82 qu'en grandeur, la Démocratie aux Etats petits et pauvres'· Ce sont là, chez Rousseau, des vues essentielles, et il y revient à maintes reprises. Il prend même le soin (id., III, 1) de démontrer mathématiquement que la liberté est inversement proportion-- nelle à la population de l'Etat. Et s'il fait lui-même des réserves sur la géométrie appliquée aux « quantités morales », ces réserves ne valent que pour la «précision» des calculs, non pour l'esprit de géométrie lui-même. Son matérialisme sociologique ne saurait d'ailleurs surprendre si l'on se ressouvient qu'il songeait à écrire une Morale sensitive toute fondée sur la sensation, et que le dernier mot de sa politique est de permettre la manifestation d'une « volonté générale » conçue comme la moyenne des intérêts de tous les membres du corps social 6 • LES IDÉES • de Monte~quieu. et de Rousseau sur le lien de la dimension de l'Etat avec sa forme ont connu des prolongements jusqu'à la fin du siècle. Mais on retrouve aussi l'ambiguïté de ce concept. « Quel spectacle si admirable», s'écrie Mably, ...offrent ces grands Etats, dont les parties mal unies se choquent, se heurtent et ne peuvent former un corps régulier ? Tandis qu'une portion de citoyens s'abrutit dans la misère, l'autre s'abrutit dans l'abondance. Tout languit, tout végète à peine, tout meurt faute d'action; on ne connaît que des mouvemens momentanés et convulsifs; on veut essayer ses forces et on ne sent que sa faiblesse ; enfin une longue décadence annonce une ruine certaine. En nous donnant de si foiblcs lumières, en mettant des bornes si étroites 4. On remarquera que Rousseau revient à la classification traditionnelle. Montesquieu distinguait les républiques (démocratiques ou aristocratiques), les monarchies et les Etats despotiques. Ce n'est pas ici le lieu de dire pourquoi il a créé une nouvelle classification, et pourquoi Rousseau, tout en conservant la hiérarchie des dimensions de Montesquieu, l'a reportée sur la liste antique des trois régimes. De toute façon, ils sont d'accord sur un point : la république est nécessairement un petit Etat. 5. Rousseau, à vrai dire, ne fait ici que systématiser Montesquieu. Celui-ci pose que le pouvoir législatif exprime \(la volonté générale de l'Etat », il ajoute que « dans un Etat libre (...) il faudroit que le peuple en corps eut la puissance législative II et il assigne à celle-ci la défense des intérêts locaux tant au point de vue des besoins que des contributions (Esprit des loix, XI, VI, pp. 247,248,249 de la 1re éd.). Mais estimant que le meilleur régime est la monarchie tempérée dans un Etat « d'une grandeur médiocre» - c'està-dire une France réformée sur le modèle d'une Angleterre imaginaire - il pense que des représentants doivent avoir le dépôt de la puissance législative. Partisan de la petite république - et pensant à Genève - Rousseau se refuse à déléguer le pouvoir législatif, mais énonce que de toute façon le peuple « peut et doit être représenté dans la puissance exécutive » ( Contrat social, III, xv). Les deux publicistes ont la même conception de la matière sociologique et de ses rapports avec la forme, ils ne diffèrent que par le choix de la forme. Ce serait étendre cette digression à l'excès que de montrer le rôle curieux que joue l'exemple anglais dans la structure de chacune des argumentations. iblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL à notre attention et à notre vigilance, la nature ne nous instruit-elle pas que nous ne sommes point destinés à former de grands empires 6 ? Quelques années plus tard, Mably verra dans les premiers succès de la république romaine l'origine de sa chute : Tandis que la république n'est point encore écrasée sous le poids de son empire, et continue même à triompher de ses ennemis, j'entrevois déjà un commencement de décadence qui m'annonce une ruine certaine. Pourquoi ? C'est que l'égalité ne peut plus subsister dans une république si étendue, si puissante et en apparence si heureuse ; c'est que les dépouilles des vaincus, après avoir d'abord affoibli les mœurs, ne tarderont pas à détruire toutes les vertus les unes après les autres 7 • C'est là une troisième façon de dissiper le mirage de la puissante République romaine. Pour Mably, il n'y a point de salut hors du petit Etat égalitaire. Mais il est clair que, nourri de Platon et d'Aristote 8 , il relève du rationalisme, de l'utopie, et non du matérialisme sociologique.. Lui-même souligne ce qui le sépare de Rousseau (et de Montesquieu). Dans son traité De l'étude de l'histoire (intégré au Cours d'étude de son frère Condillac), au commencement du chapitre VI, il s'inscrit en faux contre une assertion du citoyen de Genève : L'écrivain le plus éloquent de nos jours a soutenu ce paradoxe : « Si Sparte et Rome, dit-il dans son Contrat social, ont péri, quel état peut espérer de durer toujours ? Si nous voulons former un établissement durable, ne songeons point à le rendre éternel. Pour réussir, il ne faut pas tenter l'impossible, ni se flatter de donner à l'ouvrage des hommes une solidité que les choses humaines ne comportent pas. ,, Je dois mourir, parce que le temps seul flétrit, use et détruit en moi tous les organes et les ressorts de la vie, et que je ne puis m'en créer de nouveaux. Il n'en est pas de même du corps de la société, dont toutes les parties se renouvellent incessamment par de nouvelles générations 9 • Notons que le passage du Contrat social dont il s'agit (III, x1) sort directement de Montesquieu, qui écrivait (Esprit des loix, XI, VI, in fine) : Comme toutes les choses humaines ont une fin, l'Etat dont nous parlons perdra sa Liberté, il périra. Rome, Lacédémone et Carthage ont bien péri. 6. De la llgislation, ou principe1 des loix, ouvrage publié en 1776. Cité ici d'après les Œuvres compl~tes, Paris, an III, tome IX, p. 83. 7. Principes de morale, Paris 1784, p. 227. 8. « Si un ancien, je crois que c'est Aristote, a eu raison de dire qu'qn Dieu même ne pourroit établir une bonne police dans une cité trop nombreuse, que penseroit-il de nos vastes Etats ... » (De la législation, éd. citée, p. 274). 9. Dans un manuscrit contemporain que nous avons sous les yeux, la première phrase est d'un ton plus vif : u L'écrivain le plus éloquent de nos jours, mais qui a manqué sa vocation en voulant être philosophe et ne soutenir que des paradoxes, a dit : •.. » Pour Mably, seul l'idéaliste avait le droit de se dire philosophe.
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