Le Contrat Social - anno VII - n. 2 . mar.-apr. 1963

J. FRANK à merveille résoudre les problèmes essentiels de la société et de la vie. Que faire? est au premier chef l'histoire de l'héroïne Véra Pavlovna Rosalski et de ses complications sentimentales avec les étudiants en médecine Lopoukhov et Kirsanov. La première partie du roman est consacrée à l'affranchissement de Véra de la tyrannie étouffante d'une famille russe. Véra est poussée par une mère rapace, contre sa propre volonté, vers une union qui lui déplaît ; l'intervention de Lopoukhov la sauve de la mort vivante qu'est l'esclavage marital. Lopoukhov, qui gagne quelques roubles en donnant des leçons particulières au frère cadet de Véra, tombe amoureux d'elle, et les meilleures pages du livre décrivent le processus par lequel Lopoukhov s'insinue dans les bonnes grâces de la mère, femme tenace, d'assez mauvaise réputation et des plus méfiante. Tchernychevski joue là à merveille sur les affinités entre le nouvel « égoïsme raisonnable » de Lopoukhov et le style vieux jeu, beaucoup plus répandu, de la mère qui s'efforce de manigancer un beau mariage pour Véra. Lopoukhov, pense la mère, parle son langage à elle, un langage terre à terre, voué à l'intérêt matériel. Il approuve en effet chaleureusement tout ce qu'elle dit dans ce sens, au lieu de s'indigner au nom d'un « idéal » grotesque et impraticable. Mais la pauvre femme n'a malheureusement pas lu Tchernychevski et ne se rend pas compte que, si les « hommes nouveaux » parlent parfois le langage de l'intérêt égoïste, leur comportement se traduit toujours par le contraire des propos qu'ils tiennent. Mais elle perd ses illusions lorsque Lopoukhov intervient afin d'affranchir Véra de la tutelle ·légale de ses parents. Il n'avait tout d'abord songé qu'à l'aider à obtenir un poste de gouvernante pour l'épouser dès l'obtention de son diplôme. Mais, voyant que cela impose à Véra de trop grands efforts, Lopoukhov renonce à une carrière brillante de savant et de médecin pour l'épouser sur-le-champ. Car, en « égoïste raisonnable», Lopoukhov « a décidé, consciencieusement et résolument, de renoncer à tout avantage matériel et à tout honneur afin d'œuvrer pour le bien d'autrui, trouvant au plaisir pris à un tel travail le maximum d'utilité pour lui-même ». En conséquence, Lopoukhov n'éprouve aucun conflit intérieur pour avoir renoncé à tout ce vers quoi il avait tendu sa vie durant. Son seul souci est de savoir s'il est absolument fidèle aux règles de l' « égoïsme raisonnable ». N'est-il pas en train, par son « sacrifice », de céder à l'ennemi ? Lopoukhov se rassure, au moment même où il prend sa décision, à l'idée que « la notion de sacrifice est un terme faux ; un sacrifice équivaut à des absurdités telles que "des bottes à revers accompagnées d'œu.fs à la coque" 1 ». L'homme agit de la manière qui lui Biblioteca Gino Bianco 97 est la plus agréable. Que son geste puisse avoir l'air d'un « sacrifice» n'est qu'une preuve supplémentaire de l'omniprésence de l'égoïsme. « Quel hypocrite! », dit-il de lui-même. « A quoi bon le diplôme ? Ne puis-je pas vivre sans parchemin ? Peut-être, avec des leçons et des traductions, gagnerai-je plus qu'un médecin. » Par de telles réflexions, le Lopoukhov inquiet se persuade qu'il ne transgresse pas les merveilleux préceptes de l' « égoïsme raisonnable ». Après leur mariage, Véra et Lopoukhov accordent leur vie aux théories modernes de l'émancipation de la femme. Chacun s'interdit de pénétrer dans la chambre de l'autre ; aucun ne se montrera devant l'autre en négligé. Effaré, leur premier logeur, un commerçant, en conclut qu'ils appartiennent à une nouvelle secte religieuse. Alors que Tchernychevski veut, de toute évidence, fustiger la bêtise de la société russe, le boutiquier, lui, touche beaucoup plus juste que ne le pense Tchernychevski. En fait, Véra et Lopoukhov ne passent guère de temps à jouir des délices d'une cohabitation « raisonnable ». Car Véra, qui entre-temps a reçu une solide éducation socialiste, décide de monter une coopérative de couture. Ce qui, bien entendu, est d'une simplicité idyllique. Il suffit de trouver des filles de « bonne réputation » capables de comprendre, après un court endoctrinement de la part de Véra, qu'il est dans l'intérêt de tous de partager équitablement les bénéfices, quels que soient le talent et le degré de responsabilité. Avec le concours de la maîtresse française d'un haut fonctionnaire russe, laquelle symbolise, jusque dans sa condition avilie, toutes les vertus révolutionnaires des travailleurs français, le magasin réussit à attirer une clientèle élégante. Petit à petit, en vertu de la logique économique socialiste, les jeunes filles se rendent toutes compte qu'il est plus avantageux de travailler en commun ; l'atelier devient un véritable phalanstère fouriériste pour les filles et leur famille. Tout marche comme sur des roulettes, l'atelier se transforme en une université, même pendant les heures de travail; l'éducation, le raffinement et la culture de ces ouvrières ne cessent d'étonner les clientes. Un seul nuage vient obscurcir ce triomphe de la raison et du bon sens sur le préjugé désuet. Véra se rend compte qu'elle n'aime plus Lopoukhov, malgré la parfaite sérénité de leurs rapports. Sa propre évolution a fait apparaître de nouveaux aspects de sa nature, que Lopoukhov n'est plus en mesure de satisfaire. Le pauvre homme préfère l'intimité et la solitude à l'issue d'une journée de travail, alors que la pétulante Véra aime l'opéra et le tourbillon de la société ; contre ce funeste récif leur union fait naufrage. C'est le meilleur ami de Lopoukhov, Kirsanov, devenu une lumière de la médecine internationale, qui peut le mieux satisfaire aux exigences de Véra ; et le résultat, comme on pouvait s'y attendre de la part de deux « égoïstes », est un étrange duel de renoncement.

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