Le Contrat Social - anno VII - n. 3 - mag.-giu. 1963

revue /,istorÎIJUeet critiljue Jes /aits et Jes iJées - bimestrielle - MAI-JUIN 1963 B. SOUVARINE ........... . LÉON EMERY ............ . K. PAPAIOANNOU ....... . Vol. VII, N° 3 Rappel au conformisme Esquisse d'une sociologie de l'école L'accumulation totalitaire L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE E. DELIMARS . . . . . . . . . . . . . . · ROBERT CONQUEST ..... . A. MORRIS................ . ANDRÉ V. BABITCH ...... . Le Kremlinet le peuple russe La « libéralisation » du régime soviétique Les « volontairesdu peuple » Corruptionde l'oligarchie en U.R.S.S. UN CONTE SOVIÉTIQUE SERGE VORONINE Frayeursnocturnes QUELQUES LIVRES THÉODORE RUYSSEN : Un grand livre sur la guerre et la paix Comptes rendus par B. SouvARINE, MICHEL CoLLINET, AIMÉ PATRI CHRONIQUE Lydia Dan et Raphaêl Abramovitch INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS Biblioteca Gino Bianco ,

• Au sommaire des derniers numéros du CONTRAT SOCIAL SEPT.-OCT. 1962 B. Souvarine Le rêve communiste et la réalité Sidney Hook Marx et l'aliénation Valentin Chu Les affameurs S. Strannik Les revenants et les autres Norman Cohn Permanence des millénarismes Michel Collinet Joachimde Floreet le TroisièmeAge * LOUIS BLANC LA PRÉSIDENCE T LESUFFRAGUENIVERSEL JANV.-FÉV. 1963 Michel Collinet La fonction syndicale B. Souvarine La discordechez l'ennemi K. Papaioannou La prolétarisation des paysans N. Valentinov Le communisme de droite et l'agriculture Wladimir Weidlé << Damnatiomemorice » * DIX ANS APRÈS STALINE La peine de mort en U.R.S.S. La terreur en U.R.S.S. La trahison des clercs NOV.-DÉC. 1962 B. Souvarine Idéologie et phraséologie Michel Massenet La Constitutionaprès la réforme N. Valentinov Boukharine,sa doctrine, son «école» Simone Pétrement Rousseau et la liberté Bertrand de Jouvenel Formesde gouvernementchez Rousseau Léon Emery L'« fmileJ> et l'homme moderne z. Jedryka Du gouvernementde la liberté selon Rousseau Lucien Laurat Karl Renner et la socialisation MARS-AVRIL 1963 B. Souvarine Partis frères et idées sœurs N. Valentinov De Boukharineau stalinisme Yves Lévy La matière et la forme Joseph Frank Une 'utopie russe : 1863-1963 E. Delimars La famille en U.R.S.S. Jeremy R. Azrael La coercitionaprès Staline Aimé Patri La morale de l'histoire * Le mystère Rousseau Ces numéros sont en vente à l'administration de la revue 199, boulevard Saint-Germain, Paris 7e Le numéro : 3 F · Biblioteca Gino Bianco

kCOMB.i] rnue l,istori4ue et critÏfHe Jes /Ails et Jes iJü, MAI-JUIN 1963 VOL. VII, N° 3 SOMMAIRE Page B. Souvarine . . . . . . . . RAPPEL AU CONFORMISME . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 133 Léon Emery . . . . . . . . ESQUISSE D'UNE SOCIOLOGIE DE L'ÉCOLE... 137 K. Papaioannou . . . . . L'ACCUMULATION TOTALITAIRE . . . . . . . . . . . . . . 142 L'Expérience communiste E. Delimars . . . . . . . . . LE KREMLIN ET LE PEUPLE RUSSE. . . . . . . . . . . 153 Robert Conquest. . . . . LA « LIBÉRALISATION » DU RÉGIMESOVIÉTIQUE. 161 A. Morris . . . . . . . . . . . LES « VOLONTAIRES DU PEUPLE » . . . . . . . . . . . 167 André V. Babitch . . . CORRUPTION DE L'OLIGARCHIE EN U.R.S.S. 171 Un conte soviétique Serge Voronine...... FRAYEURS NOCTURNES . .. . . . . .. .. . . . . .. . .. .. 174 Quelques livres Théodore Ruyssen . . . UN GRAND LIVRE SUR LA GUERRE ET LA PAIX . . . . 181 B. Souvarine . . . . . . . . STALIN AND THE. FRE.NCH COMMUN/ST PARTY, 19411947, d'ALFRED J. RIEBER . . • • • . . • . .. . . .. .. . . . . .. . . • 186 Michel Collinet . . . . . . HISTOIRE.DE.SFAITS ÉCONOMIQUE.SET SOCIAUXDE 1800 A NOS JOURS, d'ANDR~ PHILIP . • .. . . . . . . . .. .. . .. . .. 187 Aimé Patri . . . . . . . . . . BACON, SHAKESPEARE. OU SAINT-GERMAIN? de JACQUES DUCHAUSSOY. Of L'AGE.NT INCONNU AU PHILOSOPHE.INCONNU, de ROBERT· AMADOU et ALICE JOLY . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 188 Chronique LYDIA DAN ET RAPHAËL ABRAMOVITCH ... , . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 189 Livre• reçus Biblioteca Gino Bianco ..

' DIOGENE Revue Internationale des Sciences Humai nes Rédacteur en chef : ROGER CAILLOIS N° 43 : Juillet-Septembre 1963 SOMMAIRE Problèmes d'Amérique latine GilbertoFreyre . . . . . . . . . . . . . Américanité et latinité de l'Amérique latine. Interdépendance croissante et ségrégation décroissante. Pierre Duviols . . . . . . . . . . . . . . Les cultes incasiques interprétés par l'lnca Garcilaso de la Vega. Marcel Bataillon ............ La rébellion pizarriste, enfantement de l'Amérique espagnole. Alfonso Caso . . . . . . . . . . . . . . . La renaissance économique des communautés indigènes du Mexique. Ezequiel Martinez Estrada . . . Les origines de la littérature du Rio de la Plata. Damian Carlos Bayon . . . . . . . . L'art de l'Amérique loti ne. Essai de définition. Pierre Chaunu . . . . . . . . . . . . . . Amérique latine et Amérique. Conjoncture et croissance. RÉDACTION ET ADMINISTRATION: 6, rue Franklin, Paris-16e (TRO 82-21) Revue trimestrielle paraissant en quatre langues : anglais"arabe, espagnol et français. L'édition française est publiée par la Librairie Gallimard, S, rue Sébastien-Bottin, Paris-78 Les abonnementssont souscrits auprès de cette maison (CCP 169-33, Paris) Prix de vente au numéro : 5,50 F Tarif d'abonnement : France : 20 F ; Etranger : 25,50 F Bibli·oteca Gino Bianco

revue historique et critique des faits et Jes idéeJ Mai-Juin 1963 Vol. VII, N° 3 RAPPEL AU CONFORMISME par B. Souvarine 0 N A MENÉ grand bruit dans la presse occidentale, ces derniers mois, à propos du dernier zigzag dit «idéologique», en réalité essentiellement politique, décidé par les dirigeants de l'Union soviétique. Les discussions . qui remuent le Landerneau artistique et littéraire de Moscou ont des échos singulièrement prolongés au-dehors, suscitant force commentaires. Et surtout les opinions sentencieuses prononcées ex cathedra par les chefs omniscients du Parti, en l'occurrence par Ilitchev et par Khrouchtchev, prêtent à toutes sortes d'interprétations ou même d'inquiétudes. Les « experts » parlent de retour au stalinisme, entre autres, voire d'émulation dans l'intransigeance avec une Chine dogmatique et belliqueuse. On ne s'attendait guère à voir la Chine en cette affaire. Quant au stalinisme, dont le marxisme-léninisme n'est qu'un pseudonyme, il n'était dépassé que dans l'esprit des inventeurs d'un «libéralisme» imaginaire et par conséquent la péripétie récente qui rappelle à l'ordre les écrivains et les artistes soviétiques non conformistes n'a nullement le sens que d'aucuns lui confèrent avec trop de hâte. A la vérité, la notion de déstalinisation, improvisée en l'absence de vocable adéquat, implique équivoque et malentendus. Une déstaHnisation est impossible à proprement parler, puisque Staline a commis des crimes irréparables et créé à maints égards un état de choses irréversible. Pour les millions de veuves et d'orphelins, il n'y a pas de déstalinisation concevable. Non plus que pour les millions de victimes d'une guerre atroce que Staline a voulue, de connivence avec Hitler. Dans l'ordre matériel, il est hors de question de restaurer tout ce qui fut détruit sous Staline. Dans l'ordre moral, intellectuel et politique, il n'existe gu~e de remèdes aux perversions inculBiblioteca Gino Bianco quées par le stalinisme à la jeune génération d'alors, aujourd'hui adulte. Enfin le passé, le présent et l'avenir ne sont pas des états distincts; la passé subsiste dans le présent qui subsistera longtemps dans l'avenir, et donc le stalinisme subsiste dans le pseudo-libéralisme attribué aux massacreurs de Budapest et de Tiflis. La direction collective qui a succédé au pouvoir personnel de Staline pouvait se permettre de relâcher les contraintes étouffantes imposées aux lettres et aux arts, ne serait-ce qu'en raison du sentiment de sécurité consécutif au quart de siècle écoulé sous la terreur. Après tant de saignées ·épuisantes, elle devait se dispenser de recourir aux saignées inutiles. Autres temps, autres méthodes. Il fallait bien réagir contre l'ennui et la torpeur, ranimer le goût de vivre et stimuler l'ardeur au travail. D'où la répudiation des excès monstrueux du stalinisme pour mieux conserver l'essentiel du système; d'où la tolérance relative que tant d'Occidentaux ont prise pour du libéralisme au sens classique du terme. Mais en desserrant quelque peu la vis aux intellectuels communistes, les dirigeants se réservaient évidemment le droit et le devoir de la serrer de nouveau en cas de besoin, et c'est ce qu'ils n'ont pas manqué de faire. Entre Staline et Jdanov d'une part, et Khrouchtchev et Ilitchev de l'autre, il n'y a pas de différence en matière d'esthétique, une esthétique de sous-offs rempilés. On ne saurait leur en faire grief, leur origine et leur éducation en sont la cause. Mais le penchant pour l'art de calendrier, pour le style pompeux et pompier, l'aversion pour la peinture insolite, etc., n'interviennent dans le dernier «tournant» qu'à titre secondaire. Il s'agit avant tout de ne pas tolérer qu'un esprit frondeur s'introduise dans le monolithisme dit

134 ·marxiste-léniniste sous le couvert de l'inspiration ou de la fantaisie artistique. Les parvenus de la direction collective ont peur du « cheval de Troie», ils l'avouent explicitement dans leurs discours et dans leur presse où l'expression revient sans cesse. On est libre ici d'y voir un signe de force ou de faiblesse. Il a fallu à ces parvenus dix ans d'attente après la mort de Staline pour autoriser la publication à Moscou du premier récit sincère traitant d'un camp de concentration soviétique : Une journée d'lvan Denissovitch a paru le 22 novembre 1962. Or il semble, à l'expérience, que dix ans d'attente, ce n'était pas assez. Khrouchtchev a révélé que la direction collective ne fut pas unanime à donner l'imprimatur, non sans tiraillements (car la plus haute autorité du Parti, donc de l'Etat, intervient en pareil cas). Et dans son discours du 8 mars, il reconnaît le risque couru : «On dit (sic) que les revues et les maisons d'édition sont submergées de manuscrits ayant trait à la vie des déportés, des prisonniers, des détenus dans les camps [de concentration]. Je répète encore une fois que c'est un thème très dangereux, et un matériel [documentaire] très pénible. » Plus loin, il ajoute : « Ici, il faut de la mesure. Si tous les écrivains se mettent à écrire là-dessus seulement, que serait cette littérature ! » Voilà qui est clair : une goutte de vérité, soit ; une torrent de vérités, non. Le Comité central a dû recevoir des lettres, des rapports, des dénonciations, des comptes rendus policiers qui l'ont alerté, puis alarmé ; il a décidé de mettre le holà et Khrouchtchev, .son porteparole, a formulé la doctrine devant l'intelligentsia réunie en mars, après qu'Ilitchev eut déblayé le terrain lors des réunions de décembre. APROPOS de ces larges assemblées récentes, suivies d'une nouvelle réunion, celle de l' «active» des écrivains de la capitale (tous les écrivains sont censés exercer une activité, mais il en est ·de plus actifs que les autres ...) et encore d'autres réunions, celles du syndicat des compositeurs de musique, du syndicat des artistes, etc., une observation s'impose. Depuis que le monde est monde, la vie des lettres et des arts s'exprime par des œuvres. Partout au monde, les poètes, les romanciers, les dramaturges, les essayistes, les peintres, les sculpteurs, les musiciens sont appréciés selon leurs œuvres. Dans le monde pseudocommuniste, on a changé tout cela. La vie des lettres et des arts y consiste essentiellement en réunions, en conférences, en congrès, en « plénums », en assemblées particulières ou générales. Mais où sont les œuvres? Les comités délibèrent, les commissions exécutives siègent, les sections locales discutent, les séances plénières succèdent· aux séances moins plénières. Mais où sont les œuvres ? On rédige des thèses, on vote des résolutions, on prononce des blâmes. Mais où sont les œuvres ? BibliotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL Au dernier congrès du Parti, Cholokhov a eu la permission de dire à la tribune que presque tout ce qui se publie en. U.R.S.S. est sans valeur, ainsi que tout ce qui se joue au théâtre. Dans la Pravda du 15 juin 1962, un certain V. A. Karpinski, membre du Parti depuis 1898, « Héros du Travail socialiste » (sic), mettait en question la qualité -de cette littérature soviétique dont « cent firmes d'éditions font des tirages de nombreux millions d'exemplaires », et il constatait : « Dans les bibliothèques, on emprunte un ou deux petits livres sur des centaines. Dans les dépôts, des masses de livres s'accumulent. (...) Les auteurs écrivent d'une façon stéréotype, uniforme, banale. Si on en lit une dizaine, on a l'impression que c'est écrit par un seul auteur standardisé, sous divers pseudonymes. » Ces lignes sont extraites de la Pravda, non du Wall Street Journal. Dans dix ou vingt ans, que restera-t-il des productions encensées par la propagande officielle, récompensées par des « prix Staline », voire des « prix Lénine » ? On ne peut s'empêcher de penser au slogan stalinien qui prescrivait de « rattraper et dépasser »Shakespeare et Tolstoï. L'article de V. A. Karpinski s'intitulait : «Mener la propagande à la Lénine». Ehrenbourg, mis sur la sellette lors de la «rencontre» de décembre (car en plus des plénums, des comités, des conférences, des congrès, etc., il y a les « rencontres » de dirigeants et d'intellectuels), Ehrenbourg s'est défendu en invoquant l'exemple de Lénine: celui-ci se gardait d'imposer ses préférences en matière non politique. Ilitchev, dans sa réplique du 7 mars, ne manqua pas de se référer, lui aussi, à Lénine. A son tour, Khrouchtchev, haut-parleur du Comité central, vedette de la « rencontre » de mars, écrasa tous les contradicteurs silencieux, au nom de Lénine. Mais tout là-bas, là-bas, Mao Tsé-toung, de même, ne fait que citer Lénine. Et les Albanais également ne jurent que par Lénine. Dans ces conditions, il nous incombe de puiser, nous aussi, mais à notre façon, sans tricher, dans les œuvres de Lénine. * )1- )1LÉNINEne pouvait pas sentir Maïakovski, ses procédés rythmiques, ses outrances, ses coups de gueule, ses poses affectées, sa frénésie factice. Tous ceux qui l'ont fréquenté ou qui ont vécu à Moscou avant la contre-révolution stalinienne le savent. Sur ce point, Ehrenbourg a dit vrai, pour une fois, en termes très prudents, et Ilitchev a menti en le démentant. Certes, Lénine avait écrit en 1905 un article sur « L'organisation du Parti et la littérature de parti» dont les pseudol~ninistes actuels font un usage abusif. Mais cet article de pure circonstance visait seulement la littérature social-démocrate, que Lénine préconisait d'incorporer à l'organisation du Parti ; cela n'avait rien de commun avec une soumission servile des belles-lettres et des beaux-arts · à

B. SOUV ARINE l'Etat, présent ou futur. Lénine écrivait textuellement : « Certes, la littérature s'accommode aussi peu que possible d'une réglementation, d'un nivellement mécanique, de la domination d'une majorité sur la minorité. Certes, il faut assurer, dans ce domaine, un champ plus vaste à l'initiative personnelle, aux inclinations individuelles, à la pensée, à l'imagination, à la forme et à l'idée. Tout cela est indiscutable ... » On voit que les idées de Lénine là-dessus étaient l'antithèse du léninisme de nos jours 1 • Donc, Ehrenbourg n'a pas eu tort de s'en réclamer, de rappeler que toutes sortes d'écoles, de groupes et de cénacles (symbolistes, acméistes, futuristes, constructivistes, imaginistes, ultimatistes, formalistes, réalistes et autres istes) florissaient en Russie soviétique du vivant de Lénine, ce qui n'empêche qu'Ilitchev ait eu raison de le rembarrer en rappelant son stalinisme militant de date récente, mais ceci est une autre histoire. Pour en revenir à Maïakovski, qui horripilait Lénine mais sur lequel celui-ci s'exprimait en public avec une modération indulgente, un de ses poèmes (si l'on peut dire) a donné à Lénine la seule occasion de le louer, d'une manière qui vaut d'être rapportée, à l'appui de ce qui précède. Ce poème au titre intraduisible signifiant quelque chose comme : « Ils ne cessent de siéger» (c'est-à-dire de tenir des réunions, au lieu de travailler utilement) critiquait vertement la manie de délibérer en permanence. Lénine le commentait en ces termes : « Hier j'ai lu fortuitement dans les Izvestia un poème de Maïakovski sur un thème politique. Je ne suis pas de ceux qui admirent son talent de poète, tout en admettant mon incompétence en ce domaine. Mais depuis longtemps je n'avais éprouvé une telle satisfaction, du point de vue politique et administratif. Dans ce poème, il raille à fond les réunions et se moque des communistes qui ne cessent de siéger à n'en plus finir. Je ne sais ce que cela vaut comme poésie, mais en matière politique je garantis que c'est absolument juste. En effet, nous sommes dans la situation de gens (situation très bête, il faut dire) qui ne cessent de siéger, de former des commissions, de tirer des plans à n'en plus finir» (discours du 8 mars 1922). Ainsi, Lénine qui, d'habitude, ne prête pas attention aux vers de Maïakovski,a lu par hasard un poème (il ne s'agit que de versification didactique) dont il loue le sens « politique et administratif », tout en se défendant modestement d'être qualifié pour en juger la valeur littéraire. Et, précisément, il renchérit sur le poète pour dénoncer la manie de tenir réunion sur réunion, de bavarder sans arrêt. Cela n'a vraiment aucun rapport avec le comportement de ses faux disciples qui prétendent régenter l'inspiration poétique, le talent artistique et le reste. Khrouchtchev touche1. Nous citons à dessein la traduction française de l'édition officielle : V. I. Lénine, Œuvres complètes, tome VIII, pp. 481-486, Edition, sociales internationales, Paris 1934. Biblioteca Gino Bianco 135 à-tout et ses compères prennent exactement le contre-pied de la modestie de Lénine et se mêlent de tout ce qui ne regarde pas le pouvoir, du moins le pouvoir tel que le comprenait Lénine. Et ils ne sortent pas de la « situation très bête » que réprouvait Lénine, consistant à tenir réunion sur réunion, à siéger à n'en plus finir. Lénine disait de Zinoviev : « Il copie mes défauts. » Khrouchtchev copîe les défauts de ceux qui ont copié les défauts de Lénine, même certains défauts de Staline. * )f )f LES DEUX DISCOURS d'Ilitchev prononcés lors des « rencontres » de décembre et de mars offrent, même expurgés, ample matière à ironiser sur l' « idéologie » primaire et officielle du régime soviétique actuel. Mais celui de Khrouchtchev du 8 mars les éclipse qui, sur quatre pages de la Pravda, traite de tout et de bien d'autres choses encore, notamment pour la première fois de la sempiternelle « question juive», en long et en large, et surtout de travers. Comme il faut se limiter, on ne peut qu'effleurer certains points qui ont retenu l'attention du monde occidental. Plusieurs écrivains dont les noms sont connus au-dehors, Ehrenbourg, Paoustovski, de longue date, Evtouchenko, Nekrassov, Voznessenski, de fraîche date, ainsi que deux ou trois peintres et un sculpteur, ont été pris à partie pour leurs qualités ou leurs défauts par les détenteurs de la vérité révélée, forts d'un argument irrésistible, l'appui de l'Etat policier. Somme toute, on leur a fait à Moscou, mutatis mutandis, le coup des « cent fleurs », d'invention chinoise. Cela ne veut pas dire que tout soit faux dans la critique assénée aux hérétiques par les tenants de l'orthodoxie : cela dépend des cas et des gens. A l'instar de Lénine, on s'en tiendra ici à la politique et, par conséquent, au sort plus ou moins symbolique d'Ehrenbourg, qui a défrayé la chronique et contribué à obscurcir l'état des choses pour le public profane. Ehrenbourg a pu impunément se livrer à une auto-apologie trompeuse d'un bout à l'autre dans le Figaro littéraire, mais à Moscou il trouve à qui parler. Le correspondant du Monde a rapporté, le 27 décembre, à mots couverts, son algarade avec Galina Sérébriakova, une rescapée de la géhenne soviétique, et qui n'a pas froid aux yeux : « Cette femme formulait contre l'auteur du Dégel des accusations tellement graves et incroyables, non seulement d'ordre politique mais aussi d'ordre pénal, qu'il serait malséant de les reproduire. (...) Le scandale fut d'autant plus grand que l'accusatrice déclara s'appuyer sur le tén1oignage d'un homme pour le moins déconsidéré, M. Poskrebychev, ex-secrétaire personnel de Staline, qui a complèten1ent disparu de la scène depuis la mort du dictateur, mais qui terinine tranquillement à Moscou, aujourd'hui, la rédaction de ses Mémoires, >) Ceci 111éritcl'attention du lecteur,

136 Galina Sérébriakova, sur qui notre presse n'a donné que des informations inexactes, est particulièrement bien placée pour savoir de quoi et de qui elle parle. Epouse de Léonide Sérébriakov, ancien secrétaire du Parti (avant Staline), puis de Grégoire Sokolnikov, ancien commissaire aux Finances et ambassadeur à Londres, tous deux hautement estimés de Lénine comme de tous ceux qui les ont connus, tous deux condamnés dans le procès Piatakov-Radek de 1937 (Sérébriakov à mort, Sokolnikov à dix ans de prison, donc à une mort lente), elle appartenait par sa famille au milieu le mieux renseigné de Moscou sur les affaires du Parti et de l'Etat 2 • Il n'y a aucune raison de mettre en doute sa bonne foi quand elle accuse Ehrenbourg, et l'on devine ce que sous-entend le correspondant du Monde, on comprend à quelles conditions Ehrenbourg a pu survivre. Quant à Poskrebychev, il ne saurait être déconsidéré, n'ayant jamais été considéré ni considérable, et on ne proposera pas sa candidature à un prix Montyon, mais en tant que chef du secrétariat de Staline et actuellement aux ordres des nouveaux maîtres, il peut apporter une contribution précieuse à l'histoire contemporaine, avec preuves vérifiables à l'appui. Khrouchtchev n'est pas candidat non plus à un prix Montyon, mais ses discours aux XXe et XXIIe Congrès, lus avec soin et passés au crible par ceux qui savent discerner le vrai du faux, sont des sources importantes pour l'histoire impartiale. Rien ne prouve, d'ailleurs, que les Mémoires de Poskrebychev verront jamais le jour; en tout cas, il y aura sans nul doute deux versions, dont la plus intéressante restera longtemps dans un coffre. D'après le Monde du 28 décembre, « la version communément admise rapporte que la majorité des auditeurs ne fut pas en faveur de l'accusatrice», mais Ilitchev, le 7 mars, renversa la tendance en fustigeant Ehrenbourg de verte manière, évoquant son passé antisoviétique, citant ses flatteries à l'adresse de Staline, montrant le caractère tendancieux e~ frelaté de son autobiographie, et surtout"laissant comprendre qu'on peut en dire bien. davantage. Dès lors, Ehrenbourg n'avait plus qu'à se taire, conformément à la règle de ce milieu où le coupable, pas plus que l'innocent, n'a la parole quand la voix d'en haut s'est fait entendre. Dès le lendemain, le discours-fleuve de Khrouchtchev balayait toute trace d'incertitude quant à la ligne de conduite adoptée par la direction collective, condamnant la « coexistence pacifique des idéologies » et réaffirmant la primauté du Parti sur les tendances et les expressions de l'art et de la littérature. 2. Elle avait écrit> dans les années 30, une série d'esquisses biographiques sur Les Femmes de la Révolution française (Théroigne de Méricourt, Simone Evrard, Manon Roland, Lucile Desmoulins, etc.) rééditées en 1958 avec une préface du professeur A. Manfred. Elle a publié ensuite une vie romancée de Karl Marx en trois volumes : La Jeunesse de Marx, rééd. 1957; L' Enlèvement du feu, 1961 ; Les Cimes de la vie (vient de paraître). Bibli'oteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL On aura tout loisir de commenter ce discours plus en détail, à moins qu'entre-temps le touche- , à-tout en chef n'en prononce plusieurs autres. Il est excessif de l'interpréter comme une « réhabilitation partielle» de Staline, ainsi qu'on l'a pu lire dans la presse, puisque Khrouchtchev n'a fait que paraphraser ce qu'il avait déjà dit en janvier 1957 : « Staline écrasait nos ennemis. Personnellement, j'ai grandi sous Staline. Nous pouvons être fiers d'avoir coopéré à la lutte contre nos ennemis pour le progrès de notre grande cause. (...) Sous ce rapport, je suis fier que nous soyons staliniens. » Ce sont des têtes légères en Occident qui veulent « déstaliniser »Khrouchtchev à tout prix et le dépeindre sous les traits d'un saint Georges terrassant le dragon du stalinisme. Mais depuis dix ans Khrouchtchev n'est que l'interprète du Comité central, où se dessinent des fluctuations empiriques sous la pression des circonstances, ce qui incite à mettre l'accent tantôt sur les mérites de Staline, tantôt sur ses turpitudes, selon les exigences politico-saisonnières. Les rares écrivains soviétiques qui aient pu récemment respirer l'air de l'Occident et causer en confiance n'ont pas embelli la réalité ni caché leurs vues quant à la libéralisation hypothétique du régime dans un lointain avenir. Les « rencontres » intellectuelles de décembre et de mars justifient leur pessimisme. A bien des égards, le discours de Khrouchtchev n'indique aucun changement sensible en politique, même si les littérateurs et les artistes font pour un temps les frais du zigzag épisodique. Les soviétologues qui décèlent, une fois de plus, la fameuse « pression chinoise » sur le cours des événements devraient au moins expliquer l'incidence de cette pression sur la visite d'Adjoubeï au Saint-Siège. Si l'on croit que le sort d'Ehrenbourg puisse servir de critère, il n'y a pas lieu de s'inquiéter, car Khrouchtchev a prononcé cette parole rassurante : « Le camarade Ehrenbourg commet une faute idéologique grossière, et notre obligation est de l'aider à la comprendre. » On sait ce qu' « aider » veut dire, et l'on peut compter sur Ehrenbourg pour se censurer luimême, au besoin « avec l'aide de deux ou trois censeurs ». La sortie de Khrouchtchev contre Béria et Malenkov dans ce singulier discours, sa longue digression sur les juifs, ses coq-à-l'âne apparemment inexplicables se rattachent à des thèmes distincts de la controverse sur le « réalisme »et le « formalisme » qui motivait les mémorables « rencontres », sauf à considérer que tout est dans tout et réciproquement. Mais le dernier mot n'est pas dit, là_où les politiciens ont les moyens de ,vaincre sans convaincre. L'engeance des Soljénitsyne proliférera dans les « sous-sols ». Car, selon Alexandre Herzen, à qui Lénine rendait pleine justice, « pour un peuple dépourvu de liberté politique, la littérature est la seule tribune d'où il puisse entendre les cris de son indignation et de sa conscience». B S • OUVARINE.

ESQ!IISSE D'UNE SOCIOLOGIE DE L'ÉCOLE par Léon En1ery LES MOTS sont des êtres vivants, qui changent de sens; mais il arrive aussi qu'ils se pétrifient et qu'on continue par routine à les appliquer sur des réalités radicalement transformées. Celui qui cherche à comprendre les régimes cc populaires» d'aujourd'hui en s'aidant de la terminologie classique relative à la démocratie et à la république risque fort d'être induit en erreur ou, ce qui est pire, en pleine confusion. De même, gardons-nous de prendre pour guide ou pour flambeau une conception de l'école qu'immortalisa le plus bel âge de la pensée grecque. Alors, on voyait se réunir quelques douzaines d'auditeurs autour d'un Platon ou d'un Aristote, les contingences matérielles étaient abolies et l'on se consacrait à une pensée spéculative qui, entièrement indifférente à toute application pratique, requérait, selon l'expresse déclaration de Platon, l'effort de toute une vie. Entreprise admirable dont nous continuons à bénéficier largement ; mais enfin, du vivant même des maîtres incomparables, combien d'Athéniens soupçonnaient l'existence de l'Académie et du Lycée ? Si donc nous voulions demeurer fidèles à la tradition nous commencerions par nous rappeler qu'une école est à la fois ce qu'il y a de plus désintéressé, de plus nettement séparé de la vie commune, de plus hautainement aristocratique ; cela seul nous montre déjà quel chemin nous avons parcouru. Mais il faut tracer quelques raccords. Nous ne pouvons affirmer sans certaines réserves que jusqu'à nos jours les gouvernements se sont fort peu souciés des écoles, considérées avant tout comme des créations privées. L'anecdote montrant Charlemagne en train d'inspecter son école palatine - et qui tint longtemps sa bonne place dans l'imagerie d'Epinal de la pédagogie primaire - avait le mérite de nous faire comprendre qu'une telle institution était une pépinière de Biblioteca Gino Bianco scribes et de légistes, autant dire une haute école d'administration. En Occident, on n'alla guère au-delà de certaines formes rudimentaires, mais est-il besoin d'alléguer l'énorme développement du mandarinat chinois, exemple fameux d'une école officielle destinée à instruire simultanément une caste de lettrés et un corps de fonctionnaires, les besognes bureaucratiques étant inséparables du respect rituel de l'écriture et d'une sagesse conservatrice ? Quelque important qu'il soit, cet exemple n'indique pas, cependant, la ligne majeure de l'évolution historique. Qui ne sait que partout le développement de l'école fut affaire religieuse et dépendit à peu près exclusivement de l'action des Eglises ? Ecoles chrétiennes, coraniques, bouddhiques, déploient devant nous un merveilleux panorama intellectuel que dominent des cimes glorieuses : les grandes universités médiévales, les collèges des jésuites. Retenons-en seulement deux traits : d'abord celui qui nous montre le développement de l'institution en partant du sommet pour descendre vers le niveau moyen, comme si l'arbre avait bien réellement sa racine dans le ciel ; ensuite le fait capital que, même si l'on tenait compte, comme le firent très habilement les jésuites, de l'évolution générale des mœurs et des préoccupations, il restait inconcevable que l'éducation fût détachée des vérités éternelles et de l'orientation des âmes vers la lumière. Cela posé, et l'arrière-plan étant fourni par cette rétrospective très sommaire que chacun complétera selon ses vues, on prendra plus exactement la mesure de l'étonnante mutation qui s'accomplit depuis un siècle, de cette révolution scolaire au moins égale par l'ampleur et la brusquerie à la révolution industrielle et technique qui l'a précédée de peu et dont il serait téméraire de soutenir qu'elle en est la cause. Si l'on veut

138 considérer des liaisons éclairantes, mieux vaut dire que nous assistons au plus éclatant, au plus universel triomphe de la philosophie des Lumières, chère au xv1ne siècle. Il n'y a pas si longtemps que les doctrinaires libéraux, qui proclamaient le droit de tout homme à savoir lire et donc, croyaient-ils, à pouvoir juger selon sa raison propre, paraissaient donner dans la vaticination généreuse; or il est devenu très vite vérité axiomatique que l'analphabétisme était le stigmate de la barbarie ou plutôt de l'infériorité sociale et devait être partout proscrit en toute diligence. Cette conviction s'étend aujourd'hui, sans qu'on en discute, à tous les peuples récemment émancipés. Elle est évidemment connexe d'une part à la fierté nationale ou nationaliste, de l'autre à l'octroi des droits électoraux. Peu importe que la traduction dans les faits soulève d'innombrables difficultés dont la moindre n'est pas, en maints pays, l'inévitable clivage entre la langue parlée, qui est indigène ou dialectale, et la langue écrite, forcément étrangère si l'on veut se rattacher à une culture et à un ensemble économique. Quoi qu'il en soit, mettons tout de suite en relief, parmi les conséquences multiples de cette vaste croisade pour la scolarisation, celles qui ont sans doute le plus d'importance. Nous venons de voir que, pendant les millénaires précédents, l'extension de l'école s'était faite avec lenteur, par un processus de descente ou de vulgarisation qui allait peu à peu du sommet à la base et dont les Etats, dans leur ensemble, se souciaient fort médiocrement ; voilà bien ce qui est aujourd'hui complètement bouleversé. Même si l'on respecte l'héritage du passé, si l'enseignement demeure en partie œuvre traditionnellement privée, s'il en résulte des compromis empiriques très variés, non seulement dans les structures administratives, mais dans les programmes et les méthodes, rien ne peut faire que la préoccupation majeure ne soit désormais, et comme par instinct, celle de l'éducation des masses et, selon l'expression consacrée, de leur qualification professionnelle. Les impulsions les plus fécondes viennent de la base et se font rapidement sentir dans les autres étages de l'édifice. Dans ces conditions, compte tenu des nécessités les plus urgentes, · les plus visibles, il est fatal que l'enseignement technique, ce tardvenu, cet intrus dans l'Université d'hier, ait en quelques décennies conquis partout la première place ou, du moins, fait passer sa conception populaire et utilitaire en nombre de secteurs qui, par définition, ne lui étaient point dévolus ou soumis. Il est admis désormais par tout le monde, ou à peu près, que la fonction première de l'école est d'enseigner les métiers, ~n allant de l'apprentissage élémentaire à la recherche scientifique la plus perfectionnée. Du même coup, et pour d'évidentes raisons qui tiennent à l'importance quantitative de la tâche aussi bien qu'à son orientation générale, rien n'est plus possible sans l'intervention- constante des gouvernements, la · Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL vie de l'école étant annexée par la politique au point d'en constituer un des facteurs les plus agissants, un des domaines les plus soigneusement exploités. Discerner le sens général de la marche n'est pas malaisé ; il suffit de la conduire vers un terme que beaucoup jugent inévitable ou souhaitable et qui n'est même pas hypothétique, puisque tous les régimes totalitaires, et d'abord les régimes communistes, .nous le révèlent en son entière rigueur. L'Etat s'y assure le monopole de l'enseignement, ce qui est d'ailleurs réaliser le rêve jacobin, et, pour les libérer, com1nence par imposer aux intelligences une loi inflexible. L'école n'est plus qu'un énorme service public, homogène, uniforme, planifié à l'extrême, soumis à la raison d'Etat. Il a non seulement pour rôle immédiat de fournir aux besoins matériels de la collectivité les légions de travailleurs destinés au service civique, mais de répandre la doctrine officielle, d'entretenir une orthodoxie sans faille. Tout le reste n'est plus que vestiges ou survivances, reliquats d'une préhistoire ténébreuse. Est-ce là décidément ce qui nous est promis à bref délai, soit que nous nous précipitions délibérément vers ce but, soit que tout s'opère en vertu d'un glissement qui, pour être rapide, s'effectue cependant sans que nous en prenions claire conscience ? Si oui, il est indubitable que la rotation s'achève et que, le vocabulaire connu demeurant en usage pour nous abuser, tout aura été profondément changé. Peut-être voit-on, dans ces conditions, pourquoi il n'est pas d'étude plus pressante que celle qui conduirait à une histoire et à une sociologie de l'école, pourquoi aussi il est très étonnant que cette étude ne paraisse tenter personne et ne soit nulle part entreprise en toute objectivité. Les remarques qui suivent se proposent à peine, on s'en doute bien, d'effleurer les problèmes. I A MÉTHODE correcte semble dictée par les -' précédents; lorsqu'on veut écrire, comme on dit, une histoire non « événementielle », une sociologie déployée dans le temps historique, il est naturel qu'on concentre d'abord son attention sur une classe ou un corps social dont l'influence est momentanément décisive : la caste militaire, le clergé, les négociants, les propriétaires terriens, etc. Or qu'est-ce que le monstrueux Etat moderne sinon une population de fonctionnaires, organisée selon des modes et des types qui ne varient guère d'un continent à l'autre ? Qu'est-ce que l'Université, sinon une caste énormément accrue en peu de temps, dont il faudrait analyser les tendances, les pensées, les ambitions, l'influence ? La question est d'autant plus complexe que l'Université ne se réduit pas à elle-même et ne se contente pas d'obéir; elle est le moteur central d'un ensemble économique, intellectuel et politique extrêmement étendu où il faudrait dénombrer des industries très variées,

L. EMBRY au premier rang desquelles les constructions scolaires, les fabriques de matériel, l'édition, l'imprimerie, sans parler de toutes les interpénétrations qui s'établissent entre l'école et son personnel, d'une part, de l'autre, la presse, la radio, le monde des lettres et des arts. Nous avons ainsi sous les yeux une puissance tentaculaire en pleine ascension qui se donne de plus en plus une vigoureuse conscience collective et à laquelle des organisations très jeunes, telles que l'U.N.E.S.C.O., confèrent déjà une dignité internationale des plus notable. Cela étant, on ne peut guère hésiter quant aux voies, aux lignes d'évolution qui définissent l'avenir de la classe enseignante : ou bien elle ne sera qu'une formidable milice intellectuelle et politique, une Eglise d'Etat étroitement asservie au pouvoir central ; ou bien elle mettra en œuvre, presque sans le vouloir, toutes les énergies d'un syndicalisme ou plutôt d'un corporatisme de plus en plus ambitieux, et elle deviendra ainsi une des grandes féodalités régnantes. L'option sera naturellement résolue en fonction du pouvoir réel de l'Etat et de son aptitude à dicter sa loi. L'éventualité la plus rigidement simple se définit par conséquent dans les pays communistes, au point qu'il est superflu d'insister. L'Etat est omnipotent, omniscient, détenteur d'une vérité qu'il dit marxiste et scientifique, laquelle vérité commande l'avenir en même temps qu'elle explique le passé; il ne s'attarde pas à des équivoques et proclame sans ambages son mépris pour la liberté de pensée, préjugé bourgeois que remplace pour l'intellectuel, quel qu'il soit, l'obligation d'être sans réserve au service du peuple, donc de ceux qui gouvernent en son nom. D'où il suit que l'universitaire doit fournir à chaque instant non seulement les preuves de sa compétence mais celles de son orthodoxie, que les académies ont pour tâche principale de formuler la doctrine officielle aussi bien en matière d'histoire, d'agronomie ou de physiologie qu'au sujet des sciences sociales ou de l'art, et qu'enfin il n'y a nulle démarcation entre l'enseignement et la propagande. Cette contiguïté s'avère surtout dans les institutions destinées à recevoir des étudiants étrangers, africains ou asiatiques en majorité, dont on ne cache pas qu'on veut faire des missionnaires marxistes. Voilà du moins qui est clair ; ajoutons que le système paraît jusqu'à présent fonctionnet à l'entière satisfaction de ceux qui l'ont créé. Pour des raisons que nous verrons, les étudiants ont été, au cours du siècle dernier, et sont encore, dans les pays neufs ou sous-développés, un milieu révolutionnaire ; les enseignants sont dans les démocraties libérales inclinés vers le gauchisme et le progressisme. Mais on ne voit point du tout qu'en U.R.S.S. ou en Chine l'opposition ait jamais pu trouver sa base dans les écoles et les instituts, les intellectuels ayant au contraire multiplié les preuves de leur docilité. Si maintenant nous revenons en Occident, nous y trouvons natuBiblioteca Gino Bianco 139 rellement une situation plus compliquée, les Etats étant bien éloignés de pouvoir ou de vouloir unifier à outrance ce qui s'est constitué par stratifications successives et se gardant d'enfreindre trop cyniquement les principes libéraux et personnalistes auxquels ils rendent hommage. Aussi bien que dans l'industrie, il y a donc distinction persistante entre un secteur privé, qui enregistre, maintient ou développe les legs du passé, et un secteur national, dépendant à la fois des autorités locales et d'un ou plusieurs ministères spécialisés. Il est dans la nature des choses que s'effectue à travers des organismes hétérogènes, dont beaucoup sont en pleine croissance, une poussée vers l'unification ou la concentration. Celle-ci vient d'ailleurs beaucoup plus des universitaires euxmêmes que des gouvernements et se résume en l'idée plus ou moins précise d'une « politique de la jeunesse» qui engloberait l'école proprement dite, la formation professionnelle, la formation sportive, la préparation civique et militaire. Qu'il en résulte, même de façon discrète et voilée, une orientation totalitaire, que d'immenses problèmes soient ainsi soulevés, tels celui du droit des familles ou des rapports entre les Etats et les Eglises, on le voit immédiatement ; mais ce qui importe le plus sans doute, ce qui doit pour le moment retenir notre attention, c'est la manière dont un grand service public, d'une contexture fort délicate, est modelé par l'intérieur, c'està-dire par son personnel et par le travail quotidien. Il faut partir d'une réalité très prosaïque et néanmoins lourde de conséquences : on devient instituteur ou professeur comme on devient facteur rural, à la suite d'examens qui garantissent un emploi, un salaire et des avantages corrélatifs. Le moyen, dira-t-on, de faire autrement ? Un universitaire n'est pas un pur esprit et il faut bien d'abord qu'il soit un fonctionnaire comme les autres. Comme les autres, en effet, et toute la question est là. Même si l'on ne tient point du tout à paraître emphatique ou solennel, on ne peut s'empêcher de rappeler que, jusqu'à nos jours, l'enseignement a supposé l'autorité sacerdotale et qu'aujourd'hui encore un prêtre, un officier, un magistrat, ne sont point des employés simplement astreints à la loi commune. En ce qui concerne l'école, c'est la soudaine extension qui a déterminé la montée des effectifs, le recours, pour choisir les maîtres, à des critères superficiels ~ui ne portent que sur le savoir et la technique, 1intégration précipitée dans la vie moderne. Il en est résulté que, dans la plupart des pays, dans tous ceux du moins où ils dépendent directement du pouvoir central pour leur rémunération, les enseignants ont senti promptement s'éveiller en eux un vigoureux esprit de corps, lequel, malgré les titres et la hiérarchie, les rend solidaires les uns des autres, depuis les directeurs généraux jusqu'au plus modeste instituteur. La porte fut vite ouverte qui les introduisait dans l'ambiance du syndicalisme, et personne ne s'étonne plus

140 · de voir des professeurs de faculté recourir à la grève sans en éprouver la moindre gêne. On prétend que le spirituel d'une part, le social et le temporel de l'autre, peuvent être servis ou défendus simultanément, chacun restant à son plan, mais cette logique un peu abstraite n'est pas entièrement convaincante. Elle n'empêche d'ailleurs pas l'universitaire, qui se pique d'être un travailleur semblable à ses camarades, de réclamer pour lui et sa profession une considération spéciale qu'on ne lui marchande guère, car il bénéficie du prestige traditionnel accordé aux sages, aux savants et aux clercs dont il prend la place sans avoir, dans la plupart des cas, passé par les mêmes filières ou la même ascèse. Ainsi tout se conjugue, le nombre, l'organisation, la sécurité matérielle, le sentiment d'une importance croissante, l'orgueil corporatif, les flatteries populaires ou officielles, pour faire de la caste universitaire, prolongée en de multiples ramifications, une puissance qui estime posséder par nature et fonction un certain droit de conduire les sociétés. Au début de ce siècle, Péguy dénonçait la formation en France d'un parti intellectuel dont il redoutait le pire. On peut penser ce qu'on veut de ses violences polémiques et faire la part des circonstances politiques qui accentuaient ses jugements ; mais, quant au fond du problème, il se montrait bon témoin et même bon prophète. Quoi de plus évident au reste, quoi de plus logique? La croissance de l'Université fournit en chaque pays à l'intelligentsia nationale une assiette, une structure et des moyens d'influence dont elle ne disposa jamais, sauf lorsqu'elle se confondait avec l'Eglise ; or on ne conçoit pas une intelligentsia sans une idéologie, et voilà donc très exactement comment grandit sous nos yeux un parti muni de sa doctrine et que les autres partis politiques s'efforcent d'attirer dans leur jeu, à moins que ce ne soit lui qui prenne l'habitude de les inspirer. Une fois de plus la démonstration s'achève grâce aux exemples proposés par ce qu'on pourrait appeler les avant-gardes de l'évolution : dans tous les pays jeunes où n'existent encore que des élites peu nombreuses et de formation récente, ce sont les hommes d'école, les intellectuels, les étudiants, qui forment le parti du mouvement et revendiquent plein droit de diriger l'opinion. Plus ou moins vite, nous allons dans le même sens, et il est donc très important de connaître les prédispositions idéologiques décelables dans la masse montante des intellectuels modernes. MAIS qu'est-ce donc qu'un intellectuel ? Pour parler clair, le mieux est de revenir à la bonne vieille classification des scolastiques qui distinguèrent avec soin les arts manuels des arts libéraux. Les privilégiés qui usent des seconds ne se servent de leurs mains que pour tenir un livre ou une plume, savent que leur raison est leur unique instrument, éprouvent le BiblrotecaGino Bianco LE CONTRAT SOCIAL sentiment d'une libération des servitudes matérielles, d'une participation à une noblesse de l'esprit. Leur supériorité se définit soit par la virtuosité rationnelle ou conceptuelle, soit par 1'aptitude à mettre en forme logique les idées reçues et transmissibles. La démocratisation de l'enseignement, de la presse, de la radio, a pour résultat qu'il n'est aujourd'hui personne qui ne se croie capable de raisonner de tout, les intellectuels par métier devenant d'ailleurs légion; mais ces traits fondamentaux ne sauraient être oblitérés. Marquons une première conséquence, propre à notre temps, qui est le foisonnement vertigineux des théories. On ne s'en étonnerait pas si l'on ne prenait en considération que les sciences de la nature, en perpétuelle mutation, mais la fureur de systématiser s'étend à tous les domaines: à l'esthétique, la peinture et la musique; à la psychologie, qu'on reconstruit en fonction de la psychanalyse ; aux prétendues sciences de l'homme, qui ne sont encore pas beaucoup plus que du verbiage ; et, bien entendu, à la politique et à l'éthique, dont on se flatte plus que jamais de faire des applications de la science, une physique ou une physiologie des sociétés. Tout cela serait déjà de soi-même assez préoccupant. Comment ne pas ajouter cependant que cette inflation démesurée du savoir et des doctrines exclut pratiquement de toute compréhension réfléchie la foule des intellectuels fabriqués à la hâte et qui, en tout état de cause, ne peuvent que répéter les formules déversées dans leurs oreilles ou traduites en images par une vulgarisation plus soucieuse de divertir que d'éduquer ? On croit aller vers la lumière ou, comme on dit pompeusement, vers l'affranchissement de l'esprit, mais c'est neuf fois sur dix vers la présomption et la confusion, vers une étrange mixture du dilettantisme et du fanatisme. Ce n'est pas tout. Les intellectuels de l'Antiquité, plus encore ceux du Moyen Age, estimaient naturel que le bon usage de la raison s'appliquât à la méditation des principes et à la vie intérieure, à la recherche de la sagesse et à l'approfondissement de la religion. Les modernes se piquent d'être .réalistes, en un sens utilitaire, concret, technique, dont le· triomphe universel est peut-être l'indice le plus frappant de la vulgarisation générale. Au siècle dernier, Stuart Mill écrivait en toute innocence que la morale est ce qui assure au plus grand nombre le plus grand bonheur possible. On est confondu de lire pareille platitude, et plus encore de penser à tous les gens instruits de notre temps qui la tiendront pour une évidence. Ainsi, frénésie de savoir ou d'en avoir l'air, propension à tout expliquer par des hypothèses matérialistes et à fixer la raison au niveau de ce qu'on dit être le réel, passion des applications mesurables et du bien-être engendré par la science - voilà ce qui domine incontestablement chez le moderne et qui n'est pas sans fomenter les revanches du mysticisme frelaté, de la magie, de toutes les religions de remplacement.

L. EMBRY Ne pouvant nous arrêter devant des problèmes illimités, nous voudrions seulement dire quelques mots de ce qui importe le plus immédiatement., c'est-à-dire des prédilections politiques de l'intelligence moderne., elle-même conditionnée par le gigantesque développement de l'école populaire et étatique. Nous n'allons évidemment pas soutenir que., dans tous les pays., l'Université actuelle pousse délibérément sa clientèle vers le communisme., mais il est bien certain qu'elle en facilite l'avance en vertu des idées-forces qu'elle répand inlassablement. Passion raisonneuse et besoin de ramener la vie sociale à des axiomes ordonnateurs., combinaison de la rhétorique discursive et d'un matérialisme empirique, conception d'une justice qui soit d'abord égalitaire., fétichisme du progrès, de la science, de la machine., démystification., ce sont là les composantes d'un climat où le gauchisme et le marxisme s'épanouissent à leur aise, puis se condensent en leurs limites doctrinales. Cette harmonie préétablie n'a rien qui puisse surprendre, et l'on peut l'expliquer de deux façons : ou bien en invoguant par acte de foi le fameux sens de l'histoire et en décrétant que toute l'évolution des sociétés nous conduit nécessairement vers leur stade ultime et parfait, le communisme ; ou bien en rappelant que le marxisme a pris naissance au siècle dernier dans une atmosphère - et plus précisément une philosophie de l'histoire - véhiculant une idéologie dont il s'est nourri tout autant que s'en nourrit encore le gros des parvenus de l'intelligentsia. Cela pourrait d'ailleurs être pour lui cause, non pas de promotion définitive., mais de précarité... Quoi qu'il en soit., rien n'est simple. S'il est vrai que, d'une manière générale.,le credo scolaire ouvre la voie à l'enseignement marxiste et que le fait., pour l'école., d'être devenue un important et influent service public l'invite à se penser elle-même comme un monopole., comme un trust d'Etat dans un régime socialisé, d'autres facteurs jouent en sens inverse. Outre qu'il faut compter., qu'on s'en plaigne ou qu'on s'en loue., avec la persistance ou même le réveil et la remontée des religions et de leurs organes pédagogiques., le succès quantitatif de l'école publique engendre en elle des courants qui en contrarient fortement l'unité. C'est ici que nous entrons dans le paradoxe et que se dessine un cycle où il est licite de voir se refléter l'ironie des choses. Tant que nous vivons dans un régime semilibéral, l'Etat tolérant ou respectant la diversité des initiatives et aussi des traditions, l'école porte en elle toutes les contradictions. En gros., on la peut dire progressiste à tous les sens du mot., y compris celui que les marxistes tiennent en grande estime, mais cela ne l'empêche pas d'être à la fois socialiste, petite-bourgeoise.,anarchiste, nationaliste ; elle prépare et facilite la révolution sans toutefois l'unifier d'avance. L'exemple immédiat Biblioteca Gino Bianco 141 des pays du Moyen-Orient et de ceux de l'Afrique montre comment les étudiants et les élites intellectuelles peuvent à la fois appeler le communisme et faire barrage devant lui au nom de l'islam ou, plus encore., du nationalisme. Mais que vienne à s'établir le régime marxiste ou pseudo-marxiste dont on a imprudemment rêvé, c'est aussitôt la mise au pas de l'école et de l'intelligentsia., la condamnation de tout individualisme, donc une rétrogradation vers le dogmatisme et la scolastique officielle. Heureux les intellectuels qui ne seront pas, comme en Chine, périodiquement astreints à de véritables travaux forcés dans les campagnes, pour s'y confondre avec la masse et se purifier de tout orgueil de classe ou de fonction. La question est alors de savoir si l'école assumera volontiers les servitudes qui lui sont imposées jusqu'en ses manières de penser et de s'exprimer., ou bien si, de par sa propre existence et ses méthodes de recherche, elle ne peut manquer d'assouplir subtilement les mécanismes de la discipline, voire de redevenir un jour le foyer d'une opposition au moins larvée. Ces spirales ne sauraient être dessinées d'avance; pour le moment., et du point de vue qui nous occupe, l'antithèse entre l'Occident et l'Orient correspond à celle qui s'avoue entre une liberté souvent anarchique d'une part, une discipline massive et écrasante de l'autre. En Occident, le danger est celui du désordre dissolvant., du gaspillage et de l'aberration; dans le monde communiste, il est celui de la stérilité intellectuelle et artistique que ne dissimuleront pas longtemps des victoires purement techniques., d'ailleurs gonflées par la propagande et dont on commence à voir la fragilité. Tout compte fait, en ce domaine aussi les vices inhérents à notre civilisation sont moins répugnants, moins funestes, que ceux dont les régimes communistes sont la proie ; mais ce n'est évidemment pas une raison pour que nous prenions notre parti de tout ce qui nous mine et nous désagrège. Nous pouvons nous enorgueillir de créations scolaires très amples, très diverses, qui fort heureusement n'ont pas submergé des institutions privées originales et libres, que ce soit celles des Eglises ou bien les universités américaines, anglaises ou allemandes ; nous alimentons de la sorte une vie intellectuelle certainement variée., brillante et féconde. Prenons garde toutefois que ces richesses ne soient pas trop comparables à celles d'Alexandrie ou de Byzance, qu'elles ne secrètent pas trop de poisons ou de philtres corrupteurs. Développer constamment l'école, l'enrichir, l'outiller, ce n'est rien, ou ce peut être un mal, tant qu'on ne s'interroge pas anxieusement sur ce que doit être la culture d'un peuple libre, sur les hiérarchies qu'elle suppose.,sur ses liaisons indispensables avec la sagesse et même avec la force. Peut-être est-ce de ce problème que dépendet?-tnos chances de surclasser finalement le communisme.

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