154 Mais ces réussites exceptionnelles ne sont que des plantes de serre. Elles sont sans rapport avec la réalité quotidienne en U.R.S.S. et les champions soviétiques ne sont guère représentatifs du niveau moyen de la masse. Dès que le succès dépend du rendement de cette masse, les résultats restent médiocres, sinon lamentables. L'écueil fondamental contre lequel se brisent les efforts du Parti pour organiser le travail et intensifier le rendement, c'est l'impossibilité d'inculquer à la population la mentalité collectiviste. Depuis quarante-cinq ans, les Russes et, davantage encore, les peuples allogènes colonisés par eux, demeurent absolument réfractaires à l'idéologie communiste que Staline imposait par la terreur. La« direction collective» d'aujourd'hui, après avoir en vain tâté de la persuasion et octroyé des avantages matériels, en est réduite, elle aussi, à recourir à des mesures de rigueur. Ni l'éducation orientée de l'enfance et de la jeunesse ni la propagande qui ne laisse aux adultes aucun répit ne peuvent entamer une mentalité coutu- ., m1ere. Les jeunes Soviétiques d'aujourd'hui, qui ont grandi sous la dictature du Parti, sont au moins aussi imbus des « survivances de l'esprit petitbourgeois » que leurs aînés des deux générations précédentes. Même parmi l'élite des jeunes communistes qui, dans l'élan généreux de l'adolescence, semblent des « bâtisseurs du communisme » ardents et convaincus, ce « néfaste esprit individualiste » resurgit dès que l'on fonde une famille et que l'on se heurte aux premières difficultés de la vie quotidienne, souvent plus pénibles qu'ailleurs. Malgré les immenses espoirs - et souvent à cause de ceux-ci - que la Révolution avait fait naître parmi les masses paysannes et prolétaires, dénuées de tout, l'incompatibilité foncière entre la mentalité séculaire de l'homme russe et l'idéal communiste qu'on voulait lui imposer, avait ouvert, dès l'origine, un abîme entre population et dirigeants. Ni les fanfares de la propagande ni l'« unanimité » de tous les scrutins ne peuvent empêcher de constater que le fossé entre «eux» et «nous», entre les communistes de tous les échelons et la population, est aussi infranchissable que jadis. La politique intérieure de !'U.R.S.S. est dominée par cette incompatibilité foncière. En particulier, dans le domaine vital de l'économie, l'inertie et la résistance passive de la masse frappent de stérilité les impératifs du Parti. La masse se raccroche obstinément, par tous les moyens et toutes les astuces possibles, à ses façons «petites-bourgeoises» de penser et d'agir, et la lutte sourde entre la population et le pouvoir ne cesse pas un instant au « pays des soviets ». Les conséquences politiques, psychologiques et économiques de ce conflit permanent sont incalculables. Elles imposent aux dirigeants l'obligation impérieuse de recherdier et d'essayer l'un Biblioteca Gino Bianco L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE après l'autre tous les moyens possibles d'en atténuer, autant que faire se peut, les effets pernicieux. Pour comprendre la réalité soviétique et son évolution, il est indispensable de connaître les causes du conflit. L'esprit «petit-bourgeois», cette bête noire du Parti, est certes un trait commun aux sociétés industrielles, sinon à l'humanité tout entière. Mais en Russie soviétique, cette mentalité se complique de particularités inhérentes aux conditions spécifiques de l'histoire nationale. En Occident, on n'a que trop tendance à englober tous ces phénomènes dans la notion vague d' «âme slave », sans se soucier de chercher une explication rationnelle. L'OPPOSITION, ouverte ou sourde, des Russes envers l'Etat et les représentants de l'autorité, ne date pas de l'avènement du régime communiste. Plusieurs fois séculaire, elle découle naturellement de l'évolution du pays. L'histoire de Russie abonde en révoltes, émeutes et mutineries, en manifestations de banditisme endémique, en pillages et en jacqueries, suivis d'expéditions punitives et de répressions sanglantes. La masse des administrés - qu'ils soient serfs ou hommes libres, marchands ou même gens de petite noblesse - fut, plusieurs siècles durant, soumise en Moscovie à l'arbitraire de l'autocrate et de sa bureaucratie. A tous les échelons, celle-ci « profitait de son pouvoir illimité pour violer, non pas les droits des habitants, car ces droits n'existaient pas, mais leurs intérêts vitaux » 2 • Cet arbitraire, joint au joug toujours plus pesant d'impôts et d'exactions de toute nature, incitait les serfs les plus énergiques, pour échapper à leurs seigneurs, à se réfugier dans les steppes, encore libres de servitude, du sud et du sud-est, où ils venaient grossir la plèbe turbulente des cosaques zaporogues ou des cosaques du Don, de l'Oural, du Kouban et du Terek, qui leur offrait un asile inviolable. Insoumis, objecteurs de conscience ou« vieux-croyants» disparaissaient dans les forêts, alors peu explorées, du nor~-est et du Transoural, où ils fondaient des hameaux, des monastères, jusqu'à des bourgs, très difficilement accessibles aux limiers et collecteurs d'impôts de Moscou. Quant à la grande masse rurale demeurée sur place, condamnée par le servage à l'abrutissement à peu près complet, et à la plèbe citadine, guère plus éveillée, leurs éléments les plus actifs n'attendaient souvent, malgré l'aboulie et la « longue patience» proverbiale du peuple russe 3 , qu'une , 2. Paul Milioukov, Ch. Seignobos et L. Eisenmann : Histoire de Russie, Paris 1932, t. I, p. 158. 3. Les écrivains et poètes russes du xixe siècle insistaient volontiers sur cette particularité du caractère national. Les vers de Tioutchev : « Ma contrée natale de la longue patience - La contrée du peuple russe », qui datent de 1855, étaient devenus un cliché dans la Russie d'avant la révolution.
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