Le Contrat Social - anno VII - n. 2 . mar.-apr. 1963

96 Son véritable talent s'exerçait sur la politique du moment, l'histoire et l'économie; il s'était certes beaucoup adonné à la critique littéraire au cours de ses premières années à la revue avancée le Sovremiennik (« le Contemporain»), mais à la première occasion il passa le flambeau à son cadet, N. A. Dobrolioubov, afin de pouvoir se ~onsacrer entièrement à des sujets qui lui tenaient plus à cœur. S'il n'avait pas été arrêté po_ur m~nées_subversives en juillet 1862, Que. faire? n aurait probablement pas été écrit. _ Ne pouvant continuer sa propagande dans des articles cc ésopiques » qui, en surface, traitaient des événements de l'étranger, mais cherchaient en réalité à faire part au lecteur de son opinio~ sur. la, s~t~ation _en Russie, Tchernychevski avait dec1de, à l'instar des Encyclopédistes, d'avoir recours au roman pour propager ses idées. Que faire? n'est pas, comme l'affirme à tort M. E. H. Carr dans sa préface à une récente édition américaine (1961), le seul roman de Tchernychevski. Au cours de ses longues années d'exil, il en écrivit plusieurs autres, la plupart inachevés; l'un d'eux, intitulé Prologue, peinture du Pétersbourg intellectuel à la veille de l'affranchissement des serfs en 1861, est généralement considéré comme sa meilleure œuvre romanesque. Mais aucun écrit de Tchernychevski n'a jamais atteint la notoriété et la popularité de Que faire? Au .m~I?ent. de _l'arrestat~o~ de Tchernychevski, 1 intelligentsia russe eta1t plongée dans l'âpre controverse concernant Pères et En/ ants de Tourguéniev, et le roman de Tchernychevski p~ocède, de toute évidence, des questions soulevees par cette querelle. Le roman de Tourguéniev a été ia plupart du temps mal interprété en Occident : on y a vu une tentative de porter aux nues le nouvel extrémiste russe des années 60, l'homme fort, sûr de lui, arrogant dans sa certitude que la science et le matérialisme triompheraient de tous les obstacles placés sur la voie du progrès. Or la nouvelle génération était loin d'être unanime sur la façon dont Tourguéniev avait dépeint les vues de cette génération et les qualités humaines qu'elles engendraient. Il en résulta une scission de l'intelligentsia extrémiste, qui devait avoir plus tard des conséquences importantes sur la li~~r~ture et. la vie. ~usses. L'un des groupes, dirige par un Jeunecritique d'avenir, D. I. Pissarev, prit le Bazarov de Tourguéniev pour idéal, malgré ses défauts, et prôna un cc nihilisme » qui tendait ~angereusement à justifier la négation et la destruction pour elles-mêmes. L'autre groupe, les disciples de Tchernychevski, rassemblés autour du Sovremiennik, virent dans Pères et En/ants une tentative malveillante pour dénigrer la nouvelle génération aux yeux de la société russe. Tourguéniev lui-même avait la fâcheuse habitude de faire des déclarations contradictoires à propos de son~ouvrage: cela dépendait de son état d'âme, du caractère de son interlocuteur ou Biblioteca Gino Bianco ANNIVERSAIRE de son public. Il est donc difficile d'arrêter avec certitude les intentions réelles de son roman. L'hypothèse la plus vraisemblable, comme le soupçonnait le groupe du Sovremiennik, c'est qu'à l'origine il s'était proposé de tirer vengeance de la campagne implacable menée par cette revue contre la génération des années 40, campagne qui visait aussi ses propres œuvres. Cependant, à mesure que son livre prenait corps, il se laissait entraîner par une sympathie à l'égard de sa propre création, pour finir par faire de Bazarov un personnage beaucoup plus frappant qu'aucun de ses rivaux idéologiques. . Quoi qu'il en soit, c'est un fait que la majorité des lecteurs russes (y compris Dostoïevski) prirent le roman pour une attaque contre la jeunesse extrémiste; d'une part, comme le Sovremiennik, pour désapprouver cette attaque, d'autre part, comme la société conservatrice, pour applaudir chaleureusement une réplique bien méritée aux extravagances révolutionnaires. La police secrète, qui suivait de très près les activités littéraires, écrivait dans un rapport que Pères et Enfants cc avait exercé un effet bénéfique sur l'opinion », Tourguéniev ayant cc marqué nos révolutionnaires en herbe du nom mordant de " nihilistes " et ébranlé les doctrines matérialistes et leurs adeptes». Dès avant la parution de Pères et Enfants, le bruit courut dans les milieux littéraires que Tourguéniev avait bâti son roman sur une caricature malicieuse de Dobrolioubov (lequel mourut de la tuberculose en novembre 1861); Tchernychevski n'en démordra jamais, malgré les démentis réitérés de Tourguéniev. Selon un témoin digne de foi, Tchernychevski aurait déclaré des années plus tard, en Sibérie: « Le roman Père et Enfants est, comme chacun sait, une franche manifesta- ~on de la ~aine. de_Tourguéniev pour Dobrolioubov. » C est ams1 que Tchernychevski entreprit, dans Que faire?, de présenter une image plus authentique de ce qui, depuis le roman de Tourguéniev, avait pris le nom de nihilisme russe. Là encore, nous devons nous inscrire en faux contre M. E. H. Carr, selon qui le roman de .Tchernychevski « n'est pas une riposte à Pères et En/ ants, mais plutôt une fière approbation ». Au contraire, les« hommes nouveaux» de Tcherny~hevski,,a~si_ que Dobrolioubov avait baptisé 1~ Jeune ~~neration, ne sont pas du tout des nihilistes à 1 image de Bazarov; leur objectif n'est absolument pas la seule négation et la destruction d'une société moribonde. La vie de ces « hommes nouveaux » a un contenu positif bien défini : celui de la curieuse philosophie morale de Tchernychevski,lui-même, celle d'un «égoïsme raisonnable», amalgame mal digéré des formes les plus primaires du matérialisme et du déterminisme de Feuerbach, de l'utilitarisme de Bentham et du perfectionnisme du socialisme utopique. Et Tchernychevski écrit son roman précisément pour démontrer que cette doctrine peut

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