Le Contrat Social - anno VII - n. 2 . mar.-apr. 1963

A. PATRI théorie révolutionnaire serait ce que les horoscopistes appellent « astrologie mondiale». Mais si « ce qui anive, c'est quelque chose que personne n'a voulu», il est permis de se demander si l'histoire offre un objet théorisable. Nous nous sommes exprimé dubitativement en disant que le tournant imprévu était peut-être imprévisible. Il est temps de lever ce doute : imprévisible, il l'est pour des raisons de nécessité logique et pas seulement à titre de constatation empirique, jusqu'à présent jamais démentie. Supposons, en effet, qu'il en soit autrement, qu'il existe des lois inconnues, mais non inconnaissables, qu'on parvienne à les connaître et même à les appliquer en vue de la prévision. Il faudrait que ces lois et les résultats auxquels elles donnent lieu fussent tenus secrets pour que pût intervenir, après coup, afin d'en établir la validité, la norme scientifique de la vérification. Mais la supposition se détruit elle-même : les lois devraient être publiées pour qu'on pût les confronter avec les résultats dont un huissier mondial aurait conservé l'anticipation dans des enveloppes soigneusement cachetées, et dans une forteresse imprenable, en attendant l'ouverture à la date indiquée : on prendra la Bastille le 14 juillet et le 10 août tombera la monarchie, -les forces productives ayant atteint tel niveau calculable dès le mois de janvier. A la rigueur, on admettra qu'un observateur de Sirius pourrait faire et vérifier de telles prévisions, mais c'est parce qu'il échapperait par hypothèse à l'histoire terrestre : on ne saurait être à la fois dans l'histoire et prévoir l'histoire. Celui qui est « dans le coup» ne peut jamais rien y comprendre. Indiquons quelques applications de la théorie logique selon laquelle le cours de l'histoire n'est pas théorisable. Gustave Belot, penseur bien oublié et que M. Callot aurait dft exhumer, soutenait avec bon sens que si l'on pouvait prévoir les crises économiques, on aurait le· moyen de les éviter, ce qu'on ne manquerait pas de faire. Dès lors, quel serait le moyen de vérifier le bienfondé de la prévision ? Aujourd'hui que le capitalisme paraît aller son train sans crises comparables à celles du passé, puisque les néorévolutionnaires l'accusent plutôt d'être un régime de sous-production, on pose en principe que celui qui commencera la guerre thermonucléaire se détruira lui-même. C'est pourquoi, fort raisonnablement, personne ne veut commencer. Il faudrait un fou : or, si chacun consent à le paraître, personne ne veut l'être. Voilà une bonne petite loi, et qui permet de dormir tranquille. Mais le fou étant mis hors de jeu, comment savoir si la loi est vraie puisque la vérification de la loi est excluepar la loi ? Vienne le fou, nous n'en saurons pas davantage, puisqu'il est hors la loi, comme le soleil noir qui n'apporterait ni confirmation ni démenti aux lois de Kepler. Ceux qui ne seraient pas convaincus par la théorie logique et par les exemples destmés à l'illustrer pourront s'en tenir à l'expérience, voire à leur propre expérience. Etant donné ce Biblioteca Gino Bianco 119 que Daniel Halévy a appelé « accélération de l'histoire », phénomène observable mais qu'il faut se garder de théoriser puisque demain un ralentissement pourrait lui succéder, il est possible, dans le laps d'une vie humaine, de vivre plusieurs tournants. Soit un de nos contemporains faisant métier de penser dans le « sens de l'histoire » : en 1936, il était électeur du Front populaire ; en 1940, des scrupules théoriques l'inclinaient à se montrer compréhensif pour les raisons de l'hitlérisme ; ·en 1944, il était franchement stalinien, mais en 1956 les circonstances le réduisaient au nassérisme et, plus tard, au castrisme. Voilà le parfait modèle d'un penseur « engagé » : il n'a jamais été dégagé que par la force des choses, et pour aussitôt se réengager. Dans la mesure où sa déesse chérie, !'Histoire, consentira à tracer sa biographie pour l'édification des générations futures, elle dira ce qu'il est devenu à partir de 1962. Cet esprit temporel, ou moderniste, n'était sans doute, selon le mot de Leibniz pour désigner la matière brute, que mensmomentaneaseu carens recordatione. Prononçant son oraison funèbre, l'histoire montrera que ce juste, qu'il ne faut pas confondre avec une girouette, est monté chaque fois, de son plein gré et après un examen attentif de la tendance, dans le train qu'il croyait engagé dans la bonne direction, si bien qu'il n'a jamais changé. Mais le mécanicien ne savait pas, ou ne voulait pas savoir, que le convoi n'était pas placé sur des rails rectilignes. A chaque tournant, il a versé dans la nature sa cargaison d'hommes et de chevaux qui, bravement, ne s'est jamais découragée et, pour peu que l'histoire lui prêtât vie, a guetté la prochaine locomotive. Le mécanicien était-il fou ? Pas le moins du monde, mais, comme les hommes et les chevaux, il portait des œillères. L'ignorance de l'avenir est sans doute le principal facteur historique, car, si elle était vaincue, tous les trains s'arrêteraient. Ainsi l'empirie rejoint la théorie : toute l'histoire est l'histoire des apprentis sorciers, et ne peut être autre chose; l'utopie, qui s'est glissée dans ce qui s'est appelé cc socialismescientifique », a consisté à supposer que les temps étaient accomplis pour la venue du maître sorcier qui allait consciemment faire tout ce que ses devanciers avaient fait sans savoir ce qu'ils faisaient. Le matérialisme historique, considéré en tant que système des lois de l'histoire, ne pourrait se vérifier qu'à condition de s'infirmer: au nom de ces lois, en effet, il mettrait fin à leur règne en nous autorisant vraiment à marcher sur la tête. Ce qui manque à ces messieurs qui vivent dans l'absurdité logique n'est pas, comme le croyait Engels, la dialectique : ils en ont trop. * '1- '1SI L'HISTOIRE est chargée d'ambiguïtés, lesquelles recèlent des antinomies, à plus forte raison la philosophie de l'histoire qui les suppose, en ajoutant le poids qui lui est propre. On entend par là tantôt la réflexionphilo-

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