897, les social-démocrates, condamnés à trois ans de séjour en Sibérie, partent, Lénine inclus, pour leur exil. Dans sa conclusion, R. Pipes souligne l'échec de l'intelligentsia social-démocrate qui n'a pas réussi à prendre la direction du mouvement ouvrier, lequel a su bien se garder des influences politiques, préserver son initiative et son indépendance. C'est le populisme qui a influencé la première génération de l'élite ouvrière. Plus tard la social-démocratie a pris le dessus, en partie
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