118 rien, en tant que tel, a trop à faire en vue de l'établissement des faits pour se mêler par surcroît du travail de ses collègues et voisins, ambitieux de formuler les lois de la conduite humaine. Il est logé beaucoup moins confortablement que ceux-ci, qui vivent dans une bienheureuse ignorance des difficultés suscitées par l'histoire originale et qui peuvent se contenter d'observer une réalité contemporaine en échantillonnant, voire en expérimentant : pour le psychologue et le sociologue scientifiques, l'incertitude ne se rencontre qu'au niveau des lois, tandis que pour l'historien elle se situe déjà au niveau des faits. Il ne s'agit pas seulement d'une complication supplémentaire : celui dont le métier est de dater et de localiser n'a rien à voir dans le travail qui consiste à dégager certaines relations indépendantes des temps et des lieux (la réciproque n'est pas vraie). Naturellement, il ne faut pas trop durcir cette opposition: d'aucuns, plus historiens que sociologues, ou plus sociologues qu'historiens, se laisseraient malaisément ranger dans une catégorie plutôt que dans l'autre. Marc Bloch n'était pas moins sociologue qu'historien, bien qu'il ait revendiqué le titre le plus modeste dans ses célèbres réflexions sur son métier. Un phénomène parallèle s'observe rétrospectivement dans les sciences de la nature : l'astronomie ne s'est dégagée que lentement de la cosmographie, la biologie de la zoologie et de la botanique, et surtout à la faveur de techniques qui, d'empiriques, aspiraient à devenir scientifiques. Ne parle-t-on pas, aujourd'hui encore, d' « histoire naturelle » ? Il est permis de penser que l'histoire, au sens large, ne cessera jamais de rendre des services aussi bien aux sciences de la nature qu'aux sciences humaines: pour appliquer une loi en vue de la prévision, il faut une donnée de fait qui ne peut être dérivée de la loi elle-même. Mais l'historiographie humaine peut-elle s'élever par ses propres moyens au-dessus de ce que Hegel appelait dédaigneusement l' « empirie » ? Si elle le souhaite, c'est sans doute, comme sa devancière «naturelle », en raison d'aspirations que le philosophe allemand qualifie encore de « pragmatiques», et parce qu'elle veut obscurément guider la politique grâce aux «leçons de l'histoire». De ces leçons, cependant, tout ce que l'on sait jusqu'ici, c'est que personne ne les a suivies. POLÉMIQUANT contre la pseudosophie de J.-P. Sartre, Claude Lévi-Strauss, dans le dernier chapitre de La Pensée sauvage 4, réduit l'historiographie à un système de repérage par dates. Il soulève ainsi l'antinomie de l'ensemble et du détail à laquelle M. Callot, de son côté, s'est montré attentif: le réseau des dates peut avoir des mailles plus ou moins serrées, mais 4. Paria, Pion, 1962. Biblioteca Gino Bianco DÉBATS ET RECHERCHES on ne peut pas en même temps regarder par le gros et le petit bout de la lorgnette, élaborer à la fois la grande et la petite histoire. Ce que l'on gagne en pouvoir apparent d'explication en faisant ressortir les grandes lignes, on le perd en richesse et en précision de détail. Il y a là une «complémentarité » qui eftt réjoui le regretté Niels Bohr admettant, on le sait, que la notion qu'il avait dégagée à propos de la physique pouvait être portée au-delà des frontières de cette science. Peut-être même est-ce la source du fameux problème du « rôle des individus dans l'histoire », lequel pourrait n'être engendré que par un changement d'optique. M. Callot conseille de se résigner à ne faire ni de la trop grande ni de la trop petite histoire, en admettant comme unité intelligible à l'usage de l'historien qui ne se contente pas d'enfiler des faits comme des perles, ce qu'il appelle la <<période». Comme la tragédie, cette période aurait une certaine unité de temps, de lieu et d'action. Rétrospectivement, il ne paraît pas douteux qu'on en découvre de telles. Nous pourriQns être là au cœur du problème. Le plus simple collectionneur l'admet et nous ne voudrions pas contester qu'on lui donne un bon conseil, d'autant que l'historien, se faisant écrivain, doit savoir composer. Mais cette unité de la période est-elle de caractère esthétique ou scientifique ? Nous nions résolument que sa structure ait quoi que ce soit de commun avec celle d'une «loi», au sens des disciplines du P.C.B. En effet., elle ne fonde aucune prévision et n'autorise aucune application de caractère pragmatique. Le cours de l'histoire, tel qu'on peut l'observer, ressemble plutôt à un drame romantique indéfini qu'à une suite de tragédies classiques, chacune prenant sagement la suite de l'autre pour respecter le programme : une péripétie imprévue, peutêtre imprévisible, clôt brusquement la période, et c'est au grand Will plutôt qu'à Racine que l'on se référerait pour constater que cela prend l'allure de « ••• a tale told by an idiot ••• ». La période doit toujours avoir pour complément le « tournant », notion que les bolchéviks, se fiant à leur expérience, ont mise en circulation, mais dont ils ont curieusement négligé de faire la théorie. Avant eux, Engels, pourtant crédule en la découverte des « lois de l'histoire » de conserve avec son ami, avait dit un jour en manière de boutade, ou bien d'aveu: « Ce qui arrive, c'est quelque chose que personne n'a voulu 5 • » Si l'on pouvait faire la théorie des périodes et des tournants, ce serait dans le style de l'astronomie d'où ces notions sont dérivées, comme celle de « révolution » qui correspond sans doute à la synthèse des deux premières. Dès lors, la 5. Lettre du 21-9-1890 in Der Sozialisti"che Akademiker du 1-10-95. Le contexte montre qu,Engels pensait à un effet statistique analogue à ceux qu,on observe dans la théorie cinétique des gaz plutôt qu,à une particularité remarquable ressortissant aux sciences humaines et faisant intervenir la conscience.
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