YVES LÉVY rassembler derrière soi une majorité. Renonçant à user seulement de la force ou de l'habileté, notre Réformateur idéal cherchera à s'appuyer sur le nombre : à transformer l'initiale confiance populaire, qui s'adresse à l'homme, en une majorité peut-être moins étendue, mais qui connaît les desseins et les façons du chef, et les approuve. Pour constituer cette majorité, la nécessité lui dicte son choix. Lorsqu'il est arrivé au pouvoir, des extrémistes s'opposaient, retranchés dans deux camps opposés, et tous les autres citoyens, ou bien inclinaient vers l'un ou l'autre camp, ou bien, pressentant des luttes civiles, vivaient · dans l'angoisse. Prendre la tête des extrémistes d'un des deux bords, ce serait revenir à la solution précédente, et gouverner avec une minorité qui croit détenir le Bien ou la Vérité. Notre Réformateur cherchera donc à rallier tous ceux qui vivaient dans la crainte des extrêmes, ainsi que les plus modérés de ceux qui inclinaient d'un côté ou de l'autre. Il pourra même manifester par une loi son intention de forger ce grand parti du centre capable de tenir en respect les factions extrémistes. Cette loi nous a été conservée par Aristo e, car - pourquoi le taire plus longtemps ? - le Râ ormateur dont nous esquissons les traits, n'est au re que Solon. C'est Solon qui, malgré la lassitu e générale, convainquit les Athéniens de repren e le combat contre Salamine, et qui bientôt tira e la victoire un très grand prestige. C'est Solon q i dix-huit ans plus tard se vit, dans un moment : confusion politique, confier des pouvoirs exce 1 tionnels, parce qu'il avait su donner des espé- .t;ancesaux conservateurs aussi bien qu'aux révolutionnaires. C'est Solon enfin qui, pour défendre son œuvre de rénovation économique et sociale, s'efforça de rassembler tous les modérés, et de qui une loi curieuse révèle assez les intentions. En face des extrémistes actifs qui, aspirant au pouvoir, sont disposés à s'en emparer par la force, il voulut donner de la vie et du nerf à la masse craintive qui courbe la tête, et décréta que serait privé de la citoyenneté qui ne prendrait pas les armes en temps de sédition. C'est là une mesure dont la conception est parente de celle qui fait préconiser le vote obligatoire, mais elle est plus surprenante, car il est difficile de penser que les brebis puissent durablement, à visage découvert, contraindre les loups au silence. Nous dirons plus loin ce qu'il advint de ce rassemblement des modérés. * 'JI- ,,. FRANCHISSONS vingt-cinq siècles. Il ne peut être question de tracer un parallèle rigoureux entre deux situations où le point le plus visiblement ressemblant - les dix-huit ans écoulés entre l'appel aux armes et la réforme constitutionnelle - est évidemment fortuit. On remarquera notamment qu'investi de pleins pouvoirs, ~iblioteca Gino Bianco 201 mais en tant qu'archonte, Solon ne pouvait légalement exercer ses attributions plus d'un an (de son temps au nôtre, il ne manqua pas de gens pour lui reprocher de n'avoir pas, sur ce point, violé les lois), tandis que le général de Gaulle dirige les affaires depuis beaucoup plus longtemps, et ne songe sans doute pas à les abandonner prochainement. Cependant l'examen du passé nous habitue à tout le moins à considérer que la situation où nous nous trouvons n'est jamais vraiment nouvelle, qu'elle n'est qu'une combinaison nouvelle d'éléments peu nombreux dont l'interaction apparaît assez bien aux divers chapitres de l'histoire. . Au-dessus des partis IL Y A plus de trente ans, dans un chapitre célèbre du Fil de l'épée, Charles de Gaulle écrivait qu'« au sein d'une société bouleversée dans ses cadres et dans ses traditions (...) le prestige personnel du chef devient le ressort du commandement». C'est au chef militaire que pensait alors l'auteur, mais quinze ans plus tard, le tableau qu'il brossait d'une Constitution selon son cœur procédait d'une inspiration analogue. L'idée essentielle de ce projet, c'était d'instituer un chef de l'Etat qui eût assez d'autorité pour « servir d'arbitre au-dessus des contingences politiques ». A la vérité, les pouvoirs à attribuer au chef de l'Etat n'étaient pas très clairement définis, et le seul point tout à fait nouveau (outre le pouvoir discrétionnaire de dissoudre l'Assemblée) était qu'il serait désigné par un collège électoral «beaucoup plus large » que le Parlement. Mais l'intention n'était pas douteuse : il s'agissait de mettre en place un chef du pouvoir exécutif qui jouît d'un prestige supérieur aux groupes parlementaires et pût au besoin les faire plier. Dix mois plus tard, ces intentions se précisent, et Charles de Gaulle se prépare à opposer aux partis un « rassemblement du peuple français » qui doit comprendre « la masse immense de notre peuple », et conduira à la création d'un pouvoir exécutif qui cc procède du pays et non point des partis», tandis que « tout conflit insoluble sera tranché par le peuple lui-même». On s'oriente ici nettement vers un régime où le pouvoir appartiendrait, non aux forces politiques, mais à un homme jouissant d'un grand prestige dans la nation. Le Rassemblement du peuple .français ne fut pas égal aux espoirs placés en lui. Il disparut. Mais les événements de 1958 vinrent confirmer les prédictions de son fondateur sur la fragilité des institutions, et lui permirent de reprendre la direction des affaires. Une nouvelle Constitution fut promulguée. Nous avons dit ici (en septembre 1959) ce qu'on pouvait penser de cette Constitution. La fonction présidentielle nous semblait bien conçue, la fonction gouvernementale solidement organisée, et
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