K. PAPAIOANNOU Marx. « Livré à lui-même », le prolétariat apparaît comme une classe égoïste, aveuglée par son « droit particulier », incapable de se · solidariser avec les autres classes opprimées, sourde à l'exigence d'une justice universelle. Pour justifier les prétentions éducatives de l'avant-garde dont il était le mentor, Lénine avait commencé par dénier aux ouvriers la capacité de prendre conscience de leur propre rôle historique. Emporté par sa démonstration, il finit par croire que les ouvriers étaient non seulement inconscients d'euxmêmes, mais aussi insensibles aux souffrances des autres : Pourquoi l'ouvrier russe manifeste-t-il encore si peu son activité révolutionnaire en face des violences sauvages exercées par la police contre le peuple, en face de la persécution des sectes, des voies de fait sur les paysans, des abus scandaleux de la censure, des tortures infligées aux soldats, de la guerre faite aux initiatives les plus anodines en matière de culture, etc.? (I, p. 230.) L'apathie morale est la condition naturelle du prolétariat : incapable de dépasser l'horizon borné de l'action revendicative, la seule qu'il puisse entreprendre spontanément, le prolétariat est à ce point aveuglé par ses propres souffrances qu'il ne s'intéresse guère à ce qui se passe en dehors de sa sphère particulière : « la lutte économique ne l'y fait pas penser» (1, p. 230). Bref, l'avantgarde est seule à savoir haïr la tyrannie et l'injustice : si le prolétariat trahit l'universalité humaine, la faute en incombe à l'avant-garde qui n'a pas su faire son éducation morale et «organiser des campagnes de révélations suffisamment larges, éclatantes et rapides contre toutes ces infamies » (ibid.). Ici, ouvrons une parenthèse : que dirait Lénine de ce monde de terroristes terrorisés dont le discours secret de Khrouchtchev au xxe Congrès a révélé quelques menus aspects ? Il n'y a pas de commune mesure entre les « violences sau- , vages » de l'Okhrana et la déportation de populations entières ordonnée par l'héritier de Lénine et exécutée par le parti auquel Lénine avait assigné la mission de faire l'éducation morale des masses. Si Lénine s'indignait réellement de la persécution des sectes ( doukhobor, etc.) ou des pogromes, qu'aurait-il pensé du terrorisme antireligieux de l'« Union des athées militants » ou des épurations massives que provoqua l'« antisionisme » ? La dialectrique enseigne qu'à partir d'un certain degré la quantité se change en qualité : si le tsarisme était à stigmatiser à cause des 1 « voies de fait sur les paysans », que penser de la déportation de millions de dénommés koulaks ? Passons sur les «tortures » - pour en arriver à « la guerre faite aux initiatives les plus anodines en matière de culture». Les pires réactionnaires de 1902 hausseraient les épaules si on leur affirmait que, sous le règne du « réalisme socialiste », les .peintres impressionnistes allaient devenir l'objet d'une interdiction gouvernementale. Qui peut oublier Guérassimov, le présidentf?iblioteca Gino , ianco 217 dictateur de l'Académie des Beaux-Arts, jurant que tant qu'il serait en vie le musée des Impressionnistes resterait fermé au public ? Lénine croyait que seule l'avant-garde pourrait organiser une campagne de dénonciation publique des abus de l'autocratie. Quelle idée se ferait-il de l'élite au pouvoir ? Non contente d'avoir enlevé aux ouvriers toute possibilité de résistance contre les violences qu'elle leur a fait subir, elle a dressé l'ensemble de la population, toutes les classes à la fois, à accueillir avec des chants d'allégresse les innombrables actes d'arbitraire, d'oppression et de violence par lesquels elle manifestait son empire : ce ne fut assurément pas une des · moindres innovations de ces « éducateurs des masses » d'avoir su associer les enfants des écoles au vaste mouvement d'anathèmes «spontanés» qui se formait, invariablement, à chaque procès, autour des procureurs généraux. Cela aussi faisait partie de l'éducation morale des masses... Dans l'esprit de Lénine, la prétendue apathie morale des masses était un argument de poids en faveur du primat du parti. Dépositaire exclusif de la « science prolétarienne », seul capable .de réflexes moraux, le parti constituait l'unique force capable d'inculquer la conscience politique aux ouvriers ignorants, bornés et apathiques. Car... ... la conscience de la classe ouvrière ne peut être une conscience politique véritable si les ouvriers ne sont pas habitués à réagir contre tous les abus, toutes les manifestations de l'arbitraire, de l'oppression, de la violence, quelles que soient les classes qui en sont les victimes, et à réagir justement du point de vue social-démocrate [révolutionnaire], et non d'un autre (I, p. 229). De cette généreuse maxime, Lénine tirait la conclusion que, « livrée à ses seules forces », la classe ouvrière ne pourrait jamais s'élever à une « véritable conscience politique » : seule l'avantgarde pourrait lui apprendre l'art de réagir contre « tous » les abus, « quelles que soient les classes qui en sont les victimes »... Il est superflu de rappeler le cruel démenti que l'histoire a infligé aux illusions de Lénine. Voyons plutôt la suite de son raisonnement : La conscience politique de classe ne peut être apportée à l'ouvrier que de l'extérieur, c'est-à-dire de l'extérieur de la lutte économique, de l'extérieur de la sphère des rapports entre ouvriers et patrons. Le seul domaine où l'on pourrait puiser cette connaissance est celui des rapports de toutes les classes et couches de la population avec l'Etat et le gouvernement, le domaine des rapports de toutes les classes entre elles (...). Pour apporter aux ouvriers la connaissance politique, les social-démocrates doivent aller dans toutes les classes, ils doivent envoyer dans toutes les directions des détachements de leur armée (I, p. 238). Il s'agit là d'une intéressante résurrection de la philosophie hégélienne de l'Etat, tant combattue par Marx. Pour Hegel, la raison principale qui oblige la société à se soumettre à l'Etat bureaucratique est le fait que la totalité sociale (en termes
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