90 des paysans, Staline ordonna en décembre 1930 la collectivisation intégrale des régions à blé. Le nombre de familles « collectivisées » passa brusquement de 6 millions (23,6 % du total) à 13 millions (52,7 %) en 1931 et à 15 millions (61,5 %, avec 77,7 % de la terre arable) en 1932. Cette fois, la résistance fut brisée. Comme dit un rapport de police du 27 mars 1931, trouvé dans les archives de Smolensk... ... les gens ont été amenés à une passivité presque complète. Quoi qu'on leur fasse, ils ne réagissent plus. Autrefois, un homme arrêté était encadré par deux miliciens ; à présent, un seul milicien peut emmener des groupes entiers de gens et ceux-ci marchent calmement, personne ne prend la fuite 8 • Entre-temps, la crise avait pris les proportions d'une catastrophe. La récolte de 1932 était de 23 % inférieure à celle de 1928 tandis que la population urbaine avait presque doublé. L'Etat prélevait la moitié de la récolte. Malgré les rigueurs du rationnement, la famine, qui se fit sentir dès 1931, culminera au printemps 1933 et provoquera une nouvelle fuite en avant et l'expropriation totale des paysans. Des « enclosures » aux kolkhozes EN QUELQUES ANNÉES, entre 1930 et 1936, 25,5 millions de producteurs indépendants furent expropriés et incorporés de force dans quelque 240.000 unités d'exploitation (kolkhozes) destinées à pomper l'économie paysanne. En même temps, une nouvelle classe de bureaucrates ruraux, forte de plusieurs millions de membres, fut littéralement créée ex nihilo et placée aux postes de commande de l'économie rurale. Cette « solution finale» de l'opposition entre la ville et la campagne offre plus d'un trait commun avec le processus d' « accumulation primitive» justement décrit par Marx comme « le martyrologe des producteurs 9 ». On sait qu'il faut entendre par « accumulation primitive du capital » les procédés violents par lesquels se sont réalisées les conditions majeures de l'industrialisation capitaliste : concentration de la propriété foncière, expropriation des cultivateurs indépendants, formation d'un prolétariat « sans feu ni lieu». Les enclosuresacts, en permettant aux gentlemen f armers d'enclore de vastes étendues appartenant aux petits fermiers et de s'approprier les biens communaux, avaient été l'instrument principal de l'expropriation des paysans anglais. On trouve dans la législation soviétique l'équivalent de ces enclosures: il s'agit d'une loi promulguée en janvier 1930 qui permettait aux kolkhozes d' « arrondir »leurs terres de façon qu'elles forment 8. Cf. Merle Fainsod : Smolensk under Soviet Rule, 1958, p. 248. 9. Cf. le chapitre sur l'accumulation primitive à la fin du premier volume du Capitq/, Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL une surface continue. Mais en Angleterre le processus s'était étalé sur plusieurs siècles : commencé dans le dernier tiers du xve, poursuivi pendant presque tout le xv1e, le mouvement des enclosures s'était arrêté au début du xvu0 pour reprendre un siècle plus tard, à l'époque de Walpole. Comme dit Marx ... ... ces actes de rapine ne constituaient alors que des attentats individuels, vainement combattus, il est vrai, pendant cent cinquante ans par la législation . Le progrès accompli par le xvrne siècle consista en ceci que la loi même devint l'instrument de spoliation (Kapital, I, 763). C'est en ce sens que la violence étatique a été l' «accoucheuse» de la société capitaliste (K., I, 791). En U.R.S.S., en revanche, la violence étatique a été le démiurge de la société bureaucratique. Du commencement à la fin, l' « instrument de spoliation» a été la «loi», et l'expropriation des paysans s'est faite avec une rapidité (six ans) et à une échelle qui interdisent toute comparaison avec la ruine des yeomen anglais. On estime à 4,5 millions la population rurale de l'Angleterre vers la fin du xvne siècle : en U.R.S.S., elle s'élevait à 112,7 millions au début de la« collectivisation». Comme dirait Marx, « l'histoire de leur expropriation n'est pas matière à conjecture : elle est écrite dans les annales de l'humanité en lettres de sang et de feu indélébiles» (K., I, 753). Les exploits de la duchesse de Sutherland, une des innombrables bêtes noires de Marx, furent largement dépassés par les disciples de celui-ci. La noble philanthrope avait exproprié, entre 1814 et 1820, 3.000 familles paysannes; 15.000 personnes furent expulsées de leurs maisons, l'armée occupa les villages; « une vieille femme, note Marx, qui refusait d'abandonner sa hutte périt dans les flammes » (K., I, 769). Que penserait-il de la « dékoulakisation » des campagnes soviétiques ? Dans le petit district rural de Vélikié-Louki 10 , le premier mois de la dékoulakisation a entraîné la liquidation de 3.551 foyers paysans, dont 1.307 par déportation, 947 par arrestation et 1.297 par transfert sur des terres de mauvaise qualité. Trois ans plus tard, le~ Instructions de Staline et Molotov, citées par Merle Fainsod (op. cit., p. 187), font état de 800.000 détenus dans les prisons (quatre fois et demie plus que sous le tsarisme), et cela, « à l'exception des camps et des colonies»... C'est par de tels moyens que 93,5 % des paysans se trouvèrent incorporés dans les kolkhozes en 1939. Parallèlement, une impitoyable fiscalité s'abattit sur ce qui restait de paysans individuels. Ceux-ci ( 6,5 % du total des cultivateurs, avec o, 7 % des, terres et 2,5-4 % du. bétail) devaient payer deux à trois fois plus d'impôts que les kolkhoziens, livrer plus de grain à l'hectare que • les kolkhozes servis par les M.T.S. (stations de machines et tracteurs), payer deux fois plus de 10. Cf. Merle Fainsod : op. cit., p. 244.
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