98 Lopoukhov ne trouve rien de mieux que d'offrir Véra « sur un plateau d'argent»; le seul égoïsme dicte cette manière d'être, car Lopoukhov n'ignore pas qu'il est impossible de lutter contre la nature. De son côté, Kirsanov, qui agit avec la délicatesse scrupuleuse d'une héroïne de Henry James, part, lui aussi, de calculs on ne peut plus « matériels » : avoir Véra sur le dos lui prendrait trop de temps. Rien de plus involontairement comique que la gravité avec laquelle ces virtuoses de la vertu se persuadent que l' «égoïsme» seul détermine leur comportement. En fin de compte, Lopoukhov met en scène un faux suicide qui permettra à Véra de convoler · avec Kirsanov (le mariage étant une concession regrettable mais indispensable à l'obscurantisme en vigueur). A la fin du livre, Lopoukhov reparaît en citoyen des Etats-Unis partisan fanatique de l'abolition de l'esclavage. Il se fiance avec une amie de son ex-épouse ; et les deux ménages s'installent côte à côte et vivent en parfaite har-. monie en attendant la venue imminente du meilleur des mondes. Le dénouement serein de cette intrigue amoureuse complexe est bien sûr destiné à faire nettement contraste avec celui imaginé par Tourguéniev pour un sujet analogue. Avec un sens artistique infaillible, Tourguéniev avait révélé les limites humaines de l'idéologie de Bazarov en le faisant tomber amoureux. Il n'y a pas place dans le matérialisme de Bazarov pour les tourments compliqués, confusion, rage et impuissance intérieure que sa passion lui fait ressentir pour la première fois. Seule sa défaite devant Mme Odintsova peut saper sa gigantesque vanité. Tchernychevski, quant à lui, accepte hardiment le défi que l'amour lance à son héros et il montre comment un « égoïsme raisonnable » peut, au prix de quelques contradictions passagères, triompher des troubles mesquins d'une passion romanesque vieux jeu. Pareilles vétilles ne posent plus aucun problème aux «hommes nouveaux » qui, médecins d'origine populaire, correspondent parfaitement à l'image extérieure de Bazarov. Les efforts de Tourguéniev pour prouver le contraire ne font que témoigner de sa mauvaise foi et de l'incompréhension typique des romantiques séniles des années 40 à l'égard du caractère des «hommes nouveaux ». * )f )f OUTRE cette peinture des sommets moraux que l' « égoïsme raisonnable » permet d'atteindre, des dé1ices et du caractère pratique de la coopération socialiste, il y a deux autres éléments de portée historique dans le livre de Tchernychevski. L'un est le personnage de Rakhmétov, le révolutionnaire professionnel. Rakhmétov ne joue pas de rôle important dans la trame principale de l'action romanesque, mais Tchernychevski ne peut s'empêcher de s'étendre sur ce surhomme révolutionnaire, exemple suprême de l'idéal humain .dans l'organisation Biblioteca Gino Bianco ANNIVERSAIRE • · « irrationnelle » de la société actuelle. Or il est plaisant de voir que, malgré ses charges incessantes contre les conventions littéraires romantiques, Tchernychevski fait lui-même appel à toutes les ficelles du métier pour combler Rakhmétov des attraits d'un Robin des Bois ou d'un Childe Harold. D'abord, Rakhmétov n'est pas un vil roturier, il s'en faut ... Il descend d'une des familles les plus anciennes de la noblesse russe et, qui plus est, il est immensément riche. Tchernychevski s'était jusque-là donné très peu de mal pour accorder sa nction à son déterminisme. Véra Pavlovna, par exemple, ne peut qu'être étonnée devant le «miracle » de sa propre pureté morale dans le milieu corrompu de sa jeunesse. Mais pour Rakhmétov, de manière fort peu scientifique, Tchernychevski fait une exception consciente aux lois de la nature. « Aussi mauvais que soit le sol », écrit-il en pensant aux ancêtres aristocratiques de Rakhmétov, « il peut contenir quelques parcelles qui porteront une récolte saine.» En effet, plus il s'attarde au personnage majestueux de Rakhmétov, et plus les principes de la philosqphie de Tchernychevski sont réduits en poussière, sans exception. Car Rakhmétov n'est rien de moins qu'un prodige d'auto-discipline, dont la « force de volonté » est une réfutation vivante de la théorie de Tchernychevski qui nie l'existence de la «volonté» dans la nature humaine. Rakhmétov est venu faire ses études à Pétersbourg à l'âge de seize ans; ce n'était alors qu'un de ces garçons de la campagne naïfs et au cœur bon ; là commence son effroyable évolution. Lorsqu'il fait la connaissance de Kirsanov, les idées socialistes de celui-ci le frappent comme la foudre : «Il pleurait, il lui coupait la parole par des malédictions contre tout ·ce qui devait disparaître et des bénédictions pour tout ce qui devait vivre. » Dans le roman russe, les personnages de Dostoïevski ne sont pas les seuls capables de se laisser obséder par des idées. Car, à la suite de cette rencontre, Rakhmétov lit pendant quatre-vingt-deux heures d'affilée (Tchernychevski est très précis sur· les chiffres) et n'y renonce qu'au moment où, épuisé, il s'effondre par terr~. C'est l'instant de sa conversion, et bientôt il dépassera ses maîtres. Il quitte l'université et, utilisant secrètement sa fortune pour fournir des subsides aux étudiants pauvres, il parcourt la Russie de long en large · en faisant tous les métiers. Batelier sur la Volga, ses prouesses physiques lui valent une renommée qui s'étend à tout le cours du fleuve. De retour à Pétersbourg, il devient un ascète de la révolution : il renonce au vin, aux femmes, au bonheur personnel, se refuse à manger rien qui ne soit disponible dans les plus humbles familles paysannes et finit par mettre son endurance à l'épreuve en couchant sur une planche à clous. . Tout cela pour prouver que si les extrémistes réclament l'émancipation politique et sexuelle I
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