Le Contrat Social - anno VII - n. 2 . mar.-apr. 1963

100 cation du matériel que Dostoïevski avait déjà refusée et contre laquelle il repartait en guerre ·avec ardeur. Dans !'Utopie de Tchernychevski, tout besoin matériel a disparu et, puisque toutes les passions sont considérées comme également légitimes, l'homme peut satisfaire toute envie sans obstacle ni conflit intérieur. Pour Tchernychevski, cela voulait dire que chaque homme était entièrement libre de faire ce qu'il voulait. Pour Dostoïevski, cela signifiait que l'homme était devenu le jouet de ses désirs et impulsions : il n'aurait plus à choisir entre le bien et le mal, renonçant ainsi à l'autonomie morale de la personnalité qui implique précisément la nécessité de ce choix et la possibilité de le faire. * )f )f LE ROMAN de Tchernychevski est donc un curieux pêle-mêle d'éléments fort divers, par moments irritant de naïveté et de suffisance, à d'autres moments touchant par sa ferveur candide et sa foi chaleureuse. Rien ne révèle mieux les racines profondes de l'esprit d'idéalisme romanesque et sentimental qui continuait d'inspirer ces « réalistes » et « égoïstes » russes des années 60. Et l'immense succès de ce roman absurde s'explique indiscutablement par le fait que Tchernychevski sut trouver un exutoire à ces désirs latents sous couleur de « science » et d' « esprit pratique». Tous les témoignages prouvent que Pères et Enfants était battu à plate couture et que cen'est pas Bazarov, mais Véra Pavlovna, ses deux maris et Rakhmétovqui devinrent l'idéal de la jeunesse extrémiste. La jeune génération - selon un de ses représentants les plus doués, Pierre A. Kropotkine - trouvait Bazarov « trop rude, principalement dans ses relations avec ses vieux parents, et nous lui reprochions surtout de paraître négliger ses devoirs de citoyen.La jeunesserussene pouvait secontenter de l'attitude purement négative du héros de Tourguéniev. Le nihilisme,en affirmantles droits de l'individu et en condamnant toute hypocrisie, n'était qu'un premier pas vers un type plus élevé. Les nihilistes se reconnaissaient bien mieux dans les hommes et les femmes que Tchernychevski a mis en scène dans son roman Que faire?, inférieur sans doute au point de vue artistique mais qui, par ses idées, exerça une influence sur la jeunesse russe. » En conséquence, jusqu'à la fin du x1xe siècle, les Russes éclairés s'efforcèrent, avec plus ou moins de succès, d'organiser leur vie affective sur le modèle proposé par Tchernychevski. D'innombrables coopératives furent montées, à l'instar de la maison de couture de Véra Pavlovna, parmi les étudiants des universités et les colonies d'exilés, malheureusement pas toujours avec le même succès. Cependant l'inspiration la plus importante fut apportée à l'effervescence· révolutionnaire par Rakhmétov. Biblioteca Gino Bianco ANNIVERSAIRE L'idéal du révolutionnaire discipliné, dévoué à la cause, froidement utilitaire et même cruel envers .lui-même et autrui, mais brûlant d'un amour de l'humanité qu'il réprime sévèrement de peur d'affaiblir sa résolution; le chef à la volonté de fer qui sacrifie sa vie personnelle à la révolution et qui, puisqu'il se considère comme un simple instrument, se sent libre d'utiliser les autres de la même manière ; bref, la mentalité bolchévique, dont on ne peut trouver aucune source dans le socialisme européen, descend tout droit de Que faire? C'est Tchernychevski, fils d'un pope, diplômé d'un séminaire russe, qui le premier réalisa la fusion fatale du modèle hagiographique fourni par la philosophie de l'humiliation propre à la religion russe et des froids calculs de l'utilitarisme anglais - synthèse qui constitue l'essence du caractère bolchévique. L'admiration que le roman de Tchernychevski inspirait à Plékhanov, Lénine la partageait entièrement. N. Valentinov, qui fréquenta de près Lénine au début du siècle, rapporte que ce dernier avouait s'être mis à lire pour de bon Que faire? après l'exécution de son frère Alexandre, en 1887, sachant que le roman avait été l'un des livres préférés de celui-ci : « J'y ai passé non des jours, mais des semaines. C'est alors seulement que j'en ai compris la profondeur. C'est une œuvre qui vous charge pour la vie entière*.» Kroupskaïa, la femme de Lénine, affirme de son côté dans ses mémoires : « J'étais étonnée de voir avec quelle attention il lisait ce roman et comme il en remarquait les traits les plus subtils. » Ce n'est donc pas par hasard que Unine emprunta à Tchernychevski le titre d'une de ses brochures les plus fameuses. Sans doute Lénine adopta-t-il le titre Que faire? en partie pour les associations d'idées exaltantes qu'il devait évoquer dans l'esprit de tous ses lecteurs. Mais le titre recèle également une signification qu'un homme aussi astucieux que lui ne pouvait utiliser qu'à dessein. Car, dans cette brochure, il rompit avec l'idée occidentale qu'un parti démocratique des travailleurs pouvait atteindre les objectifs de la révolution ; il affirma au contraire qu'il fallait le remplacer par un groupe de révolutionnaires professionnels .qui disposerait d'un empire absolu sur la lutte révolutionnaire et la dirigerait. Rakhmétov l'emporte ainsi sur Karl Marx, et l'on discerne là une ligne de parenté historique entre le roman de Tchernychevski et l'idéal léninien du bolchévik. · On peut se demander si Rakhmétov exerce toujours, dans la Russie d'aujourd'hui, la fascination qu'il exerçait il y a un siècle. Mais il ne .serait guère étonnant qu'il fasse en Chine, en ce moment, l'objet d'un véritable culte. , JOSEPH FRANK. (Traduit de l'anglais) * Cf. l'étude de N .. Valentinov : « Tchernychevski et Lénine», in Contrat social, mai et juillet 1957.

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