Le Contrat Social - anno VII - n. 4 - lug.-ago. 1963

1 \ revue historique et critique Jes faits et Jes iJées - bimestrielle - JUILLET-AOUT 1963 Vol. VII, N° 4 B. SOUVARINE . . . . . . . . . . . . . YV'ES LÉVY •............... K. PAPAIOANNOU ........ . La décomposition du marxisme-léninisme La tâche du Réformateur Classe et parti (1) L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE HARRY G. SHAFFER ....... . R. V. GREENSLADE ....... . LEOPOLD LABEDZ ....... . Révisionnisme et planification Khrouchtchev et les économistes Le chapitre des « réhabilitations » ' DÉBATS. ET RECHERCHES LUCIEN LAURAT . . . . . . . . . . L'avenir du socialisme QUELQUES LfVRES Comptes rendus par B. Souv ARINE CHARLES MELCHIOR DE MOLÈNES, MICHEL COLLINET INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS .. Bib ·ioteca Gino . 1anco \ •

/ I • Au sommaire des derniers numéros du CONTRAT SOCIAL NOV.-DÉC.. 1962 B. Souvarine Idéologie et phraséologie Michel Massenet La Constitution après la réforme N. Valentinov Boukharine, sa doctrine, son «école» Simone Pétrement Rousseau et la liberté Bertrand de Jouvenel Formes de gouvernement chez Rousseau Léon Emery L'«Emile» et l'homme moderne 'J.. Jedryka Du gouvernement de la liberté selon Rousseau Lucien Laurat Karl Renner et la socialisation MARS-AVRIL 1963 B. Souvarine Partis frères et idées sœurs N. Valentinov De Boukharine au stalinisme Yves Lévy La matière et la forme Joseph Frank Une utopie russe : 1863-1963 E. Delimars l.a f ami/le en U.R.S.S. Jeremy R. Azrael La coercition après Staline Aimé Patri La morale de l'histoire * Le mystère Rousseau JANV.-FÉV. 1963 Michel Collinet La fonction syndicale B. Souvari ne La discorde chez l'ennemi K. Papaioannou La prolétarisation des paysans N. Valentinov Le communisme de droite et l'agriculture Wladimir Weidlé « Damnatio memori;e » * DIX ANS APRÈSSTALINE La peine de mort en U.R.S.S. La terreur en U.R.S.S. La trahison des clercs MAI-JUIN 1963 B. Souvari ne Rappel au conformisme Léon Emery Esquisse d'une sociologie de l'école K. Papaioannou L'accumulation totalitaire E. Delimars Le Kremlin et le peuple russe Robert Conquest ·. La « libéralisation » du régime soviétique André V. Babitch Corruption de l'oligarchie en U.R.S.S. , Serge Voronine Frayeurs nocturnes Théodore Ruyssen Un grand livre sur la guerre et la paix Ces numéros sont en vente à l'administration de la revue 199. boulevard Saint-Germain, Paris 7e Le numéro : 3 .f Biblioteca Gino Bianco

.f{)(Jjf rw11~ l,istori911e d critù111eJes /11its d J~s iJl,s JUILLET-AOUT 1963 - VOL. VII, N° 4 SOMMAIRE Page B. Souvarine . . . . . . . . . . . DÉCOMPOSITION DU MARXISME-LÉNINISME 191 Yves Lévy . . .. . . .. .. .. .. LA TACHE DU RÉFORMATEUR........... 199 K. Papaioannou . . . . . . . . . CLASSE ET PARTI (1) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 209 L'Expérience communiste Harry G. Shaffer ...... . RÉVISIONNISME ET PLANIFICATION 219 R. V. Greenslade . . . . . . . . KHROUCHTCHEV ET LES ÉCONOMISTES.. 227 Leopold Labedz . . . . . . . . . LE CHAPITRE DES « RÉHABILITATIONS» . . . 231 Débats et recherches Lucien Laurat .......... . L'AVENIR DU SOCIALISME 242 • Quelques livres '3. Souvari ne . . . . . . . . . . . . SOCIALDE.MOCRACYAND THE ST. PETERSBURGLABOR MOVE.ME.NT1, 885-1897, de RICHARD PIPES . : . . 245 Ch. Melchior de Molènes . LES GRANDSPROCÈSPOLITIQUESDE L'HISTOIRE., de PAU.L BASTID . . . . . ... . . . . . . .. . . . . .. .. .. .. . .. 248 Michel Collinet POUR UNE. RÉFORMED. E. ·L'ENTRE.PRISE., de FRANÇOIS BL9CH-LAIN~ ........................ . 249 Livres reçus B"blioteca Gino Bianco

DIOGÈNE Revue Internationale des Sciences Humaines Rédacteur en chef : ROGERCAILLOIS N° 44 : Octobre-Décembre 1963 - SOMMAIRE ErwinR._Goodenough ........ . Jacquesde Bourbon-Busset .... . A. Chastelet R. Klein ....... . Er)ch Isaac ................ . Joffre_Dumazedier ........... . Maurice-JeanLefebve ........ . Les symboles et les preuves en histoire. Où est le pouvoir ? Humanisme, conscience historique et sentiment national. Les facteurs religieux de la géographie de l'élevage. Masses, culture et loisir. Le rêve surréel et le réel rêvé. Chronique ' AnouarAbdel-Malek . . . . . . . . . . L'orientalisme en crise. RÉDACTION ET ADMINISTRATION : 6, rue Franklin, Paris-168 (TRO 82-21) , Revuetrimestrielleparaissant en q~atre langues : anglais, arabe, espagnolet français. L'édition française est publiée par la Librairie Gallimard, S, rue Sébastien-Bottin,Paris-78 Les abonnements ont souscritsauprès · de cette maison (CCP 169-33, Paris) Prix de vente-au numéro : S,50 F --Tarif cfabonnement : France : 20 F ;_ Etranger : 25,50 F Biblioteca Gino Bianccr

rev11e historÎIJUe et critique · Jes faits et des iJées Juillet-Août 1963 Vol. VIII, N° 4 LA DÉCOMPOSITION DU MARXISME.-LÉNINISME par B. Souvarine 0 N a suffisamment démontré dans la présente revue que le «marxisme-léninisme» professé à Moscou et à Pékin, ainsi que chez leurs satellites, ne contient pas trace de marxisme et n'offre du léninisme qu'une caricature méconnaissable. Marxisme, socialisme et communisme étaient synonymes avant la révo- · lution d'Octobre, du moins pour les partis de la deuxième Internationale. Le léninisme,· variété spécifiquement russe du marxisme à ses débuts, mais qui dégénéra vite en dogme étatique quand Lénine fut au pouvoir, a engendré sans conteste le pseudo-marxisme-léninisme de Staline détaché de son origine, puis amendé sous les épigones, mais on ne saurait méconnaître que les pires traits du léninisme vivant comportaient en la personne de Lénine lui-même un correctif permanent dont il ne reste rien dans le léninisme mort. Faute de se rendre à ces évidences, on s'interdit de comprendre la stratégie constante et la tactique changeante des politiciens de Moscou et de Pékin, de discerner leurs faiblesses réelles sous des apparences menaçantes, enfin d'interpréter correctement leurs discordes providen- . tielles. C'est ainsi que depuis une quinzaine d'années, les leaders de l'Occident, comme on dit, ont prêté à Staline, puis à Khrouchtchev, et maintenant à Mao, l'intention d'entreprendre une guerre universelle pour imposer leur communisme inexistant à l'humanité anéantie dans un monde retourné au tohu-bohu de la Genèse. Rares furent les observateurs qui, dès 1947, virent dans les perspectives prévisibles un état des choses qui ne serait à proprement parler ni la paix ni la guerre 1 .- 1. Le raisonnement qui aboutissait à cett~ conclusion a été formulé, non dans la présente revue qui n'existait pas à l'époque, mais notamment dans !'Observateur des Deux Mondes, articles intitulés successivement Ni paix ni guerre, Ni guerre ni paix, Guerre et paix (juin, juillet, septembre 1948). A notre connaissance, deux commentateurs qui ignoraient cette obscure publication ont abondé dans le même sens, Louis Fischet et Hans Habe. On pouvait tirer une conclusion analogue du (;rand Schisme de Raymond Aron, paru en 1948, quoique l'auteur ne l'ait pas exprimée en termes expr~s. Biblibteca Gino Bianco . . Il y _aplus d'un demi-siècle que Georges Sorel, dans sa Décompositiondu marxisme, un de ses écrits les plus cohérents et stimulants, ironisait sur « ces publicistes de la défaillance bourgeoise qui transforment une guerre très réelle en une discussion idéologique ». Il entendait la décomposition du marxisme au sens où Charles Andler avait employé le mot avant lui à propos de la révision intelligemment marxiste de certains postulats du marxisme scolastique effectuée par Edouard Bernstein. Et il se proposait de montrer comment il concevait une «nouvelle manière de comprendre la décomposition du marxisme ·» en . spéculant sur la nouveauté du syndicalisme révolutionnaire par contraste avec l'essor du tradeunionisme qui avait inspiré Bernstein. La« guerre très réelle» dont parlait Sorel était alors la lutte des classes, tandis qu'il s'agit aujourd'hui de certaine «guerre froide » surnommée « coexistence pacifique» par ses profiteurs, mais les «publicistes de la défaillance bourgeoise» s'évertuent plus que-jamais à la transformer en une « discussion idéologique », ce qui rend singulièrement actuelle cette autre réflexion extraite du même ouvrage : « ••• De nos jours, une si grande portée ayant été accordée aux idéologies, tout parti est obligé de faire parade de doctrines; les politiciens les plus audacieux ne· sauraient conserver leur prestige s'ils ne s'arrangeaient pour établir. une certaine harmonie entre leurs actes et des principes ·qu'ils sont censés représenter. ». On ne va pas répéter l'argumentation des articles précédemment parus ici m~me sur le prétendu conflit «idéologique » entre communistes soviétiques et _chinois, entre gros-boutistes et petits-boutistes; plus spécialement dans Idéologie et phraséologie (n°·6, de novembre-décembre 1962). La phraséologie ayant bientôt pris tournure de logomachie de plus en plus virulente, le monde est maintenant submergé d'une littérature polémique sui generisqui, du moins, permet de mieux analyserla décompositiongraduelledu marxismeléninisme, la dissociation des parties constitutives de cet ersatz de doctrine, et qui apporte à l'uni-

192 vers médusé un fait nouveau d'import~ce ma: jeure : les principaux chefs commurustes qw s'entre-déchirent proclament urbi et orbi, alternant avec leurs sophismes habituels, des vérités meurtrières que les dirigeants et publicistes de la « défaillance bourgeoise» s'avéraient incapaples d'énoncer à voix haute et intelligible. Qu'ils le fassent à travers un tumulte confus de paroles vaines, de répétitions oiseuses, d'affirmations mensongères, ils le font néanmoins, à leur corps défendant, et l'on peut espérer qu'une logique immanente au crescendo de la dispute mette au jour de nouvelles vérités en chaîne. En présence de l'amoncellement de rhétorique insincère, de verbiage trompeur et injurieux que la plupart des interprètes de la« défaillance bourgeoise » tiennent pour une discussion idéologique, le_devoir s'impose de faire un tri afin de ne retenir que l'essentiel propre à faciliter l'intelligence de l'affaire. Un cardinal a cité récemment, de feu le pape Jean XXIII, la réflexion suivante : «S'il y a des gens qui cherchent à compliquer les choses simples, moi j'aime à simplifier les choses compliquées » (Monde, 7 juin 1963). L'exemple est singulièrement bon à suivre pour s'orienter dans les complicationslogomachiquesdes relations soviétochinoises. Et puisque deux voix hors série se sont élevées qui, précisément, aident à simplifier utilement le fastidieux embrouillamini en question, par exception à l'ensemble des commentaires qui troublent le bon public occidental, on ne manquera pas ici de leur faire écho pour commencer, dans l'esprit des arguments soutenus depuis trois ans à cette même place. La première de ces voix, à peine répercutée dans la presse dite d'information ou bien-pensante, fut celle du chancelier Adenauer qui, d'après le New York Times du 20 juillet dernier, aurait «ridiculisé l'assertion communiste que la dispute porterait sur des questions idéologiques ; la lutte, dit-il, est plutôt " purement une insatiable avidité de l'Union soviétique et de la Chine communiste pour le pouvoir " ». Le Chancelier ajoutait que « Khrouchtchev lui avait fait part de ses inquiétudes au sujet de la Chine dès 1955, quand le Chancelier lui rendit visite à Moscou» (donc Khrouchtchev a menti pendant des années, à son habitude, en niant toute espèce de divergences). Une dépêche d'agence complète celle du journal américain en ces termes : «" Il ne faut prendre qu'en partie au sérieux les discussions idéologiques qui se déroulent actuellement entre Moscou et Pékin", a déclaré vendredi le chancelier Adenauer devant l'Académie protestante de Tutzing» (Monde du 21). Ce qui veut dire, à l'aide du contexte, que l'idéologie est la partie à ne pas prendre au sérieux, la mésentente due à d'autres motifs étant la réalité sérieuse. La presse dans · son ensemble a gardé le silence sur ces paroles pourtant significatives. -. - L'autre voix, inattendue, fut celle du président de Gaulle, parmi des déclarations accueillies à grand tapage, mais dont les passages sur le cornBiblioteca Gino Bianco .LE CONTRAT SOCIAL munisme ont passé inaperçus, n'ont été commentés nulle part, que l'on sache : « Depuis que je vis, dit-il, l'idéologie communiste a été personnifiée par beaucoup de gens. Il y a eu l'époque de Lénine, de Trotski, de Staline (que j'ai connu personnellement), de Béria, de Malenkov, de Khrouchtchev et de Tito, et de Nagy, et de Mao Tsé-tung. Je connais autant de détenteurs de l'idéologie communiste qu'il y a de pères de l'Europe, et cela en fait un certain nombre. Chacun de ces détenteurs, à son tour, condamne, excommunie, écrase et, quelquefois, tue les autres. · En tout cas il combat fermement le culte de la personnalité des autres (...). L'étendard de l'idéologie ne couvre en réalité que des ambitions » (Monde, 31 juillet). Ces propos décousus se res- " sentent de l'improvisation, mais leur sens est tout de même pertinent et ils méritent d'être retenus, d'autant plus que personne ne leur a prêté attention. Politiciens et publicistes de la « défaillance bourgeoise » témoignent à Khrouchtchev et à Mao une déférence invraisemblable, qu'ils accordaient naguère à Staline et à Hitler; aussi prennent-ils au sérieux le charlatanisme pseudo-idéologique dont se couvre la libido dominandi des parvenus du marxisme-léninisme. Il a fallu que ce soit un communiste, et turc, et poète, un certain Nazim Hikmet qui dise ouvertement, parlant de Mao et consorts : « Les Chinois sont des imbéciles » (déjà cité dans notre numéro de juillet-août 1962). On ne saurait éviter de compter avec des potentats qui disposent, avec un pouvoir exorbitant chez eux, des moyens de nuire beaucoup chez les autres; ce n'est pas une raison, au contraire, pour les honorer dans l'ordre intellectuel et moral. La remarque s'applique également aux gangs d'assassins qui, dans les pays musulmans, s'entre-tuent sans relâche et sans merci au nom d'un fallacieux socialisme arabe apparenté au national-socialisme de sinistre mémoire. Le parallélisme des règlements de comptes en cours sous l'invocation, ici ~u marxisme-léninisme, et là du prétendu socialisme arabe, devrait pourtant donner à réfléchir sur ces impos~res pseudo-idéologiques, pour peu que les mots aient un sens. . Si le débordement de reproches, d'accusations et d'invectives marxistes-léninistes que là presse bourgeoise tient pour de l'idéologie ne mérite pas ~'être pris trop au sérieux à ce titre, il prend une tm{'Ortance.inappréciable en aidant à voir plus clair sµr divers aspects de la discorde, surtout qua~~ on. cons!dère en même temps les conditions msolites ou le drame se déroule. En remont~t six i_no~sen arrière, il est à relever que les pomts prmctpaux sont ceux que personne jusqu'à présent ne se soucie de faire ressortir. APRÈS maints préHminaires consistant à publier de part et d'autre des articles acrimonieux chargés d'allusions et de critiques réciproques visant à discréditer les personnages

B. SOUV ARINE dont les noms étaient encore tabou, le Comité central du P.C. soviétique adressait le 21 février dernier au P.C. chinois une lettre fort amène pour tenter de mettre fin à la polémique de presse et proposer de réunir un colloque entre dirigeants qualifiés afin de préparer la conférence générale des partis communistes exigée par les Chinois. On a déjà souligné ici l'étonnante différence de ton et de style entre la prose violemment agressive des gros-boutistes de Pékin et celle, curieusement patiente et courtoise, des petits-boutistes de Moscou. Il est clair que les Chinois, n'ayant rien à perdre, poussent au maximum leur chantage à la -scission pour obtenir gain de cause et que les Soviétiques, sur la défensive, tergiversent pour gagner du temps, chacun lisant dans le jeu adverse. Mais le plus remarquable, c'est que la lettre en question soit remise le 23 février à Mao en personne par l'ambassadeur de !'U.R.S.S. au cours d'une réception protocolaire soumise aux règles aristocratico-bourgeoises des relations entre Etats souverains. Procédure naguère inimaginable entre « partis frères », entre partis ayant gardé si peu que ce fût de leur origine communiste. Il y a là un triple aveu implicite : 1. que ces partis soidisant communistes s'identifient absolument à leurs Etats respectifs; 2. que les deux partis en cause, professant le même marxisme-léninisme, n'ont rien de commun avec le communisme; 3. que les deux Etats pseudo-socialistes, qui se réclament des mêmes principes, sont devenus mentale~ent étrangers l'un à l'autre. (Entre parenthèses, les Chinois s'indignent après longue réflexion que « certains partis frères» ... portent « les différences idéologiques du plan des relations entre partis au plan des relations entre Etats », comme l'a dit Chen Yi le 11 juillet, et les Soviétiques leur ont aussitôt retourné le compliment en termes identiques. La distinction entre le Parti et l'Etat, alors que les deux ne font qu'un pour les communistes au pouvoir, a toujours été une fiction commode à la division du travail tant que la subordination à Moscou était de règle. Quand les Chinois transforment la fiction en réalité, ils créent un fait nouveau dont les implications seront grosses de conséquences dans tout le soi-disant camp du socialisme.) Il va de soi que pour Khrouchtchev et ses proches, dans la tradition de leur parti, préparer une conférence générale signifie marchander au préalable en petit comité le prix de ce qui sera publiquement proclamé à l'unanimité. Mao ne saurait s'y tromper et, dépourvu d'illusions, poursuit imperturbablement son opération de maître-chanteur en publiant chez lui tous les textes de ses adversaires pour les réfuter à sa façon, sachant que presque personne ne les lit, que personne n'y comprend rien et surtout que personne n'osera piper. Il se met ainsi en position favorable pour sommer ses contradicteurs d'en faire autant chez eux, ce à quoi Moscou va se résigner à contre-cœur, tardivement, et en don- .Biblïoteca Gino Blanco 193 nant faiblement la réplique. (A noter qu'un factum publié à Pékin le 2 mars affirme que « l'issue des luttes menées par les peuples opprimés d'Asie, d'Afrique et d'Amérique latine, où vit l'énorme majorité de la population du globe, sera décisive pour la cause du prolétari~t international ». Là Mao se borne à copier, mais en l'arrangeant, une phrase du dernier article de Lénine maintes fois citée, selon laquelle « l'issue de la lutte dépend finalement de ce que la Russie, l'Inde, la Chine, etc., forment l'immense majorité de la population du globe », etc. Or Lénine n'y mentionnait pas l'Afrique ni l'Amérique latine, et quant à la Chine, ses maîtres actuels l'opposent décidément à la . Russie et à l'Inde.) A ce moment de la dispute, la fiction du conflit idéologique apparaît même à certains commentateurs occidentaux qui l'ont accréditée. Un éditorial du Monde reconnaît, le 3 mars : « La querelle sino-russe s'était longtemps déroulée derrière les écrans de fumée de l'idéologie... [La contreattaque de Pékin] fait maintenant apparaître ce qu'il y avait derrière les querelles idéologiques... ». D'autres journaux, tel le New York Times, conviennent incidemment des « prétextes » ou des « apparences » idéologiques, mais le cliché reste en usage par une sorte de vitesse acquise, même dans des contextes (comme ceux d'Adenauer et de de Gaulle reproduits plus haut) qui en montrent l'inanité. Le développement de la polémique et la succession des faits dissiperont sans doute bien des idées fausses qui avaient cours sur le sujet avant le colloque soviéto-chinois accepté par Mao dans sa réponse du 9 mars à la proposition soviétique dont l'hypocrisie ne trompe certainement pas le destinataire. LÀ ENCORE, il s'est passé quelque chose d'imprévisible et de révélateur qui prouve assez que l'idéologie communiste n'a pas place en l'occurrence et que, pour des raisons inavouables, les protagonistes rivalisent d'astuce corsée de cynisme. Tout en acceptant le principe d'une réunion éventuelle à Moscou, Mao se permettait d'inviter Khrouchtchev à Pékin en prétextant un prochain voyage du -Russe au Cambodge. A quoi Khrouchtchev de répondre le 30 mars, sous le couvert de son Comité central, en contre-invitant Mao à Moscou « au cours du printemps ou de l'été qui sont dans notre pays des saisons agréables». Dans cet échange de considérations touristiques hilarantes auxquelles ne manquent que les attractions récréatives et les menus gastronomiques, le marxisme-léninisme d'agence Cook s'accompagne de tous les clichés soporifiques sur l'impérialisme américain, la guerre atomique, la coexistence pacifique, le dogmatisme et le révisionnisme, vraiment dénués d'intérêt et ressassés sans cesse par les deux équipes également acharnées à se réclamer concurremment des pompeuses résolutions adoptées à Moscou en 1957

194 et 1960. On est fondé à passer outre pour en venir à la comédie du colloque reportée du 15 mai à la mi-juin, puis au 5 juillet, ajournements qui trahissent l'embarras des « camarades » et qui ont suscité les plus vaines conjectures. Il n'était nul besoin d'attendre l'issue d'un tel simulacre de conférence pour le juger méprisable dans le principe et ridicule en pratique. La délégation soviétique, avec Souslov, que le New York Times. s'efforce de présenter depuis des années comme le leader d'une fraction prochinoise au Kremlin opposée à Khrouchtchev, ne pouvait que suivre les consignes de la direction collective de son parti, cependant que la délégation chinoise obéissait nécessairement aux directives de Mao. On a peine à croire qu'elles se soient récité mutuellement les articles de la Pravda et du Quotidien du Peuple : elles les savaient par cœur. Elles n'ont pu que tenir leurs rôles respectifs dans ce que nos articles ·antérieurs définissaient comme une « épreuve de patience, ·d' endurance et d'usure» (numéros de mars-avril -1962 et suiv.); sans même se séparer sur une franche rupture qui ne serait actuellement à l'avantage d'aucune des parties en présence, chacune préférant temporiser pour escompter des circonstances plus favorables à ses inanœuvres. On ignore tout ce qui s'est dit dans ce colloque, mais il a été précédé et accompagné d'un échange public de déclarations qui, additionnées à quantité de textes précédents et abstraction faite des répétitions fastidieuses, contribuent à enrichir .et préciser sur plusieurs points les informations fragmentaires ~ont disposent les spectateurs. La lettre interminable du Comité central chinois datée du 14 juin décèle, en vingt-cinq paragraphes, une volonté bien arrêtée de rassembler l'opposition communiste à l'hégémonie soviétique qui pèse sur le « camp du socialisme». Elle réitère tous les griefs ·connus et en avoue plusieurs autres pour constituer ce que la terminologie du milieu nomme une cc plate-forme» de ralliement. Le communiqué soviétique du 18 juin, en réponse; répète le sempiternel plaidoyer non moins connu en faveur de la « ligne » officielle et, sans rien concéder sur le fond, refuse de publier le factum chinois, conformément à la routine ·stalinienne d'imposer silence aux dissidents. Pas plus à Pékin qu'à Moscou, il n'est d'usage de laisser une opposition s'exprimer, mais Mao découvre le droit intangible de discuter quand il croit en tirer profit : il fait distribuer sa plate-forme en Union soviétique par les fonctionnaires de son ambassade, tout en bénéficiant gratis d'une publicité sans précédent que lui accorde la presse bourgeoise partout dans le monde. Cette fois les Soviétiques ne peuvent plus minimiser la « que- .. relle de famille » ni se laisser piétiner sans réagir : · une guerre froide se déchaîne ouvertement chez les .communistes incapables de vraie paix et de vraie guerre entre eux ·comme « entre pays de systèmessociauxdifférents». Khrouchtchev riposte· dans un _discours au Comité central (21 juin), Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL puis devant un meeting à Francfort-sur-Oder le 3 juillet où il traite de fous les gens qui croient vaincre le capitalisme par la guerre, tandis que les Chinois explicitaient le 1er juillet « les possibilités d'une scission dans le mouvement communiste international». Dans la Pravda du 4 juillet, le Comité central du lieu s'élève contre les« calomnies » et les agissements des Chinois·tout en réaffirmant ses intentions conciliantes et annonçant une répoµse aux accusations implacables du parti frère. Le Comité central chinois ne laisse rien sans réplique et, le 5 juillet, renouvelle ses . litanies constantes. Des deux côtés, les outrages inexpiables, les pires violences verbales prétendent «renforcer l'unité du camp socialiste». Le chantage réciproque était donc porté à son ,, comble quand se tint en secret pendant deux semaines le colloque dérisoire qui, par ordre d'en haut, devait décider de ne rien conclure. * ,,. ,,. CONTRAIREMENT à ce qui a lieu dans la guerre froide menée, sous le pseudonyme de . coexistence pacifique, par les commun-istes contre les sociétés dites bourgeoises qui pratiquent à leur égard-le «laisser faire, laisser passer», la guerre froide entre communistes ne se livre pas à sens unique, bien que les Russes acceptent jusqu'à présent de laisser aux Chinois toute l'initiative et ne rendent les coups qu'avec une répugnance visible et une modération singulière. On peut désormais parler de Russie et de Chine en tant que nations, tout communisme mis à part, et chacune ayant ses alliés ou sa clientèle, car leurs accusations mutuelles de nationalisme et de chauvinisme sont parfaitement justifiées. Il est même trop vrai, comme l'a remarqué Khrouchtchev en moquant le « vent <l'Est » de Mao (en quoi notre article Vent d'Est dans le numéro de septembre 1960 de la présente revue l'avait devancé), que les Chinois se rendent coupables de racisme jaune, tandis que les Russes ne ·sont nullement exempts de racisme slave. En dénonçant ainsi réciproquement leur nationalisme, leur chauvinisme, leur racisme respt:ctifs, ce que les leaders des démocraties occidentales s'abstiennent de faire, les pseudo-communistes s'avèrent manifestement étrangers au marxisme, au socialisme, au communisme. Les plus sévères censeurs de Marx et de Lénine ne trouveraient pas trace de ces traits caractéristiques dans leur vie ni dans leurs œuvres. Un autre aveu sous-jacent, et de taille, ressort des diatribes échangées entre «camarades » et «partis frères », celui que ni Khrouchtchev, ni Mao, ni leur entourage, ne représentent le parti unique, le prolétariat, le peuple de leurs pays~ Le _mensonge fondamental d'après lequel se confondent le prolétariat avec le peuple, le parti communiste avec le prolétariat, le Comité cen-

B. SOUV ARINE tral avec le Parti, le chef avec le Comité central, est réfuté avec éclat par les réquisitoires parallèles qui ravalent plus bas que terre les dirigeants communistes, les taxent d'incapacité, d'embourgeoisement, de dégénérescence, d'impérialisme, de bellicisme, de trahison et d'imposture, les chargent de tous les péchés imaginables. Ce que les «guides de l'opinion » dans les démocraties occidentales craignent d'enseigner à leur public est proclamé. à grand son de trompe par les intéressés eux-mêmes. Jamais l' « anticommunisme systématique» réprouvé par les eunuques de la presse bien-pensante et par les philistins . du progressisme n'a égalé le dénigrement dont Moscou et Pékin prêchent d'exemple. • Détail beaucoup plus intéressant qu'il ne semble à première vue, la date à laquelle remonte la brouille décisive, d'après les Chinois : elle varie, de 1958 à 1960. En 1958, Khrouchtchev se rendit à Pékin et sa visite fut suivie d'une vaine démonstration d'artillerie chinoise dans le détroit de Formose, puis de là décision relative au« bond en avant » et aux « communes populaires »; les experts occidentaux opinèrent alors, quasi unanimes, que Khrouchtchev était allé aux ordres chez Mao; c'est évidemment le contraire qui eut lieu: Mao n'obtint pas de Moscou les moyens balistiques d'attaquer Formose, voire même les iles côtières, et Khrouchtchev n'a pu que blâmer l'aventure insensée du saut périlleux dans le communisme. En 1959, Moscou désavoua implicitement la Chine lors du conflit frontalier avec l'Inde, ce dont se plaint à retardement le parti frère. En 1960, les Soviétiques ont « retiré tous leurs spécialistes, déchiré des centaines d'accords économiques, stoppé l'envoi de matériels essentiels », disent les Chinois. En fait, comme nos articles depuis trois ans l'ont montré avec références à l'appui, presque tous les thèmes de discorde existaient déjà du vivant de Staline, signalés dès 1951 en Occident par l' Economist, le N. Y. Herald Tribune, etc. (cf. notre numéro de novembre 1960), augmentés, aggravés par la suite : ils n'étaient donc pas dus au «libéralisme», au « révisionnisme » de Khrouchtchev, mais à la volonté. chinoise de se soustraire au leadership soviétique dont, d'autre part, Mao affirmait la nécessité impérative. A propos des accords économiques déchirés, Moscou répond, après avoir rappelé l'aide soviétique considérable octroyée au régime de Mao, que « !'U.R.S.S. continue de prêter son concours technique à la Chine dans la construction de 88 entreprises industrielles » et que c'est « sur l'initiative_ du gouvernement chinois [que] le volume du commerce entre la Chine et l'Union soviétique fut réduit de presque trois fois en trois •années, que les fournitures d'équipement se sont réduites de quarante fois ». Sur ce point on ne saurait ici départager" des disputeurs d'égale mauvaise foi, mais il semble bien que le nombre des techniciens soviétiques en Chine ait dft être ~treint à la mesure des travaux en voie d'exéBiblioteca Gino Bianco 195 cution, ce qui n'a rien d'idéologique. Il y aurait donc encore en Chine le personnel technique occupé aux 88 entreprises de construction soviétique comme il y a encore en U.R.S.S. des étudiants chinois en grand nombre : Pékin, qui ne laisse passer sans réplique aucune assertion de Moscou, n'a pas démenti sur ce point la réponse soviétique. L'explication selon laquelle les techniciens ont été rappelés pour les soustraire à la propagande cc dogmatique» ne résiste pas au moindre examen. Au-delà des différends de 1960, de 1959 et de 1958, Mao remonte en réalité à 1956 quand il remet en cause le XXe Congrès du P.C. de !'U.R.S.S., alors qu'il en avait approuvé les décisions, notamment la répudiation du cc culte de la personnalité », lire le déboulonnage de Staline. Il s'était donc aligné à regret, en serrant les dents, le coup ayant atteint le culte de sa propre médiocrité (rappelons, une fois de plus, l'étude remarquable de Richard L. Walker sur Le culte de Mao, parue dans notre numéro de septembre 1960), culte copié sur celui de Staline et promis inéluctablement à un même retour du sort. Il est satisfaisant de penser que si Mao insiste à cet égard, Khrouchtchev se sentira obligé de déballer davantage sur les turpitudes et les atrocités de Staline, tant pour rendre la mémoire de celui-ci indéfendable que pour accabler en même temps le Staline asiatique. LA CHAMAILLERIE sur la coexistence pacifique atteindrait le plus haut comique, dans le genre dialogue de sourds, si elle ne prenait une allure véritablement écœurante. Les Chinois ont l'audace de revendiquer l'initiative en la matière, avec les cc cinq principes » de Colombo, multipliés par deux à Bandung, mais sans rien rétracter de leurs insanités sur la guerre inévitable contre le tigre de papier. Aussi les Russes ont-ils la partie belle en se posant en champions de la paix universelle et en enfon~t une porte ouverte quand ils demandent aux camarades qui jugent cc question secondaire» les sacrificeshumains à consentir dans une guerre nucléaire : «Pour qui est-ce une question secondaire ? Pour des centaines de millions d'hommes voués à la disparition· en cas de guerre nucléaire ? Pour les Etats qui seront effacés de la surface de notre planète dès les premières heures... ? » Incontestable truisme, déjà énoncé sans prétention dans notre article 2 de novembre 1960, Ombres chinoises, qui ridiculisait cc la mission si intéressante de conquérir les décombres de la civilisation anéantie » et demandait « où sera le bol de riz, par homme et par jour, nécessaire aux soldats jaunes qui s'en iront (comment ?) planter le drapeau rouge (pour quoi faire?) sur 2. Quelques lignes de nos articles précédents sont et seront nécessairement citées, aussi brièvement que possible, à seule fin d'indiquer de la suite dans les idées essentielles,

196 des terres calcinées ou vitrifiées où ne subsisterait plus âme qui vive ? ». Ainsi revient sur le tapis la fameuse révélation de Tito, confirmée à présent par Moscou en ces termes : « Certains dirigeants chinois ont même parlé de la possibilité de sacrifier des centaines de millions de gens pendant la guerre. » De qui s'agit-il ? Tito et Khrouchtchev font preuve jusqu'à ce jour d'une étrange et généreuse discrétion en ne nommant personne, mais tout laisse entendre que leur mutisme sur ce détail fait partie des ménagements accordés encore à la piteuse « personnalité» intellectuelle de Mao. Il y a beaucoup d'allusions, de sous-entendus menaçants dans la polémique en cours et les antagonistes ne se pressent pas de vider leur sac. Mais la vérité sort de la bouche du poète et puisque le communiste turc Nazim Hikmet n'a pas hésité à traiter Mao d'imbécile, c'est qu'il traduisait l'opinion des hautes sphères moscovites bien instruites sur le génial inventeur du bricolage sidérurgique et inspirateur malavisé d'un communisme où le peuple chaussé de lapti (tille) « mange de la maigre soupe aux choux dans une bassine collective », comme dit à Moscou le Comité central. Toutes les attaques qui, dans la presse soviétique ou apparentée, discréditent et vilipendent « certains camarades» qui ne comprennent rien à rien et font le jeu de la réaction impérialiste, visent et touchent Mao, l'homme éminentissime qui a découvert les « contradictions » entre l'eau et le feu, entre l'enclume . et le marteau, entre la pluie et le beau temps. C'est dans « l'Occident pourri», honni des slavophiles au x1xesiècle, que des soviétologues improvisés, des politiciens touche-à-tout et des universitaires illettrés ou pervertis prennent un Mao pour un penseur. Il est vrai que dans le domaine de l'idéologie, les tenants du marxisme-léninisme rivalisent d'érudition et de talent : deux échantillons de leur savoir en porteront témoignage. « Selon les marxistes-léninistes, la guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens », écrit le Comité central chinois pour qui, hors de « cette thèse scientifique marxiste-léniniste », il n'est point d~ salut. On apprend ainsi que Karl von Clausewitz, auteur de cette sentence dont Lénine a fai! un aphorisme et que répètent à l'envi une multitude de perroquets, est un éminent théoricien du marxisme-léninisme. Faut-il démontrer au surplus, qu'une idée relativement juste dan~ un certain contexte historique devient une ineptie appliquée par des primaires à n'importe quelle~ circonstances de temps et de lieu ? De son côté l'autre Comité central, réputé infaillible avant 1~ dissidence chinoise, prononce que les conceptions · élaborées à Pékin, « prévoyant la création d'une civilisation mille fois supérieure sur les cadavres de cent_ai1?-eds~ millions de _g~ns (...), sont en contradiction criante avec les 1dees du marxismeléninisme ». On apprend ainsi que repousser avec h~rreur l'usa~e de~ ~r~es atomiques revient à fiure du marxtsme-lenuusme sans le savoir. Telles _, Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL sont pourtant les pauvretés qw unpressionnent en Occident les docteurs ès sciences idéologiques.·_ LE COLLOQUE de juillet n'a même pas été capabie d'accoucher d'un compte-rendu sommairé, et pour cause, car il eût soit révélé quelque chose d'un marchandage inavouable, contraire à l'idéologie de façade, soit répété les poncifs éculés, les accusations déloyales, les injures implacables dont la presse déborde chaque fois que gros-boutistes et petits-boutistes se mesurent en public. Il a pris fin en renvoyant la discussion aux calendes grecques et sur une agape qui, Khrouchtchev présent, se tint « dans une atmosphère amicale », " ose dire le communiqué officiel : des parvenus qui se considèrent réciproquement comme félons, traîtres, renégats, profiteurs, chauvins, nationalistes, racistes, trotskistes, aventuriers, capitulards, fauteurs de guerre atomique, etc., se quittent bons amis et, impuissants â s'entendre comme à rompre, reprennent de plus belle leur échange de platitudes contradictoires sur .le marxisme-léninisme tout en rivalisant de surenchère pour anathématiser un impérialisme américain imaginaire et prophétiser l'avènement prochain du communisme sur toute la planète. Mais les écrits restent. A présent les Chinois accusent leurs frères soviétiques ni plus ni moins que de « violer les principes révolutionnaires des déclarations de 1957 et 1960, [de] renoncer à la mission historique de la révolution mondiale prolétarienne et [de] trahir la doctrine révolutionnaire du marxisme-léninisme». Ils les accusent encore tout simplement de trahir « les intérêts de l'ensemble du prolétariat international et de tous les peuples du monde », voire de « défendre les intérêts du capital monopoliste », bref, de se comporter en ennemis jurés du communisme. Un long passage de leurs thèses filandreuses et indigestes revie~t à constater la persistance des classes sociales et à contester l'instauration du socialisme en U.R.S.S., à répudier le nouveau programme du P.C. soviétique promulgué naguère à grand vacarme comme le « Manifeste communiste du xxe siècle». A côté de cela, les reproches d'opposer « les chefs aux masses », de s'attribuer « le mérite de tous les succès », d'intervenir « brutalement dans les affaires intérieures des partis et pays frères » pour en « changer les dirigeants », de « faire preuve d'un véritable égoïsme national » et d'.un « chauvinisme de grande puissance », d'appliquer une « politique sectaire et scission- ~ste »,. etc., ~e tels reproches apparaissent de dimensions mmeures. Pour l'essentiel Mao renouvelle .contre les frères soviétiques les libelles féroces de Lénine contre les « social-chauvins » et les « social-traîtres » de la deuxième Internationale. · La réplique des accusés s'avère jusqu'à présent d'une faiblesse insigne et révèle une perplexiœ extrême. Elle consiste surtout à nier sur un ton

l B. SOUVARINE plaintif tout ce qui les gêne, à prononcer leur propre éloge et à imputer aux accusateurs chinois l'intention maléfique de provoquer (comment ?) , une guerre cataclysmique. Il va sans dire que Khrouchtchev et Cie n'en pensent pas un mot, > sachant Mao et Cie totalement impuissants sous > ce rap~ort et ~'ayant d'ailleurs aucun goût pour l le, s~cide atomique : seuls des « publicistes de la def~~ce bourg_eoise» en Occident peuvent > croire a de pareilles fables 3 • Mais l'argument semble de propagande efficace pour discréditer les « imbéciles » capables d'inventer le « tigre de pa~ier » qu'ils ne risquent pas d'affronter et de tem~ le propos stupide auquel Tito, le premier, a fait un sort, sur les 300 millions de morts qu'ils passeraient d'un cœur léger par profits et pertes dans l'éventualité d'une guerre thermonucléaire. (?n a,tout lieu de supposer que la direction collective a Moscou retarde le plus possible le moment d'~ccabler l'adversaire assez impudent pour lui faire la leç_on,car sa lettre ouverte du 14 juillet demande si, « sous le couvert du bruit assourdissant mené par les camarades chinois à propos de la révolution mondiale, il y a d'autres buts qui n'ont rien à voir avec la révolution». Quels buts ? Et la presse soviétique se décide à des allusions « aux difficultés nées en Chine ces dernières années à la suite de la mise en œuvre de plusieurs décisions erronées du P.C. chinois» (éditorial du ~om_muniste? n° 11, d:août), avertissement qui sigmfie : si vous continuez de la sorte, nous ouvrirons nos dossiers et le monde étonné apprendra des vérités peu ordinaires sur votre régime, v~s méthodes, vos résultats et, s'il le faut, vos crrmes. ON COMPRENDque les héritiers de Staline hésitent à s'engager dans cette voie et ne le fassent que sous la pression d'une nécessité inéluctable. Car leurs camarades et frères ne seraient pas en reste et les vérités qui, cessant d'être confinées dans de modestes revues comme la nôtre, retentiraient avec fracas sur la scène internationale, ne laisseraient rien subsister du mythe idéologique subi par force à l'Est, accepté par faiblesse à l'Ouest, sous la fausse appellation de socialisme. Les vrais mobiles de la nouvelle classe des exploiteurs et oppresseurs, chinois et soviétiques, passeraient alors au premier plan, s'imposant à l'attention publique. Il est plus que probable qu'_aux antipathies nationales, ·aux antagonismes racistes 3. Un seul exemple, entre mille, celui du columnist Joseph Alsop du N. Y. Herald Tribune qui croit que « les leaders chinois ont fait constamment pression sur les Russes afin que ceux-ci déclenchent une troisième guerre mondiale », souhaitant << que le monde entier soit réduit en cendres, dans l'attente, née du désespoir, que parmi ces ruines la Chine trouverait enfin la place prédominante à laquelle, selon eux, elle a droit» (Figaro du 18 juillet). M. Alsop et les innombrables commentateurs qui partagent ses vues prennent donc les staliniens pour des bouddhistes prêts à se consumer au feu de l'holocauste afin de servir un idéal. ibliotecçi Gino Bianco . 197 et aux égoïsmes économiques se superposent des animosités personnelles entre les hommes qui incarnent les pouvoirs qui se heurtent l'un à l'autre. On aura tout loisir d'examiner les multiples questions litigieuses qui foisonnent dans la polémique, ou qui surgiront inopinément comme celle des revendications chinoises sur des territoires annexés à la Sibérie sous le tsarisme : dans une situation « ni paix ni guerre » où précisément l'idéologie n'est que prétexte ou couverture, on n'~ntrevoit nulle raison impérative pour que cela finisse. Mais d'ores et déjà bien des indices confirment _l'hypothèse qu'avançaient nos écrits depuis 1960 pour situer en juillet-août 1958, date du séjour de Khrouchtchev et Malinovski à Pékin, le tournant où les incompatibilités secondaires ont pris un caractère de divorce politique latent. L'article intitulé Idéologieet phraséologie ( dans notre numéro de novembre-décembre 1962) résumait en ces termes nos vues antérieures : « C'est à propos des armements que Mao a dû éprouver les pires déceptions. Il eût été vraiment insensé de lui fournir sous ce rapport les moyens matériels d'appuyer ses provocations verbales et de lui permettre ainsi une politique extérieure contraire à celle du pouvoir soviétique, au nom d'une idéologie commune. Visiblement, Moscou n'a pas accordé ce qu'il fallait pour affronter sérieusement le " tigre de papier " dans le détroit de Formose, ni. pour hâte~ le progr~s c~ois sur le plan atomique. Depuis des annees, il se trouve des devins en Europe et en Amérique pour annoncer une prochaine explosion nucléaire en Chine, tandis q?e Tchou En:l~i s~avoue in~apable de la prédire. » Les anticipations relatives à l'entrée en lice de la Chine en tant que puissance atomique se multiplient de 1960 à 1963. Récemment encore, M. Averell Harriman déclarait à Washington que « d'après les estimations américaines, la Chine pourrait faire exploser " une bombe ou un engin nucléaire" cette année ou dans le courant de l'an ~ro~hain » (journaux d~ 25 juin). Ce n'est, pas 1avis, probablement mieux motivé, de Khrouchtchev selon qui les Chinois ne seront pas capables de se doter d'armes atomiques avant une dizaine d'années. Les Russes doivent regretter à présent d'avoir fourni inconsidérément à leurs voisins turbulents et attardés en technique trois réacteurs atomiques qui abrégeront leurs études~ Des hauteurs vertigineuses de l'idéologie, 1~ débat desçend au niveau des réalités terre à terre avec les armements nucléaires. Et l'on en revient à la décomposition du marxisme-léninisme dans les deux acceptions les plus courantes du terme quand les Chinois jugent le parti frère comme «_panaché à la fois de révisionnisme et de dogmatisme, une sorte de macédoine », exactement ce que La discorde chez l'ennemi ( cf. notre numéro de janvier-février 1963) définissait comme un « salmig~ndis dogmatico-révisionniste ». De fait, les partis frères se cramponnent toujours à leurs idées sœurs, à leurs dogmes communs, et Khrou-

198 chtchev ne le cède en rien à Mao pour dénoncer les « forces agressives » du capitalisme, vitupérer les « milieux militaristes » américains, évoquer la menace d'une guerre thermonucléaire, pourfendre en paroles la réaction et l'impérialisme. Il prétend même (discours du 19 juillet) que « l'impérialisme tremble aujourd'hui devant la puissance ~u camp socialiste », autre version du t_igrede papier qui frémit sous le vent <l'Est. Mais les gens de Moscou ont fini par réviser le léninisme sur un point, sur la théorie de l'impérialis~e liée à ~a perspective fataliste de guerre mondiale, tandis que les gens de Pékin rabâchent leur leçon ~al apprise, en contradiction burlesque avec la coexistence pacifique dont ils se réclament (cf. K_h~ouchtchev révisionniste, dans notre numéro de Juillet 1960). Staline n'a laissé derrière lui que des hommes sans envergure intellectuelle à la mesure des- révisions nécessaires de l'héritage doctrinal. Cependant tout porte à douter que les choses en restent là, que la double décomposition théorique et pratique du marxisme-léninisme ne s'accentue pas sous l'impulsion des ressorts de la disc?rde qui doit s'amplifier par une sorte de logique interne, là où les armes de la critique remplacent la critique par les armes. Signe annonciateur, l'article de la Pravda qui (27 juillet) affirme comme une découverte récente : « Ni Marx ni Lénine n'ont jamais considéré leurs conclusions comme des dogmes éternellement applicables sous une forme immuable. » A partir de ce postulat, si banal soit-il, on entrevoit clevastes perspectives. B. SOUVARINE. P.-S. - Cet article écrit dans la première quinzaine d'août ne sera plus up to date quand il sortira des presses en septembre : le déballage sino-soviétique bat son plein depuis lors et il n'est plus nécessaire de démontrer ce dont Pékin et Moscou nous apportent les certitudes. Il est prouvé désormais que la pomme de discorde a eu forme de bombe atomique, car les Soviétiques n'ont même pas démenti les allégations chinoises selon lesquelles un accord explicite conclu en 1957 a été rompu en 1959, d'initiative moscovite. Que s'est-il passé entre ces deux dates ? La visite de Khrouchtchev et Malinovski à Pékin en juillet-août 1958, interprétée par la presse occidentale comme attestant la subordination de la diplomatie soviétique à la terrible puissance chinoise. Faut-il penser qu'à cette occasionKhrou~ chtchev se soit convaincu un peu tard des inconvénients d'accroître les.moyens militaires de partenaires décidés à mener une politique étrangère indépendante, à passer outre au besoin à des conseils de prudence ? La question est secondaire, car en tout état de cause les communistes ne se considèrent jamais engagés par leur signaBiblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL ture et il est possible que la promesse faite en 1957 impliquât une restriction mentale. · Les Soviétiques exploitent à fond les fanfaronnades insensées des Chinois qui, aujourd'hui,. crient à la calomnie quand on prend au mot leurs théories belliqueuses, mais ils .sont plus menteurs les uns que les autres : les Soviétiques sachant que leurs « chers camarades» n'auraient aucune envie de se suicider en sacrifiant la moitié de leur population s'ils possédai·entdes bombes atomiques, les Chinois ne pouvant avouer leurs arrière-pensées de chantage ni rétracter de façon convaincante leurs sottises sur l'issue éventuelle d'une guerre thermonucléaire. Pour les uns et les autres, les bombes atomiques ne servent qu'à intimider le tigre de papier, mais ils ne s'entendent pas sur les risques à courir, n'étant pas également certains de la patience illimitée des Américains. Le précédent de la guerre de Corée sert sans nul doute d'argument-massue aux Chinois, mais n'indique nullement aux Soviétiques jusqu'où ils pourraient aller trop loin. A cet égard, il convient de rappeler les sages avertissements donnés par M. Christian Herter, puis par M. Douglas Dillon, en octobre 1959, d'après lesquels les Etats-Unis « rendront Moscou responsable des actes d'autres nations communistes » et, puisque les camarades chinois reconnaissent le leadership soviétique, « les hommes du Kremlin doivent partager la responsabilité des actions de Pékin » (cités plus longuement dans notre numéro de mars-avril 1961, article Khrouchtchev et Mao, p. 77). Les Chinois avaient beau jeu à prendre des poses menaçantes à l'abri de la protection soviétique; dorénavant, ils s'assouviront en paroles qui ne feront que souligner davantage leur impuissance. De Moscou, enfin, vient l'aveu : « Il ne s'agit plus pour nous d'un différend idéologique, mais d'une dispute qui intéresse l'ensemble de l'humanité», et cet autre : « Les prétentions chinoises se résqment en fait en une seule phrase : donneznous les armes nucléaires » (Monde du 19 août). Cela coupe court à bien des controverses, mais sans épuiser une matière qui fourmille de thèmes obscurs ou imprévus à mesure que les champions du marxisme-léninisme poursuivent leur règlement de comptes. Les yérités en chaîne se succèdent, mêlées aux mensonges les plus grossiers, et peut-être finira-t-on par savoir, entre autres, de quoi et comment est mort Kao Kang. Les deux équipes dirigeantes ont encore bien des raisons de taire les vérités capitales dont la révélation serait aussi dommageable' à l'une. qu'à l'autre. Mais d'ores et déjà une grande leçon se dégage qui enseigne à tous combien l'on a toujours eu tort en Occident de surestimer constamment un ennemi dont toute dérogation au secret professionnel trahit la faiblesse intrinsèque.

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