Le Contrat Social - anno VII - n. 2 . mar.-apr. 1963

K. PAPAIOANNOU petite fraction de l'agriculture. Ainsi le premier plan quinquennal pour 1928-33, conçu au début de 1929 et adopté en mai 1929, prévoyait-il la collectivisation vers 1933 de 20 % des fermes tout au plus. On comptait que la superficie totale des kolkhozes et des sovkhozes passerait de 2 % en 1927-28 à 13,4 % en 1932-33, contre 86,6 % aux fermes individuelles ; leurs excédents commercialisés passeraient de 4,4 % en 1927-28 à 25,3 en 1932-33 : à cette date encore la plus grande partie (74,7 %) du ravitaillement des villes devait être assurée par les fermes individuelles. Il s'agissait de laisser intactes les fermes des paysans moyens, de former des kolkhozes avec les paysans pauvres sur les terres des paysans riches, de « liquider les koulaks comme classe et remplacer leur production par celle des kolkhozes et des sovkhozes » (1, 302). Selon Staline, la crise des céréales pouvait être résolue et les koulaks «liquidés » parce que kolkhozes et sovkhozes livreraient en 1930 deux fois et demi plus de blé qu'en avaient livré les koulaks en 1927 (1, 302). C'est avec de tels raisonnements que fut décidée (novembre. 1929) la cc dékoulakisation » des campagnes. Comme au temps d'I van le Terrible, où les opritchniki firent la richesse de l'Etat en pillant les propres sujets du tsar, la guerre fut déclarée à 2 millions de prétendus koulaks (8 à 10 millions en comptant les familles). Leurs maisons, leurs granges et leur matériel agricole furent donnés aux kolkhozes : un auteur officiel évalua à I milliard de roubles la valeur des biens ainsi transférés 6 • En fait, la « dékoulakisation » fut un désastre matériel et humain. Dépouillés de leurs biens, exclus des kolkhozes, voués à la déportation, les koulaks tuèrent leur bétail et brûlèrent leurs récoltes avant de former, dans les déserts de Sibérie, le premier noyau d'un sous-prolétariat fort de plusieurs millions de travailleurs forcés. Mais, pour Staline, il était « ridicule et peu sérieux» de s'apitoyer sur le koulak : « Une fois la tête tranchée, on ne pleure pas les cheveux » (1, 303)... Comme c'était à prévoir, l'extermination de « ces buveurs de sang, ces scorpions, ces vampires » (II, 29) ne fit qu'aggraver le problème. Démunies de moyens techniques appropriés et de personnel qualifié, travaillant sans aucune contrepartie économique, les fermes «collectives » établies sur les terres «dékoulakisées » n'étaient pas en mesure de satisfaire aux exigences exorbitantes de l'Etat. Chaque coup porté aux koulaks s'accompagnait de tant de destructions et de gaspillages que l'Etat dut pratiquer la politique de la fuite en avant pour parer aux désastres qu'il accumulait. L'industrialisation accélérée s'imposait comme condition technique de l'étatisation de l'a~culture et celle-ci s'amplifiait à mesure que l'mdustrialisation s'accélérait. On sait que le 6. Laptcv : Le Pay1annat 1ooi,tique, 1939. Cité par N. Jasny, p. 312. Biblioteca Gino Bianco 89 premier plan quinquennal ne put être réalisé qu'au prix d'un gonflement gigantesque de la main-d'œuvre industrielle : selon les prévisions du plan, il y aurait 15,8 millions de salariés dans l'économie nationale pour la dernière année de la période; en fait, en 1932, il y en avait plus de 23 millions, soit 45 % de plus que prévu. En huit ans (1928-35), les villes drainèrent 17.686.000 paysans, soit 2 mi11ions par an. Pendant les années de famine 1931 et 1932, 7 millions de paysans émigrèrent dans les villes dont la population doubla en moins de dix ans. Il est évident que seule la « collectivisation » intégrale, c'est-à-dire l'appropriation totale du produit agricole, pouvait permettre à la bureaucratie de faire face aux problèmes que posait pareille urbanisation accélérée, unique dans l'histoire 7 • Dans ce pays, où le surproduit agraire était la source principale des investissements industriels et où les échanges étaient paralysés par la pénurie d'articles manufacturés, le seul moyen de capter ce surproduit était d'annexer les producteurs eux-mêmes. Tandis que les « dékoulakisés », entassés dans des wagons à bestiaux, prenaient la route de la Sibérie, une seconde vague de «collectivisation» s'abattit sur les paysans moyens, classés désormais comme « sous-koulaks ». En un mois et demi, du 20 janvier au 1er mars 1930, et au milieu de cruautés sans nom, le nombre de familles incorporées dans les kolkhozes passa de 4,4 à 14,2 millions : 55 % des fami11es paysannes avaient subi ce que Staline appelait « l'affranchissement du petit paysan de son attachement servile à son lopin de terre» (1, 291). L' « affranchissement » avait été si radical que, pris de désespoir, les paysans abattaient leur bétail et refusaient de travailler dans les kolkhozes. Le 2 mars 1930, Staline renversa de nouveau la vapeur par son fameux article Le vertige du succès. Il rejeta ses responsabilités sur ses subordonnés qui « socialisaient les poulaillers » et « commençaient la collectivisation en décrochant les cloches des églises » (11, 13). A ces nouvelles « abominations de bachi-bouzouks », il opposa «la politique du Parti qui s'appuie sur la libre adhésion (sic) des paysans aux kolkhozes » (II, 11). Les intéressés ayant interprété cette phrase comme une autorisation _de quitter les kolkhozes, le nombre des familles englobées dans le « secteur socialiste » qui, le 1er mars 1930, s'élevait à 14.264.000, tomba à 5.778.000 le 1er mai suivant: en deux mois, 8 millions et demi de familles paysannes, plus de 40 millions . d'individus (presque la population de la France) firent le voyage aller-retour du «capitalisme » au «socialisme » et du « socialisme » au « capitalisme »... Toutefois, le répit ne pouvait qu'être de courte durée : la crise des céréales s'étant aggravée par la désorganisation de l'agriculture et l'exode 7. Cf. Raymond Aron : Dix-huit leçons sur la soc,ëi, indwtrielle, Paris 1962, pp. 223-24.

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