Le Contrat Social - anno VII - n. 2 . mar.-apr. 1963

124 mutuellemént à la millième puissance. La pression est presque irrésistible, sinon pour les saints authentiques. Une eau mise en mouvement par un courant violent, impétueux, ne reflète plus les objets, n'a plus une surface horizontale, n'indique plus les densités. Et il importe très peu qu'elle soit mue par un seul courant ou par cinq ou six courants qui se heurtent et font des remous. Elle est également troublée dans les deux cas. Si une seule passion collective saisit tout un pays, le pays entier est unanime dans le crime. Si deux ou quatre ou cinq ou dix passions collectives le partagent, il est divisé en plusieurs bandes de criminels. Les passions divergentes ne se neutralisent pas, comme c'est le cas pour une poussière de passions individuelles fondues dans une masse ; le nombre est bien tro? petit, la force de chacune est bien trop grande, oour qu'il puisse y avoir neutralisation. La lutte les exaspère. Elles se heurtent avec un bruit vraiment infernal, et qui rend impossible d'entendre même une seconde la voix de la justice et de la vérité, toujours presque imperceptible. Quand il y a passion collective dans un pays, il y a probabilité pour que n'importe quelle volonté particulière soit plus proche de la justice et de la raison que la volonté générale, ou plutôt que ce qui en constitue la caricature. La seconde condition est que le oeuole ait à exorimer son vouloir à l'égard des oroblèmes de h vie oublique, et non pas à faire seulement un choix de oersonnes. Encore moins un choix de collectivités irresoonsables. Car la volonté générale est sans aucune relation avec un tel choix. S'il y a eu en 1789 une certaine expression de la volonté générale, bien qu'on eût adopté le système représentatif faute de savoir en imaginer un autre, c'est qu'il y avait eu bien autre chose que des élections. Tout ce qu'il y avait de vivant à travers tout le pays - et le pays débordait alors de vie - avait cherché à exprimer une pensée par l'organe des cahiers de revendications. Les représentants s'étaient en grande partie fait connaître au cours de cette coopération dans la pensée ; ils en gardaient la chaleur ; ils sentaient le pays attentif à leurs paroles, jaloux de surveiller si elles traduisaient exactement ses aspirations. Pendant quelque temps - peu de temps - ils furent vraiment de simples organes d'expression pour la pensée publique. Pareille chose ne se produisit jamais plus. Le seul énoncé de ces deux conditions montre que nous n'avons jamais rien connu qui ressemble même de loin à une démocratie. Dans ce que nous nommons de ce nom, jamais le peuple n'a l'occa,:;ion ni le moven d'exorimer un avis sur aucun oroblème de h vie publique ; et tout ce qui échanoe -:tux intérêts .,~rticuliers est livré aux oassiot1s collectives, lesquelles sont systématiquement, officiellement encouragées. On n'a pas ici la place ni les moyens de passer en revue les opinions qui se sont exprimées sur la volonté générale à l'occasion de l'anniversaire du Contrat, mais nous retiendrons ce qu'en Biblioteca Gino Bian.co DÉBATS BT RBCHBRCHBS écrit M. Marcel Brésard dans Itinéraires (numéro de décembre dernier) en réfutant « Le mythe de la conscience collective », où à propos de Rousseau il abonde dans le sens de M. Pierre Gaxotte. C'est la question brûlante entre toutes, trop délaissée par la plupart des commentateurs, que M. Marcel Brésard expose en ces quelques lignes: On se souvient du célèbre passage où Jean-Jacques Rousseau définit la « volonté générale ». Mais bien peu d'entre nous en ont mesuré toute la virulence, la puissance explosive, réactivée dans un univers perturbé. Eco~tons donc parler Rousseau dans le Contrat social: « La volonté constante de tous les mim,res de l'Etat est la volonté générale : c'est par elle qu'ils sont citoyens et libres. Quand on propose une loi dans l'assemblée du peuple, ce qu'on leur demande, ce n'est pas précisément s'ils approuvent la proposition, mais si elle est conforme à la volonté générale qui est la leur; chacun en donnant son suffrage dit son avis là-dessus et du calcul des voix se tire la déclaration de la volonté générale. Quand donc l'avis contraire au mien l'emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m'étais trompé et que ce que j'estimais être la volonté générale ne l'était pas ... » Il ne s,a~it donc pas pour le citoyen appelé à voter de rechercher « en son âme et conscience » la solution qui lui paraît la meilleure ou le candidat qui a ses préférences : il n'a pas à écouter la voix de sa conscience, il faut même qu'il l'étouffe; son devoir de citoyen est de supputer les chances en présence, de flairer de quel côté souffle le vent, de parier pour le plus fort. Il devra courir au secours de la victoire; ce n'est qu'ainsi qu'il peut s'identifier à la « volonté générale ». En être absent, c'est se renier, s'aliéner, se retrancher de la vérité qui vient d'être proclamée. La volonté générale se trouve ainsi personnifiée, hypostasiée, dotée des prérogatives de la personne -hum1ine: autonomie, conscience, responsabilité, sens moral, capacité de prévision et de réflexion, mieux encore, pérennité, victoire sur la mort. De nos jours, il est plus que légitime, il est nécessaire de s'interroger sur les sources idéologiques µu despotisme cc populaire», d'examiner s~ns orévention les idées reçues au sujet de la dém'lcr~tie oolitique, donc de serrer de près les notions qui ont cours depuis le « siècle des lumières », singulièrement celle de volonté générale léguée par Rousseau dans l'abstrait, transposée en pratique dans des conditions qui en dénaturent complètement le sens. On souhaiterait que, sans rousseaulogie pédante, une mise en ordre intellectuelle soit faite qui confirme ou infirme en toute objectivité le « c'est la faute à Rousseau » de la contre-révolution française et européenne.

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