revue l,istorique et critique Jes /aits et Jes iJées - bimestrielle - MARS-AVRIL 1963 B. SOUVARINE ......... . N. VALENTINOV ....... . YVES LÉVY ............ . K. PAPAIOANNOU ..... . JOSEPH FRANK ........ . Vol. VIT, N° 2 Partis frères et idées sœors De Boukharine au stalinisme La matière et la forme La prolétarisation des paysans (Il) ANNIVERSAIRE Une utopie russe : 1863-1963 L'EXPÉRIENCE COMMUNISTE E. DELIMARS ......•.... La famille en U.R.S.S. JEREMY R. AZRAEL •... La coercition après Staline DÉBATS ET RECHERCHES .ArnÉ, PATRI............ . La morale de l'histoire Le mystère Rousseau DIX ANS APRÈS STALINE B. SOUVARINE .......•.. La trahison des clercs Courtisans et valets Inhumain, trop inhumain INSTITUT D'HISTOIRE SOCIALE, PARIS Biblioteca Gino Bianco
• Au sommaire des derniers numéros du CONTRAT SOCIAL JUILLET-AOUT 1962 B. Souvarine Les clairs-obscursdu néo-stalinisme Léon Emery L'Europe et l'Union soviétique Ch. Bird L'africanismeen U.R.S.S. L. Pistrak L'Afrique vue de Moscou Maximilien Rubel Le concept de démocratiechez Marx E. Delimars Staline, « génie militaire » Lucien Laurat Qui l'emportera ? Documents La décapitationde I' Armée rouge NOV.-DÉC. 1962 B. Souvarine Idéologie et phraséologie Michel Massenet La Constitutionaprès la réforme N. Valentinov Boukharine,sa doctrine, son «école» Simone Pétrement Rousseau et la liberté Bertrand de Jouvenel Formesde gouvernementchez Rousseau Léon Emery L'«Emile» et l'homme moderne z. Jedryka Du gouvernementde la liberté selon Rousseau Lucien Laurat Karl Renner et la socialisation SEPT.-OCT. 1962 B. Souvarine Le rêve communiste et la réalité Sidney Hook Marx et l'aliénation Valentin Chu Les affameurs S. Strannik Les revenants et les autres Norman Cohn Permanencedes millénarismes Michel Collinet Joachimde Floreet le TroisièmeAge * LOUIS BLANC LA PRÉSIDENCET LESUFFRAGUENIVERSEL JANV.-FÉV. 1963 Michel Collinet La fonction syndicale B. Souvarine La discordechez l'ennemi K. Papaioannou La prolétarisationdes paysans N. Valentinov Le communismede droite et l'agriculture Wladimir Weidlé « Damnatiomemori~ » * La peine de mort en U.R.S.S. La terreur en U.R.S.S. La trahison des clercs , Ces numéros sont en vente à l'administration de la revue 165, rue de l'Université, Paris 78 Le numéro : 3 F Biblioteca Gino Bianco
rnue /,istorÏIJHe t critifHe Jes faits et Jes iJüs MARS-AVRIL 1963 - VOL. VII, N° 2 SOMMAIRE Page B. Souvarine . . . . . . . . . . . . PAr\TISFRÈRESET IDÉESSŒURS . . . . . . . . . . . . . 67 N. Valentinov . . . . . . . . . . . . DE .BOUKHARINEAU STALINISME... . . . . . . . . . . 69 Yves Lévy . .. .. .. . .. . .. .. LA MATIÈREET LA FORME. . . . . .. . .. .. .. .. .. . 79 K. Papaioannou .. . . . . . . . LA PROLÉTARISATIONDES PAYSANS(11). . . . . . 86 Anniversaire Joseph Frank . .. .. .. . .. . . UNE UTOPIE RUSSE : 1863-1963.. .. . .. . .. . .. . 95 L'Expérience communiste E. Delimars .. .. . .. .. . . . . LA FAMILLEN U.R.S.S........................ 101 Jeremy R. Azrael . . . . . . . . LA COERCITIONAPRÈSSTALINE. . . . . . . . . . . . . 109 Débats et recherches Almé Patri . .. .. .. .. .. .. . LA MORALEDE L'HISTOIRE.. .. .. .. .. .. . .. .. . 116 LE MYSTÈREROUSSEAU. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 122 Dix ans après Staline B. Souvarlne ........ :. . . INHUMAIN,TROP INHUMAIN. . . . . . .. .. .. .. . .. 125 LA TRAHISONDES CLERCS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127 • COURTISANSET VALETS. . . . . . . . . . . . .. . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . 131 Livre, reçu, Biblioteca Gino Bianco
DIOGÈNE· Revue Internationale des Sciences Humaines Rédacteur en chef : ROGER CAILLOIS N° 42: Avril-Juin 1963 SOMMAIRE L'homme et la notion d'histoire en Orient Roger Caillois . . . . . . . . . . . . . . Temps circulaire, temps rectiligne. KojiroYoshikawa JaroslavPrusek ............ . HajimeNakamura .......... . VadlmeEllsseeff ........... . JosephR. Levenson .......... . Louis Bazin ............... . L'homme et la conception orientale de l'histoire. L'histoire et l'épopée en Chine et dans le monde occidental. L'histoire en Inde, en Chine et au Japon. L'Empire du Milleu, empire lointain, empire sans voisins. Origines et itinéraire du confucianisme. L'homme et la notion d'histoire dans l'Asie centrale turque du VIIIe siècle. Chroniques Alfred Stern Les fictions et les mythes en histoire. Georges Gusdorf . . . . . . . . . . . . Pour une recherche interd iscipli nai re. RÉDACTIONET ADMINISTRATION: 6, rue Franklin, Paris-168 (TRO 82-21) Revue trimestrielleparaissant en quatre langues : anglais, arabe, espagnol et français. L'édition française est publiée par la Librairie Gallimard, 5, rue Sébastien-Bottin, Paris-7e , Les abonnements sont souscrits auprès de cette maison (CCP 169-33, Paris) Prix de vente au numéro : 5,50 F Tarif d'abonnement : France : 20 F ; Etranger : 25,50 F Bibl.ioteca Gino Bianco
rev11e !tistorique et critique Jes /aitJ et JeJ idées Mars-Avril 1963 Vol. VII, N° 2 PARTIS FRÈRES ET IDÉES SaEURS par B. Souvarine Au POINT où en sont les choses dans le camp troublé du communisme, on peut se dispenser de suivre pas à pas les protagonistes dans leurs manœuvres, feintes et contre-feintes préparant le marchandage sans conviction qui doit avoir lieu entre Moscou et Pékin afin de replâtrer leur unité de façade. Au déluge de verbiage communiste charriant citations de Lénine et clichés de propagande correspond un torrent de commentaires «bourgeois » pleins de cheveux coupés en quatre, exemple à ne pas suivre. Les rédacteurs communistes rabâchent et les commentateurs se répètent. Une double question reste entière : à quel sujet précis la discorde cc subjective» a-t-elle pris tournure irrémédiable et à quel prix un arrangement temporaire serait-il possible ? Personne n'est actuellement en mesure d'y répondre. Les affirmationspéremptoires tenant lieu d'arguments et les insinuations perfides échangées entre «marxistes-léninistes» de tous poils ne laissent planer aucun doute sur les sentiments qui animent les« partis frères», comme ils s'entredésignent en public sans craindre le ridicule. Le doute ne subsiste que sur les intentions chinoises à court terme, car si l'entreprise de chantage à la scission est évidente, personne ne sait jusqu'où Mao veut aller dans l'immédiat, ou s'il entend singer Lénine sans plus tarder pour constituer à bref délai une Internationale selon ses vues. La publication à Pékin et la diffusion en dix langues d'une abondante littérature (revues et brochures) dénotent une volonté séparatiste sans déceler de date approximative. Moscou cherche visiblement à gagner du temps sans transiger sur le fond ni envenimer la querelle. En tout cas il se confirme pleinement que ce Biblioteca Gino Bianco sont des intérêts et des particularismes qui déterminent l'antagonisme : les partis frères ne trouvent à s'opposer réciproquement que des idées sœurs. Non contents de professer la « coexistence pacifique » et de s'attribuer même l'initiative de cette politique sous forme des «cinq principes de Bandung », les Chinois invoquent à présent l'autorité sacro-sainte de Lénine : «La politique de coexistence pacifique telle qu'elle avait été définie par Lénine et Staline est entièrement correcte et nécessaire... » Staline, en effet, a plusieurs fois admis, non pas défini, la coexistence pacifique, comme on l'a suffisamment démontré ici même, mais pas Lénine. D'ailleurs le Quotidien du Peuple et le Drapeau rouge de Pékin dont la prose submerge le monde, si prodigues en citations du maître, n'en fournissent pas une seule à l'appui, et pour cause. Ensuite ces publications récidivent en prônant « la coexistence pacifiquepréconisée par Lénine après la révolution d'octobre 1917 », ce qui est faux et que ne justifie aucun texte. Toujours est-il que « l'inéluctabilité des guerres» s'efface comme par enchantement à la faveur de l'intervention posthume et apocryphe de Lénine dans cette obscure querelle. Il semble que les Chinois mettent une sourdine, sans doute provisoire, à leur bellicisme verbal pour ne pas se montrer en fâcheuse posture de trouble-paix alors qu'ils s'efforcent de rallier partout des partisans et des suiveurs. Leurs incursions sans issue dans l'Inde ne leur ont valu nulle part un surcroît de prestige, même si leurs faibles voisins en éprouvent un supplément de crainte. Ils peuvent encourager de la voix et du geste aujourd'hui Cuba contre les Américains comme hier l'Algérie contre la France, non
68 inciter de vraies puissances à se combattre. Leur logomachie qui érige en stratégie la dérision du « tigre de papier» et en tactique la retraite devant Quemoy et Matsu a peu de chances de convaincre, hors de Chine. Sur l'idéologie, rien ne sépare les controversistes qui se réclament obstinément de déclarations communes adoptées en 1957 et en 1960. Ces déclarations alors pompeusement dénommées « charte du communisme » par leurs auteurs étaient chacune la somme des lieux communs qui emplissent la presse et la propagande communistes à longueur d'année, des banalités rebattues qui tiennent lieu d'idées-forces aux impérialistes de Moscou et de Pékin ambitieux de coloniser la planète. Maintenant les partis frères s'imputent réciproquement les pires déviations par rapport à ces «chartes», s'accusent l'un l'autre d'en appliquer les principes, qui en dogmatistes, qui en révisionnistes, d'attenter au dogme de l'unité, de verser dans le scissionnisme. Ils vont jusqu'à prononcer le mot fatal de trotskisme, auprès duquel les reproches d'opportunisme, de gauchisme, d'aventurisme et de capitulationnisme ne tirent guère à conséquence. On en perd de vue les idées sœurs des partis frères, pour ne considérer que le jeu d'échecs livré au niveau subalterne de la realpolitik. Sur ce plan, il est plaisant que pour justifier leur sophisme quant aux effets éventuels d'une guerre nucléaire, les Chinois ressentent le besoin de s'abriter derrière Staline qui a dit en septembre 1946 : «Je ne crois pas que la bombe atomique soit une force aussi sérieuse que certains politiciens sont tentés de le croire. Ces bombes atomiques doivent intimider les gens aux nerfs fragiles, mais ne peuvent décider l'issue d'une guerre. » Belle citation qui démontre la sottise de Staline et de ses disciples, à les supposer sincères, mais rien n'autorise une supposition pareille : il ne s'agit que de cynique forfanterie pour masquer de l'impuissance. On comprend que le discrédit de Staline accepté à Pékin en 1956 soit devenu gênant pour Mao quand celui-ci voulut se tracer une voie divergente sous l'égide de répondants illustres. Sans préjudice du coup porté au « culte de la personnalité », atteignant Mao en même temps que Staline. C'est bien pourquoi le Quotidien du Peuple révèle tardivement son opposition aux «aspects négatifs » du XXe Congrès du P.C. soviétique. Que pour Staline et Mao l'arme atomique ne soit pas très << sérieuse » et ne doive intimider que « les gens aux nerfs fragiles », cela donne la mesure à la fois de leur intellect et de leur marxisme. Professer une doctrine qui postule le déterminisme historique du mode de production, du progrès technique, et te~r l'armement nucléaire pour une donnée secondaire dans les rapports de forces - l'inconséquence prête à rire. Surtout si l'on se rappelle les vues d'Engels, après la guerre de 1870, sur l'importance décisive du Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL « fusil rayé se chargeant par la culasse », sur le perfectionnement « des canons permettant d'atteindre un bataillon d'aussi loin que l'œil le distingue», etc., d'où il concluait « qu'un nouveau progrès de quelque influence transformatrice n'est plus possible » et que « l'ère de développement est donc close de ce côté pour l'essentiel ». En outre, Engels entrevoyait « la fin du militarisme et avec lui de toutes les armées permanentes». Or il n'a pas connu la mitrailleuse automatique, l'artillerie du :xxe siècle, les gaz toxiques, ni la radio, les tanks, l'aviation, les fusées, ni enfin la bombe thermo-nucléaire. Après lui, Lafargue, que les communistes actuels tiennent pour une lumière du marxisme, a prédit que le fusil à répétition rend les guerres impossibles. Le marxisme-léninisme de Staline et de Mao a révisé tout cela et mis bon ordre à ce confusion- . rusme. Sous des aspects de surenchère dans l'orthodoxie, l'incontinence verbale des communistes masque mal des intérêts de cliques, à ne pas " confondre avec l'intérêt des Etats ou des peuples. Ce qui frappe d'abord dans la dispute, c'est le contraste entre l'insolence extrême des Chinois, plus grossière encore chez les Albanais, et la courtoisie relative des Russes, imitée par leurs auxiliaires. Il est clair que les uns n'ont plus rien à perdre, les autres craignant la cassure mais n'ayant pas les moyens d'imposer silence aux maîtres chanteurs. Les Chinois dénoncent avec raison le «chauvinisme de grande puissance » du parti frère qui peut, en retour, blâmer leur chauvinisme de grande impuissance. Ils font allusion aussi au colonialisme russe et soviétique, profiteur de terres jadis chinoises : certes il est temps que les champions de l'anticolonialisme retournent au berceau originel des Slaves dans les Carpathes, évacuant leurs conquêtes coloniales étendues de la Vistule et du Dniepr aux mers d'Okhotsk et du Japon. Enfin Mao affecte le fair play en publiant les proses illisibles de ses critiques occidentaux et il défie ceux-ci de reproduire les siennes; d'avance, les connaissant, il les traite de lâches, comme si dans ces milieux la discussion loyale était de rigueur. Ainsi l'idéologie commune, dite marxismeléninisme, reste au-dessus de toute atteinte et le Quotidien du Peuple (5 mars) a encore soin de réaffirmer la lutte sur deux fronts, « contre le dogmatisme et contre le révisionnisme », alors que la Pravda en a autant à son service. Cela ne contribue pas à expliquer la volte-face par laquelle Khrouchtchev donne à Tito la préférence sur Mao. Le règlement de comptes porte donc sur des affaires pratiques : les deux parties l'avouent en prenant rendez-vous pour un marchandage où, sans témoins et entre « sans-scrupules conscients », il ne sera certainement pas question ~e l'impérialisme incurable ni de la guerre inéluctable. B.· Souv ARINE.
DE BOUKHARINE AU STALINISME par N. Valentinov • DANS LES ARTICLES précédents 1 , nous avons largement cité les résolutions de la 14 e Conférence du parti communiste soviétique et celles du Comité central précédent. La Grande Encyclopédie Soviétique (tome 53, 1946, p. 323) voit dans la principale de ces résolutions cc un des plus importants documents de l'histoire de notre parti». Selon elle, « les thèses de la 14° Conférence s'appuient sur le principe léniniste de la victoire du socialisme dans un seul pays, principe qui a fait l'objet d'un exposé complet dans l'ouvrage fameux de Staline, La Révolution d'Octobre et la tactique des communistes russes, paru en décembre 1924 ». C'est inexact. En avril 1924, dans sa brochure, Les Principes du Léninisme, retirée ensuite de la circulation, Staline soutenait que l'instauration du communisme en Russie sans révolution mondiale, « sans efforts conjugués des prolétaires de plusieurs pays avancés, était impossible ». A la fin de 1924, Staline modifia complètement sa manière de voir : sous l'influence de Rykov et de Boukharine, il donna à la « théorie léniniste du socialisme dans un seul pays » un 'sens réformiste et modéré. Ce n'est que plus tard, devenu dictateur tout-puissant, que Staline fit de ce concept un instrument de terreur. Parmi les discussions scolastiques sur le caractère des entreprises d'Etat, appelées par Lénine « entreprises de type socialiste conséquent», il importe de souligner l'influence exercée en 1925, sur le « moral » de la population, par la direction de la droite, sa politique, sa doctrine. La revue Sur lefront agraire incitant à « démasquer impitoyablement les techniciens dans le genre du professeur Kondratiev », A.P. Smirnov répondit dans une lettre à la Pravda (9 mai 1925): 1. Cf. Contrat 1ocial, nov.-déc. 1962 et janv.-fév. 1963. Biblioteca Gino Bianco Le professeur Kondratiev a travaillé pendant des années au commissariat de l' Agriculture. Depuis deux ans que je dirige le commissariat, j'ai pu me convaincre que Kondratiev est un collaborateur des plus consciencieux, énergique et compétent. Inquiéter à la légère de tels collaborateurs est une manifestation de komtchvanstvo [vanité communiste] qu'il faut combattre. Kondratiev n'était pas le seul narodnik au commissariat de l'Agriculture : le professeur Makarov et tout un groupe d'anciens narodniki y collaboraient. Tous disparurent en 1929, sous le prétexte qu'ils constituaient un << parti koulak ». D'autres bons techniciens, d'anciens menchéviks, narodniki, cadets, des sans-parti et d'exadhérents des partis de droite - avaient des fonctions dans les trusts, dans les syndicats industriels, au Gosplan, au Conseil supérieur de l'économie, au commissariat des Finances, au commissariat du Commerce extérieur. Grâce à ces techniciens, l'industrie fut rapidement remise sur pied. La grande industrie, que dirigeait le C.S.E.N. [Conseil supérieur de l'économie], atteignit, en 1924, 40% de sa production d'avant guerre; en 1925, ce niveau pas.sa à 62 % ; en 1926, à 89 % ; et en 1927, la production, en valeur, dépasse le niveau d'avant guerre. En 1925, on favorisa les voyages d'études des techniciens sans-parti à l'étranger : ces techniciens ne se bornèrent pas à restaurer l'industrie, ils la réorganisèrent en rehaussant son niveau technique. Ainsi commença l'extraction mécanique de la houille, qui n'existait alors qu'en Amérique. L'industrie pétrolière fut électrifiée et le forage au trépan remplacé par des pompes à grande profondeur. L'industrie mécanique fabriqua de nouveaux modèles de tours, de nouvelles machines et locomotives, des instruments de précision, du matériel radiotechnique, des avions. L'industrie chimique prit elle aussi un nouvel essor.
70 Le rôle des techniciens sans-parti dans l'étude de la planification fut considérable. Au C.S.E.N., des postes importants étaient détenus par d'exmenchéviks : Ginsbourg était chargé de la direction économique ; Sokolovski, de la· politique commerciale; Stern, de la section financière ; Kafengauz, de la statistique; l'auteur de ces lignes, de la rédaction du journal. En 1925, l'Osvok (comité spécial pour la reconstitution du capital fixe de l'industrie) fut fondé. Un comité de ce genre fut également organisé au Gosplan ; son activité ne se bornait pas à l'industrie, elle s'étendait à l'économie tout entière. Une importante commission d'intellectuels non communistes, dans laquelle l'ex-menchévik Groman et l'ex-bolchévik Bazarov occupaient des postes en vue, se consacrait à ce problème et aux prévisions annuelles, dites « chiffres de contrôle », de l'économie. Ainsi virent le jour les fameux plans quinquennaux dans l'élaboration desquels les intellectuels sans-parti jouèrent un rôle non moins grand que sous Lénine, quand ils conçurent le plan d'électrification de la Russie (Goelro). Le plan général du développement de l'industrie pour la période 1925-1930 fut établi, au C.S.E.N., par l'ex-menchévik Ginsbourg avec l'aide de nombreux collaborateurs. Des calculs compliqués pour modifier et accroître le capital fixe de l'industrie furent établis par l'ex-menchévik Grintser. Le sans-parti Abramovitch exposa, du point de vue financier, les perspectives du développement de l'industrie. Le sans-parti Jdanov esquissa la répartition géographique des nouvelles industries. Travaillant d'arrache-pied, de nombreux techniciens appartenant aux cadres, intellectuels naguère d'un parti, aujourd'hui sans-parti, avaient conscience de leur rôle, en 1925, dans l'immense appareil de l'Etat soviétique. Leurs chefs, des droitiers, les tenaient en haute estime. Iou. Larine affirmant que le C.S.E.N. était sous la « coupe des menchéviks », Dzerjinski répliqua: Je souhaite que dans les autres commissariats cette emprise se fasse également sentir. Les ex-menchéviks qui détiennent des postes de direction sont d' excellents collaborateurs. Ils méritent d'être appréciés. Nous perdrions ·beaucoup si nous ne les avions pas. Le discours de Dzerjinski à la 14e Conférence témoigne de l'attitude de la droite envers les techniciens sans-parti : Il faut en finir dans ce domaine avec le komtchvanstvo. (...) Sans estime pour les hommes qui ont du savoir, sans l'aide que nous apporte le personnel technique, nous ne pourrions développer notre industrie. Il faut instaurer dans la vie de tous les jours de nouveaux rapports amicaux avec les techniciens. Il faut leur accorder une sorte de statut dans les usines et dans les comités de direction. La plupart des techniciens sans-parti estimaient que c'en était fini à jamais en Russie du capitalisme, qu'une restauration des anciens rapports Biblioteca. Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL sociaux était impossible, qu'il fallait vivre et travailler dans le nouvel ordre social, avoir l'espoir qu'il évoluerait dans un sens démocratique. Ils étaient hostiles à la politique de l'opposition trotskiste, qui considérait la masse paysanne comme une « vache à lait » et exigeait de la population, pour développer l'industrie au maximum, des sacrifices au-dessus de ses forces. Au contraire, la politique de la droite suscitait chez les techniciens sans-parti une vive sympathie, notamment les mots d'ordre tels que l'abandon des méthodes du communisme de guerre, l'atténuation de la lutte de classe, l'avènement de la paix civique. A tort ou à raison, on voyait là un prolongement logique des conceptions de Lénine à la fin de sa vie. Les discours de Boukharine et Rykov trouvaient une grande résonance chez les intellectuels sansparti, qui voyaient, dans les lois agraires promulguées en 1925, le moyen de développer l'agriculture et de la soustraire aux caprices communistes. La politique de Dzerjinski au C.S.E.N., qui tenait compte des besoins des paysans et condamnait les rythmes infernaux adoptés pour l'industrie, avait aussi leur approbation. Optimisme et confiance en une évolution positive du pouvoir, tel était l'état d'esprit, en 1925, dans les commissariats économiques. Pour certains de ces intellectuels, l'idée du « socialisme dans un seul pays » ne semblait pas chimérique. Pourquoi pas ? disaient-ils, en faisant état des inépuisables richesses naturelles de la Russie. Et puisqu'une puissante industrie était nécessaire au socialisme, le rapide développement de l'industrie avant 1914, sans mesures extrêmes, n'était-il pas la preuve que ce problème pouvait être résolu ? Le tout était de savoir comment instaurer le socialisme. Après le coup de frein donné par Lénine en 1921, beaucoup voyaient dans la politique de la droite un second « coup de frein», un nouveau recul sensible par rapport au socialisme tel qu'on le concevait sous le communisme de guerre. D'où l'espoir que l'évolution ne s'arrêterait pas là. fi ' PASSONdSe l'industrie au commerce. La nep avait engendré le commerce privé, suscité une énorme spéculation et une mainmise presque totale des nepmans, grâce aux capitaux sortis de l'ombre, sur le commerce de détail et sur une partie du commerce de gros. Les coups très rudes portés par le Guépéou aux spéculateurs et à l'organisation naissante des coopératives de consommation étouffaient le commerce privé. Dans le commerce de gros, la part du capital privé, qui, en 1924, représentait 18 % des échanges, avait été ramenée à 8 % en 1925, et à 7 % en 1926, puis avait disparu. Dans le commerce de détail, la part du capital . privé était, en 1924, de 66 %; en 1925, de 48 %; en 1926, de 44 %,
... N. VALENT/NOV et avait ensuite continué à se réduire. Mais sachant que, faute de commerce privé, il n'y aurait pas de commerce du tout, étant donné le mauvais fonctionnement du commerce d'Etat et des coopératives, la droite prit une décision sensée : ne pas tuer le commerce privé par des mesures Bdroinistratives, le combattre par la concurrence et non par les méthodes du Guépéou. « Le commerce d'Etat et les coopératives, selon la résolution de la 14 8 Conférence, ne peuvent subvenir entièrement aux échanges croissants dans le pays ; dès lors, une place importante revient au capital privé. » Après les coups portés au commerce privé en 1923 et 1924, l'attitude adoptée à son égard créait pour lui, en 1925, une situation nouvelle. Les paroles de Rykov, rappelant que le capital privé qui travaille au grand jour n'est pas illicite, avaient fait impression. Le discours prononcé par Dzerjinski le 1er avril 1925, au congrès du commerce local, allait dans le même sens : Notre but est d'utiliser entièrement le capital privé; nous ne misons pas sur sa suppression, comme on s'obstine à le croire. Je suis contre le commerce privé, quand il s'agit du gros et moyen commerce, mais j'estime que nous ne pourrions pas nous passer actuellement du petit commerçant. (...) Mais pour que ce petit commerçant, notamment dans les campagnes, ne puisse ni voler ni spéculer, il faut le placer dans des conditions saines et le défendre contre les administrateurs locaux qui mènent, en dépit de la décision du Parti, une politique qui étouffe le commerce privé. L'essentiel figurait déjà dans la décision du Comité central d'avril 1925 : éliminer les entraves au commerce privé et, par des « mesures rationnelles et exclusivement économiques, l'intégrer au réseau commercial». C'était là un aspect particulier de la théorie de Boukharine, selon lequel la petite bourgeoisie pouvait être associée au socialisme. Par suite de la levée des entraves administratives à l'approvisionnement et au transport par chemin de fer, le commerce privé renonça à la spéculation et essaya de s'intégrer. Sous ce rapport, 1925 fut pour lui une année exceptionnelle. L'opposition trotskiste, Piatakov en tête, demandait qu'on serrât la vis au commerce privé: selon elle, le revenu de ce dernier était, en 1925, de l'ordre de 400 millions de roubles, ce qui était un danger pour l'économie. La question vint en juillet 1926 devant le Comité central. Dzerjinski et Boukharine s'en prirent à Piatakov en termes véhéments et démontrèrent que les 400 millions incriminés ne représentaient pas le revenu net, mais les recettes globales de 323.000 entreprises commerciales. Si l'on donnait, soutenaient Dzerjinski et Boukharine, 80 roubles par mois pour l'entretien de chaque famille de commerçant (cc qui était le salaire de 40 % des ouvriers de l'industrie du C.S.E.N.), soit 1.000 roubles par an, cela ferait, pour l'ensemble des Biblioteca Gino Bianco 71 commerçants, 323 millions de roubles. Dès lors, le revenu net de ces commerçants était non de 400 millions, mais au mieux de 77 millions de roubles, ce qui était peu par rapport au revenu du secteur socialisé. Après son discours, qui dura trois heures, Dzerjinski fut emporté par une embolie. Sa mort attrista les collaborateurs du C.S.E.N. et les techniciens sans-parti, parmi lesquels les arrestations avaient pratiquement cessé : « On avait eu le frisson quand Dzerjinski avait pris la tête du C.S.E.N. Et maintenant, les techniciens, y compris les anciens monarchistes, étaient prêts à honorer sa mémoire », écrivait au Messager socialiste de Berlin l'un de ses correspondants à Moscou. V OYONS maintenant quelle était, sous la direction de la droite, la situation dans l'agriculture. Ce qui saute aux yeux, c'est l'immense accroissement de la collecte de céréales dû à l'augmentation de la surface emblavée, à l'amélioration des cultures et aux conditions climatiques plus favorables. La collecte, qui s'était montée, en 1924, à 514 millions de quintaux (supérieure de 45 % à celle de l'année précédente), était estimée, en 1925, à 746 millions de quintaux. En 1926, elle atteignit 783 millions de quintaux (les années suivantes, sous l'administration de Staline, elle diminua). Bien que la récolte n'ait pas atteint le niveau d'avant 1914, le pays regorgeait de blé, par suite de la baisse des exportations ; la population rurale en consommait beaucoup plus qu'avant la guerre. En même temps que la remise sur pied de la culture des céréales et des plantes industrielles, la reconstitution du cheptel vif allait bon train. En 1924-1926, le troupeau chevalin passa de 25,7 millions de têtes à 29,2 millions, celui du gros bétail, de 59 millions à 65,5 millions, les ovinés, de 109 millions à 132,5 millions de têtes, le troupeau porcin demeurant à · son niveau antérieur. L'accroissement, par rapport à 1916, du troupeau bovin et l'amélioration de l'élevage permirent d'accroître la vente de viande et de lait dans les villes et de développer la consommation dans les campagnes. En 1925, le nombre des exploitations sans terres emblavées diminua, le nombre des entreprises avec emblavures, pratiquées d'ordinaire chez le paysan moyen, s'accrut, ainsi que le nombre des entreprises exploitées par des paysans aisés (koulaks). On comptait environ un million d'entreprises de paysans aisés, leurs emblavures atteignant 30 millions de déciatines [une déciatine = 1 ha 9025]. Les travaux accélérés de remembrement, amputant les terres détachées de la communauté, supprimant les enclaves et les parcelles tout en longueur, permirent d'organiser rationnellement la jouissance du sol : 1.300.000 exploitations,
72 sur plus ·de 10 millions de déciatines, passèrent · dans la catégorie des terres d'un seul tenant. L'autorisation donnée aux « koulaks » de participer au mouvement coop~rat~ permit d' organiser toutes sortes de cooperatlves. En l 922, on comptait 22.158 organisations moribondes qui n'avaient de coopératives que le nom. En 1926, on en comptait déjà 55.122 et des milliers d'entre elles profitant d'une liberté relative, cherchaient à se' transformer elles-mêmes en véritables coopératives. Les associations de crédit se développaient rapidement (16.184), ainsi que les associations pour la transformatlon et la vente des produits agricoles (8.803). L'année 192 5 et la première moitié de. 1926 furent la période la plus heureuse de la vie des campagnes. Meilleure que les années précédentes, elle fut infiniment meilleure que les années de stalinisme qui allaient suivre. Non seulement les conditions matérielles devinrent plus favorables, mais encore les autorités rurales et les cellules, ces agents du communisme de guerre, ces héritiers des scandaleux comités de paysans pauvres de 1918, durent, sous la pression dyt gouvernement et sous l'effet de la no~velle politique de la droite, relâcher les contramtes exercées contre les paysans. La propagande en fayeur des kolkhozes s'intensifia : on leur accorda divers avantages, on leur fournit crédits et tracteurs ; malgré cela, les campagnes ne se laissèrent pas tenter. En 1928, les feux qui adhérèrent à l'entr~- prise collective représentaient 1 ,8 % des exploitations agricoles. L'année I925 prouva que les campagnes, quand la contrainte se relâchait, aspiraient à l'entreprise individueµe, s'appuy~t, comme avant 1914, sur un vaste reseau de veritables coopératives. En 1929, cette voie fut brutalement barrée. Et maintenant, que se passait-il en 1925 dans les agglomérations ouvrières ? L'industrie, remise s_ur pied, permit de rétablir rapide1?e~t le salaire réel. En 1913, le salaire mensuel etait de 32 roubles 56 copeks. Tombé à 13 roubles 56 en 1922, il remonta ensuite rapidement : en 1924, 24 roubles 68 ; en 1925, 30 roubles 02 ; en 1926, 31 roubles 30. En 1925, le salaire avait donc déjà presque atteint le taux d'avant guerre. Compte tenu des assurances sociales qui, en 1914, n'avaient pas la,même imJ?ortance, e! _de la ré?ucti?n ~e l_a journee de travail, la conditlon de 1 ouvrier etait devenue bien meilleure qu'avant la révolution d'Octobre. Grâce à l'agriculture qui se :relevait, les ouvriers étaient mieux nourris qu'auparavant. L'opposition, p~ursuivant s?n ~git~tion démagogique, prétendait q!l'on retablissait ~an~ les usines les méthodes ngoureuses du capitalisme. En réalité, la discipline du travail se relâcha en 1925, les absences injustifiées devenant de plus en plus fréquentes, surtout après le repos he~domadaire. En régime soviétique, sous la « di~ature du prolétariat>>,la grève dans les entreprises d'Etat est chose impossible et intolérable; or, Biblioteca Gino Bian.co LE CONTRAT SOCIAL en 1925, il y en eut t~ut de même, et nullement provoquées par la fa1m, comme en. 1923. Le refus de s'incliner devant son chef direct et les injures proférées fréqu~mment à ~on a~esse, qui traduisaie1,1tl.l:n sentlment r~latif de _liberté, étaient caracterist1ques de certam~ ouvn~rs en 1925.· Les syndicats, cellules d entrepnse et comités d'usine avaient du mal à lutter contre cet état d'esprit, car à l'époque le ~ouvememe~t poussait à l'adoucissement des « metho~~s administratives», à l'abandon de la polit19ue <l:e « coercition », à plus de souplesse, et reclamatt davantage d'initiative de la part des masses. * ,,. ,,. Nous AVONS BROSSÉ un tableau de cette période exceptionnelle que fut l'année 1925, marquée • par les conceptions de la droite. L'ensemble de ces idées, enfouies sous les formules les plus éculées du marxisme-léninisme, étaient, dans le fond de nature réformiste ou révisionniste. C' ét~it la voie que voulait suivre Go°;lul~a e!l Pologne, c'était celle vers laquelle s onenta1t la révolution hongroise de 1956. Mais le révisionnisme de la droite parut au Parti - avec son éducation, son histoire, et bien que Lénine eût, dans les dernières années de sa vie, perdu de sa force d'attraction - trop dure à digérer. Si, au cours des deux années suivantes, les instances du Parti semblèrent confirmer les décisions de la I 4 e Conférence, la doctrine de la droite fut battue en brèche dès l'instant où elle fut formulée. Piatakov, Préobrajenski, Sérébriakov, I. ~-. Smimov et autre_s opposants qui, en 1923, swvaient encore Trotski, la rejetèrent aussitôt. Ils brûlaient d'écraser d'impôts le capital privé; pour eux, le paysan moyen dont parlait tant la droite n'était qu'un koulak dans la peau du diable. Au fond, ils rejetaient la nep. Ils n'avaient qu'un objectif: l'hégémonie d'une industrie hypertrophiée, la création de millions de prolétaires qui ne soient pas noyés dans l'univers paysan. En 1925, leur .:hef, Trotski, garda obstinément le silence. On peut cependant déchiffrer sa pensée pendant cette période énigmatique de sa vie grâce à une lettre qu'il adressa à la r~daction d!-1 Bolchévik (1925, n° 16), dans laquelle il protestai~ de son civisme. Mais, dès la fin de l'année, Trotski se mit à bouder et, en 1926, retour d'un voyage à Berlin, il jeta l'anathème sur la politique de la droite: L'U.R.S.S. est sortie de la voie prolétarienne. La politique de la direction du Parti a déplacé sa ligne de classe: du prolétariat à la peute bourgeoisie, de l'ouvrier au technicien, du journalier et du paysan pauvre au koulak. Derrière l'appareil r du Partil se cache une bourgeoisie intérieure qui reprend vie. Le cap de la coopération est mis sur le paysan moyen à forte capacité de production et au-dessus de lui s'agite ni plus ni moins que le koulak.
N. VALBNTINOV Dans les premiers mois de 1925, Zinoviev et Kamenev ne manifestaient pas particulièrement leur opposition. Ils défendaient même les résolutions de la 148 Conférence. Mais au milieu de 1925, leur attitude changea. Ils devinrent agressifs. Les heurts avec Staline, que celui-ci provoquait, amenèrent ce changement. En 1923 et 1924, le pays était dirigé par la troïka Zinoviev, Kamenev, Staline; pour eux, Trotski était le principal ennemi. Après avoir sapé, avec l'appui de Zinoviev et de Kamenev, l'autorité de Trotski, Staline, avec le concours de Boukharine, Rykov et Tomski, s'efforça d'abattre Zinoviev et Kamenev pour ensuite marcher au pouvoir personnel en passant par-dessus la droite. Pourquoi Zinoviev s'insurgeait-il contre la politique des droitiers ? On peut se faire une idée de sa position de marxiste-léniniste orthodoxe (celle de Lénine avant la nep) en passant en revue les principaux points de son discours à la 148 Conférence de décembre 1925, dans lequel il resta d'ailleurs assez vague : La révision du léninisme est en marche. L'école de Boukharine révise le léninisme et s'écarte du point de vue de classe. On parle du léninisme comme de l'Ancien Testament, on dit qu'il ne faut pas trop citer Lénine, car il y a chez lui, comme chez l'oncle Jacob, toutes sortes de marchandises. On idéalise la nep, on la« sucre», on essaie de la faire passer pour du socialisme. On feint d'ignorer des choses comme la liberté du commerce, les formes prises par la distribution et le négoce, la croissance inévitable du capitalisme grâce aux entreorises paysannes individuelles. ( ...) Les adeptes de Boukharine veulent développer la nep dans les camoa~es. La nep est un recul, mais au Politburo certains disent qu'il n'est oas opportun d'employer le mot. Une année de oolitique paysanne ne nous a pas raporochés des oavs!lns oauvres, mais Boukharine a lancé l'aooel aux koufaks : «Enrichissez-vous!» Le koulak n'est oas la seule force qui nous soit hostile. Il a son comolément dans les villes : les nepmans, les couches supérieures de techniciens, de fonctionnaires, l'intelliJ!entsia bour~eoise et l'encerclement capitaliste, qui alimente, bénit et soutient le koulak. On peut à bon droit aooeler le paysan moyen un petit bourgeois et celui qui ne s'en aperçoit pas idéalise à tort et à travers le oaysan moven. (...) Nous construisons sans aucun doute le socfalisme, m!lis nous discutons pour savoir si l'on oeut le construire à fond dans un seul pays, et encore non nl!s dans un oays comme l'Amérique, mais dan11notre oavs agraire. Tl v a deux ans, cette question ne soulev~it nas ,fans nos milieux la moindre discussion, elle était chtire. Staline écrivait : •< Renverser la bourgeoi11ieet instaurer le pouvoir du prolétariat dans un seul oavs ne veut encore pas dire assurer la victoire comolète du socialisme. Peut-on résoudre ce problème sans les efforts conjugués des prolétaires de plusieurs pays avancés ? Non, c'est impossible. La révolution d'un pays qui a vaincu doit se considérer non comme une entité se suffisant à elle-même, mais comme un moyen pour hâter la victoire du prolétariat dans les autres pays.,. Voilà posée la question qui, en 1924, était, chez les léninistes, incontestée. C'est seulement aujourd'hui, et non sans suce~, qu'on embrouille cette question à tel point que l'on cesse de voir comment la poser de façon juste, léniniste. Biblioteca Gino Bianco 73 La position de Kamenev était semblable à celle de Zinoviev : Boukharine prétend que la tâche essentielle du Parti est de liquider le communisme de guerre, mais les méthodes de celui-ci sont-elles le principal danger ? Le danger n'est pas là. Il est de sous-estimer les côtés négatifs de la nep. S'il est, en 1925, une tendance plus ou moins cristallisée qui déforme la véritable ligne du Parti, c'est celle qui enjolive les côtés négatifs de la nep. (... ) Le danger, c'est la croissance des rapports capitalistes à la campagne, des nepmans dans les villes ; c'est le glissement que l'on constate dans notre appareil de formation idéologique, à la Pravda, à l'école des élèves-propagandistes boukhariniens qui, ne trouvant pas de résistance sérieuse de la part du Comité central, bénéficiant au contraire de la protection d'un certain groupe du Comité central, en prennent à leur aise et se livrent à une agitation pernicieuse, à une révision néfaste du léninisme. (...) A la 14e Conférence, nous sommes allés jusqu'à admettre le fermage et le salariat dans l'agriculture, mais celui qui croit que ce sont là des concessions au paysan moyen, n'a rien de commun ni avec le léninisme ni avec le marxisme. Il faut condamner la nouvelle théorie qui oublie que développer la nep, c'est permettre aux éléments capitalistes, koulaks et nepmans, de s'accroître. Zinoviev et Kamenev ne furent pas seuls à faire la critique de la droite. A Léningrad, où il régnait comme président du Soviet et grand maître de la Léningradskaia Pravda, Zinoviev avait derrière lui tous les dirigeants locaux. * .,,. " LE TRAVAIL de sape contre la droite n'était pas seulement le fait de ses adversaires en U.R.S.S. Les éloges des émigrés appartenant au smiénoviékhostvo (littéralement : changement de jalons, d'orientation) étaient fort compromettants. Ceux qui émanaient du professeur Oustrialov impressionnaient d'autant plus que, pour lui, la révolution d'Octobre avait été un événement historique inéluctable : « Lénine est nôtre, Lénine est le véritable fils de la Russie, son héros national, côte à côte avec Dimitri Donskoï, Pierre le Grand, Pouchkine, Tolstoï. » Dans Sous l'étendard de la révolution (Kharbine 1925), Oustrialov soulignait que la révolution russe, en parcourant tout le cycle des transformations qui lui étaient assignées, avait atteint un degré d'évolution où apparaissait sa finalité historique objective : sous le couvert de l'idéologie communiste, une nouvelle Russie bourgeoise démocratique était en train de prendre corps autour « d'un moujik sûr de lui». A la différence de Milioukov, écrivait Oustrialov, nous n'aspirons pas au pouvoir: « Nous voulons que le paysan russe obtienne tout ce qui lui revient du présent pouvoir révolutionnaire. » Et d'approuver chaleureusement les mesures agraires de la droite, dans lesquelles il voyait « une nouvelle vague de bon sens poussée par le souffle des campagnes infinies ». Dès l'application de la nep, Oustrialov estima que le
74 régime communiste devait inévitablement dégénérer en régime bourgeois. Lénine d'ailleurs, en avril 1922, au XIe Congrès du Parti, ne déclarait-il pas : Des choses comme celles dont parle Oustrialov sont possibles, disons-le franchement. L'histoire connaît l'évolution sous toutes sortes de forme. L'ennemi énonce une vérité de classe en parlant du danger qui est devant nous. C'est pourquoi il faut accorder la plus grande attention à cette question : qui l'emportera effectivement ? En 1925, rappelant les paroles d' « Ilitch », les adversaires de la droite soutenaient que, par son révisionnisme, la fraction dirigeante avait mis le pays dans une situation où les rêves d'Oustrialov commençaient à se réaliser. Plus encore que les écrits du smiénoviékhostvo, les articles du Messagersocialiste, lus non seulement par les membres du Politburo, du Comité central et de la Commission de contrôle, mais aussi par de nombreux dirigeants, communistes ou non, produisaient une forte impression. D'autant plus que l'analyse des changements intervenus dans la politique de !'U.R.S.S. émanait cette fois non pas de journalistes bourgeois, comme Oustrialov, mais d'anciens camarades de parti défendant l'orthodoxie marxiste. Par quelques extraits d'articles de Schwarz, Dallin, Dan, et de notes émanant du comité central du parti ouvrier social-démocrate de Russie, on verra comment le Messager socialiste jugeait la situation en U.R.S.S. : Le pouvoir se tourne vers le paysan fort, le koulak. La théorie de la lutte de classe fait place à une autre théorie qui harmonise les intérêts de la grosse exploitation paysanne et ceux des paysans pauvres. L'administration rurale tombe de plus en plus sous l'influence des éléments koulaks. En s'orientant sur le koulak, on accélère indubitablement ce processus. L'affermissement, sous le couvert de la dictature communiste, des éléments économiquement forts des campagnes (...) oblige de plus en plus cette dictature à s'adapter à leurs besoins. ... La renaissance de l'économie capitaliste était à prévoir dès l'instant où l'on répudia le communisme de guerre. Sous les noms d'emprunt de bons cultivateurs, de techniciens, de commerçants rouges, la bourgeoisie d'aujourd'hui est déclarée partie intégrante et utile de la république communiste. ... Le communisme de guerre n'a pas été une période de transition du capitalisme au communisme, mais de l'ancienne économie basée sur le capitalisme et la grande propriété foncière à une nouvelle économie fondée sur l'entreprise paysanne capitaliste. ... La révolution communiste n'a été qu'une longue route, douloureuse et sanglante, menant à la libération des rapports économiques et capitalistes en Russie. La grande expérience de Lénine a subi un échec décisif. ... Sous l'égide de la dictature du prolétariat, les éléments bourgeois se reforment. L'industrie soviétique nationalisée est soumise à la force aveugle de l'entreprise paysanne. Il n'y a pas en elle le moindre Biblioteca Gino Bianco LE CONTRAT SOCIAL germe d'économie pianifiée. L'entreprise privée qui s'est emparée de la quasi-totalité du commerce de gros et de détail affermit de plus en plus sa position. Les fermes capitalistes, le fermage, l'emploi de la maind'œuvre salariée, l'usure et les contrats léonins se multiplient. La cristallisation politique des éléments bourgeois, leur sentiment de classe ainsi que l'antagonisme entre eux et le prolétariat se développent. Notre parti estime que la tâche essentielle d'un parti prolétarien est d'organiser la résistance contre la bourgeoisie renaissante. Le parti au pouvoir prend la route inverse: il mise sur l'économie capitaliste dans les campagnes ; il admet la journée de travail illimitée et des conditions de travail anormales pour les ouvriers agricoles ; il allège la fardeau fiscal du capital privé et lui accorde des avantages ; il tolère, dans une certaine mesure, que le koulak lutte pour s'emparer des soviets. Non seulement il n'attise pas la lutte de classe chez les paysans, mais il préconise la paix sociale entre le koulak et le paysan, entre le maître et le journalier 2 • Les articles que nous venons de citer étaient contraires à la réalité et néfastes du point vue " politique. Ils étaient pratiquement et de manière inconsciente dirigés contre l'abandon du communisme de guerre, contre le « second coup de frein », alors que c'était précisément cet abandon qui, en 1925, avait ouvert la période la plus heureuse pour les populations de !'U.R.S.S. Les conclusions politiques n'étaient certes pas les mêmes que celles de l'opposition trotskistezinoviéviste, mais l'analyse de la situation du pays concordait entièrement : le Messager socialiste ne faisait que dire crûment ce que trotskistes et zinoviévistes exprimaient par euphémisme. De ce point de vue, Boukharine et ses adeptes avaient de bonnes raisons de prétendre que la critique de l'opposition « suivait le chemin du menchévisme ennemi ». * :if. :if. CE TRAVAIL de sape, poursuivi du dehors comme du dedans, amena la droite à revenir sur certaines de ses déclarations antérieures. En octobre 1925, Boukharine dut publiquement répudier le mot d'ordre : « Enrichissez-vous », répanqu sans opposition depuis avril. Il répudia également une phrase jugée « inconvenante » d'un article paru dans le Bolchévik: « Nous aidons le koulak, mais lui aussi nous aide. En fin de compte, le petit-fils du koulak nous remerciera peut-être de nous être comportés de la sorte avec lui. » D'autres concessions furent faites. Le Comité central d'octobre analysa à fond les problèmes du commerce extérieur: « Notre économie, lit-on dans la tésolution, est de plus en plus entraînée dans la circulation mondiale des marchandises et on ne la développera qu'en multipliant ses 2. Inutile de dire que, lorsque commença la collectivisation des campagnes, la position du Messager socialiste changea radicalement.
N. VALBNTINOV liens avec l'économie mondiale. » Quant au XIVe Congrès, il ajoutait dans sa motion : « Dans le domaine des relations internationales, on constate un affermissement et un prolongement du répit qui s'est transformé en période dite de coexistence pacifique de !'U.R.S.S. avec les Etats capitalistes. » La droite ne pensait sûrement pas, en 1925, à la « révolution mondiale ». Ce fut donc une surprise de voir, en décembre, sortir du XIV° Congrès une instruction recommandant de « s'orienter sur le développement et la victoire de la révolution mondiale ». Cette instruction avait pour objet de parer les coups de l'opposition, selon laquelle les _dirigeants, gagn~s. par un « esp!it national étroit » et par le desrr de « construire le socialisme dans un seul pays», vouaient à l'oubli l'idée de révolution mondiale. En automne 1925, Boukharine se rendit compte qu'on ne pouvait s'appuyer exclusivement sur les décisions d'avril. Il fallait s'armer idéologiquement, puis attaquer l'opposition en se défendant contre l'accusation de favoriser le koulak et de « s'écarter de la voie prolétarienne». Cette armure idéologique fut forgée par Boukharine au cours de discussions rappelant les débats des conciles œcuméniques sur les deux natures du Christ, les canons du marxisme étant tour à tour invoqués par les deux parties qui, l'une et l'autre avec prudence, faisaient appel au mensonge conscient. Reprochant à 1~. droite de déformer la_ « réali~é sociale», l'oppos1t1on de gauche voulait savoir si elle admettait le canon sur la différenciation dans les campagnes. La droite répondit par l'affirmative, car un canon est un canon. Mais en quoi consistait-il ? Selon Lénine, en un processus inéluctable différenciant la population rurale en « paysans pauvres, paysans moyens et koulaks ». Les bolchéviks ont toujours considéré les paysans pauvres et les journaliers comme les frères des ouvriers des villes avec lesquels ils forment une seule classe. Lénine tint longtemps comme tout à fait étrangère à eux la petite bourgeoisie et sa représentation extrême, les koulaks, « vampires, buveurs de sang, sangsues, les plus cruels, les plus sauvages des exploiteurs » (voir son article : « En route pour le dernier combat », écrit dans la première moitié de 1918). Pour tenir en échec la bourgeoisie rurale, foncièrement hostile au socialisme, on eut recours aux comités de paysans pauvres. ~ais, Lé~in~ abandonna vite cette tacttque : au heu d assuJetttr de force le paysan moyen au socialisme, il fallait réaliser le socialisme et par là neutraliser le paysan moyen. Lénine alla même plus loin : pour instaurer le socialisme, il fallait, sous la conduite du prolétariat, s'allier avec le paysans moyen et admettre que « le bon cultivateur est le personnage-clé de notre développement économique». Autour de cette formule s'engagea, en 1925, une polémique pleine de fiel et de mensonges. Biblioteca Gino Bianco 75 La droite exigea de l'opposition une réponse nette. Admettait-elle l'ultime recommandation de Lénine: s'allier avec le paysan moyen et miser sur lui ? Craignant de s'inscrire en faux contre le léninisme, l'opposition répondit du bout des lèvres : bien sûr que nous l'admettons! Elle mentait. Sa conviction était faite depuis longtemps : l'opposition (Trotski, Zinoviev, Kamenev, Préobrajenski, Piatakov et d'autres) s'était détournée du moujik, à l'instar de la tendance menchévique, qui rassemblait exclusivement les ouvriers des villes. Partant de ce principe que le moujik aspirait à l'aisance et que, « selon la loi de la différenciation », il était appelé à se transformer en « vampire-koulak », l'opposition voyait dans le paysan moyen une figure inquiétante. De la masse des bons cultivateurs devenus des paysans aisés pouvaient sortir des campagnes qui s'enrichiraient. Relevant la tête et conscientes de leur force, elles s'opposeraient à la ville et, le moment venu, s'efforceraient de renverser le pouvoir prolétarien étranger à elles. L'opposition craignait l'extension de la nep exigée par les paysans, l'application d'une véritable nep. En fin de compte, elle aboutissait à la vieille thèse trotskiste : le prolétariat « entrera fatalement en conflit avec les grandes masses paysannes qui lui. OJ:?p-te~mi~ de prendre !e P<;>Uvoir. Les contradicttons inherentes à la situation d'un gouvernement ouvrier dans un pays arriéré à écrasante majorité rurale ne peuvent trouver leur solution qu'à l'échelle internationale et dans la révolution mondiale du prolétariat. » Ce qui revenait à nier qu'il était possible de réaliser le socialisme dans un seul pays sans l'aide de la révolution mondiale et autorisait la droite à reprocher à l'opposition d'être sceptique quant à l'instauration du socialisme en Russie. Rendant coup pour coup, l'opposition voulut à son tour obtenir de la droite une réponse claire : reconnaissait-elle l'existence d'une couche sociale koulak, dangereuse pour le régime, s'efforçant d'assujettir la masse des paysans moyens ? N'osant nier la « différenciation » et la catégorie sociale de koulaks, « vampires, buveurs de sang, exploiteurs les plus cruels» qu'elle engendrait, la droite répondit : les koulaks existent, c'est indubitable. Mais cette réponse recelait un grand mensonge : en 1925, il n'y avait plus de « vampires et buveurs de sang » au village. Huit années d'administration, d'abord par les sinistres comités de paysans pauvres, puis par les cellules des comités de village et de canton, avaient anéanti les anciens koulaks et empêché que d'autres ne se forment. Lorsque Kalinine, dans les Izvestia du 22 mars 1925, déclara que le koulak était « l'ogre, le spectre de l'ancien monde ; ce n'est pas une couche sociale, voire un groupe ni même un groupuscule, ce sont des unités en voie d'extinction», personne ne fit d'objection, car c'était la vérité. Mais quand, dix-huit mois plus tard, un certain Bagouchevski répéta, à quelque chose près, les mêmes paroles,
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