Le Contrat Social - anno VII - n. 2 . mar.-apr. 1963

... J. FRANK de la femme et la « jouissance totale de la vie», ils ne le font pas « pour satisfaire nos passions personnelles, non pas pour nous personnellement, mais pour l'humanité en général ». Chez Rakhmétov, on retrouve le côté rébarbatif, l'impolitesse, la grossièreté de Bazarov; mais personne ne lui fait grief de son manque de savoir-vivre, car il n'y a rien là qui lui soit personnel. De toute évidence, Rakhmétov est plongé dans le travail révolutionnaire clandestin (qu'on désigne far euphémisme comme << les affairesde quelqu un d'autre » ou « des questions qui ne le concernent pas particulièrement») et n'a pas de temps à perdre en civilités banales. Il organise sa journée avec une précision et une exactitude mathématiques, se sent parfaitement libre d'intervenir dans la vie d'autrui et de l'organiser à sa manière ; c'est un monstre achevé de suffisance. Autrement dit, Rakhmétov est un Bazarov dévoué corps et âme à la révolution, inébranlable et invincible, débarrassé des derniers vestiges de doute intérieur et de conscience des limites de l'homme qui arrivent malgré tout à rendre Bazarov sympathique. Or, Tchernychevski se contient à peine dans l'éloge de ce Rakhmétov, supérieur à Véra et à ses admirateurs autant que ceux-ci dépassent le citoyen moyen. Des gens comme Rakhmétov, affirme-t-il, sont « peu nombreux, mais c'est par eux ~ue la vie de tous s'épanouit: sans eux elle s étiolerait, tournerait à l'aigre ». * 'f- 'fTCHERNYCHEVSKI fait non seulement un portrait de son idéal humain dans le présent, mais il permet au lecteur de s'envoler par l'imagination vers l'avenir et de se délecter aux joies de l'Age d'or socialiste. Cette utopie est décrite dans le fameux quatrième rêve de Véra Pavlovna. Tchernychevski y brosse un panorama de l'évolution de l'humanité dans le style pseudo-apocalyptique de Lamennais, de Ballanche et des romantiques sociaux français des années 30. Ni la sensualité d'une Astarté, ni la captivante beauté d'une Aphrodite, ni l'image de la chasteté adorée par le chevalier médiéval ne peuvent se comparer à la beauté de la déesse moderne de l'amour incarnée par Véra Pavlovna. « Si on veut exprimer d'un mot ce que je suis », déclare cette déesse moderne, « ce mot est " égalité des droits ". Sans cette égalité, le plaisir du corps, la joie de la beauté, sont fastidieux, lugubres, misérables ; sans elle il n'y a point de pureté du cœur ; il y a une pureté trompeuse du corps. » Pourtant, la venue de cette déesse nouvelle, dont le règne avait d'abord été annoncé dans La Nouvelle Héloise, n'est qu'un prélude au monde de l'avenir, où la vertu aura créé le paradis terrestre. Tchernychevski décrit longuement et avec amour ce paradis fouriériste. Sans entrer dans les détails, qu'il suffise de dire que la terre est devenue un riant jardin; que la vie de l'ouvrier Biblioteca Gino Bianco 99 le plus humble égale par l'opulence et le plaisir celle des rois de l'Antiquité ; que nulle passion n'est foulée aux pieds; que l'homme s'est transformé, moralement et physiquement, en un être dont la beauté, la vertu et la sagesse laissent loin derrière elles les plus grands âges de la civilisation. Un détail de cette évocation mérite d'~tre approfondi, car il est devenu, par le truchement de Dostoïevski, un symbole familier. C'est la description par Tchernychevski d'une merveilleuse demeure de fer et de verre, baignant dans une lumière électrique tamisée, rutilant d'un mobilier en aluminium, séjour des heureux citoyens de !'Utopie : Un édifice, un immense édifice., comme on n'en voit que dans les plus grandes capitales - ou plutôt non, pour le moment il n'en existe aucun sur terre. Il se dresse parmi les champs de blé, les prairies, les jardins, les bocages. (...) Qu'est-ce que c'est ? Quel style d'architecture ? Il n'y a rien de tel actuellement; non, mais il y a quelque chose qui s'en approche - le palais de Sydenham Hill, construit en fer et en verre, fer et verre, et c'est tout. (...) Cette enveloppe de fer et de verre ne fait que les couvrir comme une gaine ; elle enroule tout autour de larges galeries à tous les étages. (...) Mais comme tout est riche! De l'aluminium, de l'aluminium partout et tous les panneaux entre les fenêtres s'ornent de grandes glaces. Et que de tapis par terre ! (...) Et, partout, des arbres et des fleurs des tropiques ; la maison entière est un grand palais d'hiver. L'allusion de Tchernychevski au « palais » de Sydenham Hill rattache cet édifice au célèbre Crystal Palace de !'Exposition universelle de Londres en 1851; c'est, de toute évidence, le « Palais de cristal » que Dostoïevski prend à partie dans les Mémoires écrits dans un souterrain. Il se trouve que Dostoïevski avait utilisé le Palais de cristal comme symbole, avant même que ne paraisse le roman de Tchernychevski. Au cours de son voyage en Occident, pendant l'été de 1862, il avait été saisi d'horreur devant le Crystal Palace, qui devint pour lui l'image triomphante du matérialisme sans âme qui rongeait la vie de l'Europe. Dans ses Remarques d'hiver sur des impressions d'été, écrites durant l'hiver de 62-63, il avait dépeint l'énorme afflux de visiteurs venant de tous les coins du monde pour admirer le Crystal Palace, symbole de l'homme moderne qui s abandonne au pouvoir sensuel et matériel de Baal. Il est difficile de savoir si Tchernychevski a lu ces Remarques d'hiver pendant qu'il rédigeait son roman ; mais on peut comP,rendre que Dostoïevski ait pu ressentir la glorification du Crystal Palace dans Que faire? comme un défi à son propre point de vue. Ce n'est qu'en saisissant le sens exact de l'utopie de Tchernychevski qu'on peut apprécier l'attitude de Dostoïevski à sa juste valeur. Cette utopie, il ne faut pas l'oublier, n'était pas uniquement une application de la « raison » à la solution des problèmes sociaux ; elle entraînait cette déifi-

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